« Que ma mort apporte l’espoir », poésie de Gaza

Publié le par FSC

Orient XXI du 18 octobre 2024
Nada Yafi
A été interprète officielle pour la langue arabe, diplomate, directrice du centre de langue et de civilisation arabes à l’Institut du monde arabe (IMA). Elle publie en janvier 2023 « Plaidoyer pour la langue arabe » dans la collection Orient XXI chez Libertalia.

 

« Que ma mort apporte l’espoir », poèmes de Gaza
Collection Orient XXI aux éditions Libertalia.
Sélection, traduction et préface de Nada Yafi.
Postface de Karim Kattan.
200 pages.
10 euros.

 

Le recueil, publié aux éditions Libertalia dans la collection Orient XXI, présente une cinquantaine de poèmes dont les auteurs et autrices viennent toutes et tous de Gaza. Écrits pour la grande majorité en arabe, ils ont été traduits par l’ancienne diplomate et interprète Nada Yafi, qui signe également la préface de l’ouvrage. L’écrivain palestinien Karim Kattan a également offert une postface au livre.

Octobre 1996. Voilà plus d’un quart de siècle. Le président Chirac, en visite dans les territoires palestiniens dans le cadre de sa tournée moyen-orientale, s’était arrêté dans la ville de Gaza. Je me souviens encore de ce moment où il suivait attentivement les gestes du président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, balayant une grande carte dépliée devant eux. Celle d’un projet de port qui devait ouvrir de nouveau Gaza sur le monde, renouant avec son passé prestigieux de carrefour commercial des temps anciens. Projet qui ne devait jamais voir le jour. Faute d’accord israélien. Nous étions pourtant dans la foulée des accords d’Oslo, qui avaient ouvert des perspectives de relative autonomie palestinienne, avec l’espoir d’un État palestinien à l’horizon. Du moins, c’est ce que les rêveurs avaient voulu croire. Le blocus était déjà là, de facto, toutes les frontières étant sous contrôle israélien. Je ne me rappelle plus les détails de la carte… mais l’espoir qui rayonnait sur tous les visages autour de nous, cela, je ne puis l’oublier. C’est cet espoir insensé, indestructible, que j’ai retrouvé tout récemment à la lecture de quelques poèmes de Gaza, sur fond d’actualité tragique. Le dernier poème de Refaat Alareer, jeune poète tué dès le début des bombardements israéliens, à l’automne 2023, m’avait frappée par sa chute : « Que ma mort apporte l’espoir ».

Aussi, lorsque qu’Alain Gresh m’a demandé fin 2023 de participer à un projet de publication de poèmes gazaouis, dans la collection Orient XXI des éditions Libertalia, je n’ai pas hésité un instant, malgré le défi que représente la traduction poétique, bien plus difficile à mon sens que la traduction diplomatique que j’ai longtemps pratiquée. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de traduire le « sens », aussi implicite soit-il, mais de faire appel à la sensibilité du lecteur pour partager avec lui une émotion, à travers une autre langue, qui a sa magie propre, sa musique inimitable.

Martyre et témoignage


Si j’ai accepté ce défi, c’est parce que la poésie permet « d’humaniser l’histoire », selon les termes du grand poète palestinien Mahmoud Darwich. En prenant le contre-pied des tentatives de déshumaniser toute une population, la poésie permet d’entrer dans l’intimité de Gaza, de se frayer un chemin à travers des consciences individuelles pour en révéler la part d’universalité.

Dans la langue arabe, le même mot chahada signifie à la fois martyre et témoignage. Face à une offensive qui s’en prend aux forces de l’esprit autant qu’aux moyens de subsistance, en visant tant les habitations, les hôpitaux, les services sociaux que les lieux de culte et de culture, écoles, universités, théâtres, archives et musées, en ciblant pareillement, parmi les civils, médecins, intellectuels et journalistes, face à une telle guerre totale, la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie. La poésie est alors un message qui transcende la mort.

La question du choix exclusif de Gaza et non pas de tous les territoires palestiniens occupés pourrait se poser, au regard des nombreux talents qui existent ailleurs en Cisjordanie et à Jérusalem. Il est cependant justifié par le fait que ces poétesses et poètes de Gaza, souvent très jeunes, à l’image de toute la population du territoire, ont des accents singuliers.

« Je sais que les maîtres des mots, déclarait encore le chantre de la révolution palestinienne, Mahmoud Darwich, n’ont nul besoin de rhétorique devant l’éloquence du sang ». Gaza est aujourd’hui emblématique de toute la Palestine. Le recueil s’ouvre d’ailleurs, en guise d’épigraphe, sur un poème en exergue du grand poète disparu, en hommage à Mohammad Al-Durra, cet enfant de Gaza froidement abattu par un sniper Israélien, alors qu’il se blottissait contre son père, lequel tentait désespérément de le protéger, comme l’attestent les photos restées célèbres.

