TOULOUSE, STRASBOURG : malgré une campagne mensongère et injustifiée, malgré la répression, la mobilisation étudiante pour la Palestine reprend
Une manifestation en soutien au peuple palestinien, à Strasbourg, le 11 mai 2024. © Photo Abdesslam Mirdass / Hans Lucas via AFP |
Dans des écoles et universités françaises, les étudiants ne désarment pas. En face, la répression et le dénigrement prospèrent, alimentés par des revendications parfois contestées. Reportage sur les campus de Toulouse et de Strasbourg.
Toulouse (Haute-Garonne), Strasbourg (Bas-Rhin).– Parfois bien seul·es, parfois imbriqué·es dans une mobilisation locale soutenue, les étudiant·es de plusieurs campus de France poursuivent vaille que vaille leur mobilisation en soutien au peuple palestinien, alors que reprend l’année universitaire.
Dans un contexte de moins en moins favorable – la répression policière n’a pas faibli et nombre de présidences d’université freinent des quatre fers, avec la bénédiction de Patrick Hetzel, actuel ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche.
À Toulouse, cinq mois après un printemps compliqué, la reprise de la mobilisation se fait discrètement. À Sciences Po, une assemblée générale s’est tenue le 8 octobre, réunissant une soixantaine d’étudiant·es. À l’Institut national des sciences appliquées (Insa), l’autre campus universitaire le plus mobilisé de la ville, environ 40 élèves de l’école d’ingénieur·es se sont également retrouvé·es le lendemain. « C’est moins qu’au printemps où nous étions près de 150 », regrette Félix, étudiant à l’Insa, qui voit dans cette baisse des effectifs un « effet possible de la répression ».
De fait, localement, cette répression ne faiblit pas. Début septembre, le monde universitaire toulousain a été secoué par la suspension pour quatre mois d’un enseignant de la Toulouse School of Economics (TSE). Le 3 septembre, Benoît Huou s’est ému devant ses élèves en mathématiques du sort réservé aux civils de la bande de Gaza par l’armée israélienne. Aucun terme antisémite ni même ambigu n’a été prononcé au cours de cette intervention (que nous avons pu écouter) diffusée sur le réseau social X par le compte pro-israélien Sword of Salomon.
Mais l’enseignant a aussitôt été désavoué par le directeur de l’école, Christian Grolier, dénonçant des propos « contrevenant à l’obligation de réserve en vigueur dans le service public ». Sylvie Retailleau, alors encore ministre démissionnaire de l’enseignement supérieur, a jugé l’intervention de l’enseignant « inadmissible ». Quant au maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, il lui a carrément reproché, lui aussi sur X, « d’importer davantage le conflit » et de « mettre une cible sur les étudiants juifs dans l’enseignement supérieur ».
Le cynisme des pays occidentaux
La salve illustre à quel point, à Toulouse comme ailleurs, six mois après le mouvement à Sciences Po-Paris puis dans d’autres instituts d’études politiques (IEP), la mobilisation étudiante propalestinienne reste surveillée de très près et avec beaucoup d’inquiétude par les autorités.
« Lors de notre AG du 8 octobre, on s’est rendu compte qu’on était filmés et plusieurs agents de sécurité ont laissé traîner leurs oreilles », raconte Louise Kourdane, étudiante en master qui coprésidait jusqu’à il y a quelques mois Révolte décoloniale, association antiraciste de Sciences Po-Toulouse.
Au printemps, elle a même été convoquée à ce titre dans le bureau de la direction en amont de la programmation du film Le Char et l’Olivier. Une autre histoire de la Palestine. « Il n’a vraiment rien de subversif mais ils voulaient s’assurer qu’il n’y aurait pas de trouble, pas de personnes venues de l’extérieur, etc. », se remémore-t-elle. Anticipant les crispations, les étudiant·es de Sciences Po, mobilisé·es notamment autour de Révolte décoloniale et du syndicat (classé à gauche) Le Souffle, ont appelé à un rassemblement devant (et non pas dans) l’IEP jeudi 17 octobre.
« Nos deux revendications principales sont l’arrêt du partenariat avec l’université Ben-Gourion de Tel-Aviv et une dénonciation claire des crimes de guerre, du génocide et de l’offensive