C’était en 2000. La victime est devenue depuis une icône de l’enfance délibérément ciblée. En dix mois de guerre, comme le rappelait le 16 août 2024 Francesca Albanese, rapporteure spéciale de l’ONU pour la Palestine, près de 16 000 enfants auront été fauchés.

Expression privilégiée de la culture arabe


La question du choix des poèmes interroge aussi, cette anthologie n’étant évidemment pas exhaustive. Qu’ils se veuillent surréalistes, symbolistes, post-modernes ou simplement naïfs, avec leurs métaphores tantôt limpides tantôt ésotériques, ces poèmes en prose ont en commun leur recours à une certaine pudeur, voire parfois à l’humour. Ils transfigurent la réalité, permettant de se distancier d’images insoutenables. Si la mort y est omniprésente, pour des raisons évidentes, cette poésie gazaouie parle aussi d’amour, de désir, de mysticisme ou de rébellion iconoclaste. Elle nous donne à voir une diversité de profils qui interdit toute essentialisation des Gazaouis comme étant des va-t’en-guerre. On y perçoit une remarquable absence de haine, de même qu’un rejet du cercle vicieux de la violence.

Le recueil comprend deux séries de poèmes : viennent d’abord les textes les plus récents, consécutifs à l’offensive israélienne lancée en représailles à la violente attaque du 7 octobre. Écrits sous les bombardements, ils ont tous été recueillis sur internet. Leur style est le plus souvent direct, dépouillé, quasi journalistique, dicté par l’urgence d’une situation chaotique. Ils semblent se tarir fin 2023. À l’heure où j’écris ces mots, je n’ai pas réussi à trouver de texte véritablement poétique datant du début de l’année 2024. Un silence certainement dû aux difficultés croissantes de communication, mais sans doute aussi au fait que les besoins primordiaux de simple survie prennent désormais le pas sur tout le reste… Même les poètes gazaouis en exil semblent ces derniers mois comme frappés de mutisme face à l’horreur. Il nous a été difficile dans ce contexte d’avoir des éléments biographiques suffisants sur les auteurs et autrices de ces poèmes, et à part les deux poètes dont la mort a été annoncée au tout début de la guerre, nous ignorons souvent leur âge exact, ni même s’ils sont toujours vivants.

Viennent ensuite les poèmes « d’avant le 7 octobre », qui montrent que la guerre impitoyable livrée par Israël à la bande de Gaza et aux Palestiniens remonte bien plus loin que l’actualité immédiate. La plupart des poèmes de ce recueil ont été écrits avant l’offensive « Glaive de fer », et pourtant ils semblent dater d’aujourd’hui. Ils nous rappellent que l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023, que la bande de Gaza sous blocus subit depuis 2007 une guerre intermittente sans merci, et que la majorité de ses habitants sont eux-mêmes des réfugiés de la Nakba de 1948. L’offensive n’a en réalité jamais vraiment cessé, revendiquée par Israël sous l’expression cynique de « tondre le gazon », y compris lorsque la résistance palestinienne est pacifique, comme pour la première intifada de 1987, ou les marches du retour de 2018 - 2019. Ces poèmes « d’avant » offrent un style parfois plus travaillé, même si la langue reste simple, délibérément minimaliste, à l’image du dénuement de la population. Certains textes questionnent la fonction même de la langue, ainsi que la notion d’identité, de responsabilité ou de fatalité. Ces textes témoignent enfin de la résilience de la poésie, forme privilégiée de la culture arabe, et confirment que la vie finit toujours par l’emporter sur la mort : « Car nous aimons la vie, écrivait le poète le plus emblématique de la Palestine, pour peu que nous en ayons les moyens ». Ces poèmes de 2021, 2014, 2012, 2008, 2000, ont à leur tour été recueillis sur internet, aussi bien que dans une anthologie récente intitulée Gaza terre de poésie, publiée en arabe en 2022 par Mohammed Teyssir, lui-même poète et critique littéraire. Cette dernière source, toutefois, ne donne elle-même que des informations parcellaires sur les autrices et auteurs, ce qui rend malaisé de présenter des fiches biographiques complètes.

En incluant l’original des poèmes (écrits en arabe et quelques fois en anglais) en même temps que leur traduction française, le recueil donne au lecteur la possibilité d’apprécier la résonance du verbe d’une culture à l’autre. La meilleure approche reste bien évidemment celle d’ouvrir le recueil au hasard, pour se laisser porter par ces voix à la fois proches et lointaines.

Il était important pour Orient XXI et Libertalia de porter en France le message de cette jeunesse, étonnante de vitalité, en dépit de tout ce qu’elle endure.

Il nous faut reprendre ici le message que Mahmoud Darwich adressait à la délégation du parlement international des écrivains, en visite à Ramallah en 2002 : « Merci de nous aider à porter le fardeau de cet espoir. »

 

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À travers les yeux de trois enfants


Fidaa Ziyad est poétesse de Gaza. Ce poème a été écrit sous le bombardement le 24 octobre 2023, publié le 25 novembre, revu le 5 décembre. Diffusé sur Facebook dans la série de vidéoclips intitulée « This is Gaza, litterary texts », lu par Fidaa Allawzi.

Je vis ce génocide à travers l’imaginaire de trois enfants
Le premier se cachait sous les draps
En disant je voudrais être un fantôme
Pour que les avions ne me voient pas
Le deuxième disait, du fracas des navires de guerre
C’est la voix de la pieuvre dans la mer
Et le troisième, une petite fille : Je voudrais être une tortue
Pour cacher tout le monde
Sous ma carapace

Ô toi la main de l’imaginaire
Berce le sommeil de ces petits
Préserve pour eux tous ces rêves
Ô toi la main de l’imaginaire
Ne va pas plus loin que l’horreur du réel

« Aujourd’hui c’est hier »
Ce poème a été écrit le 12 octobre 2024, sous les bombardements, Bissane Abdel Rahim. Diffusé sur Facebook dans la série de vidéoclips intitulée « This is Gaza, literary texts » et déclamé en arabe par Fadwa Abed.

Aujourd’hui c’est hier
Hier est le prolongement d’une ancienne douleur
Je ne veux pas être écrivaine
Je n’ai pas de rêves pour demain
Seule ma foi me soutient
Nous sommes le 12 octobre 2023
Il est une heure de l’après-midi
Comment le jour est-il devenu si terrifiant
Ô Dieu nous redoutions la nuit noire
Mais voilà qu’aujourd’hui il n’y a plus de jour, il n’y a plus de nuit
Ô Dieu même le temps ils nous l’ont pris.

« Tends-leur l’autre joue »
Yahya Achour est né en 1998 à Gaza où il a vécu jusqu’en septembre 2023, et qu’il n’a pu regagner après un voyage aux États-Unis. Écrivain, boursier de l’université américaine d’Iowa en 2022, auteur du livre pour enfants C’est pour cette raison que Ryan a cette démarche (2021) qui a obtenu un prix panarabe, et du livre de poésie jeune public Tu es une fenêtre, ils sont des nuages (2018). Publie de nombreux textes sur internet. Ce poème a été publié le 7 novembre 2023. Sa dernière publication en anglais, au printemps 2024, s’intitule « A Gaza of siege and genocide » (Une Gaza de blocus et de génocide).

Ce monde blanc
Qui ne croit plus au Christ
T’adjure, Gaza, avec ses mots à lui
De tendre l’autre joue
Ils ne sont guère affligés par l’histoire ni la géographie
Tends-leur donc l’autre joue, Gaza
Donne-leur la mer
Cette fois-ci, à ta manière
Le monde te prie maintenant
Au moment où tu subis
Ce qu’aucune ville au monde n’a subi
De baiser la main de ceux qui ont tué tes petits
Mais rien ne pourra, Gaza, rassembler les restes humains
Pour faire des corps entiers
Aucune paix ne compensera une seule de tes funérailles
De ces funérailles qui n’ont pu trouver leurs dépouilles
Les martyrs n’ont-ils pas réussi leur ascension au ciel ?
Ou bien ce luxe n’était-il pas donné à tous ?
Les lambeaux peuvent-ils voler si haut ?
Peut-être les martyrs n’ont concédé leur mort
Qu’après avoir compris que c’était le seul moyen
De rester, pour l’éternité, dans l’étreinte de leur terre ?
Pas un législateur, pas un dirigeant, d’Orient ni d’Occident
Qui ait pu essuyer ton front, Gaza, de toute cette mort
Pas un législateur, pas un dirigeant
Pour au moins te présenter ses condoléances
Sans doute les avions empêchent-ils leur ingérence
Tout va bien, Gaza,
Il paraît que la mort est une grâce que nous envient les immortels
L’Égypte t’a finalement envoyé des chevaux de Troie
Non pas un mais plusieurs
Réjouis-toi
Ces chevaux — à Dieu ne plaise —
Ne sont pas remplis de renforts
Mais seulement de nourriture
Afin que tu puisses mourir, Gaza
Sans avoir faim
Ces chevaux sont remplis de linceuls indignes du voisinage des pharaons
Ils ne contiennent pas un seul exemplaire du Livre des morts
Ni une goutte de carburant pour nous éclairer
Nous permettre de distinguer
Notre survie de notre mort
Alléluia, Gaza
Nous ne sommes plus assassinés au moment où le monde dort
Le monde est tout à fait éveillé : il chante, il danse
Certains lisent nos nouvelles, celles qu’ils peuvent supporter
Certains autres, moins nombreux, manifestent, quand ils en ont le temps
Et notre monde arabe, sur des charbons ardents
Attend que les Mille et Une nuits se terminent
Que tu puisses t’en sortir seule, Gaza
En « contant » les milliers de victimes…

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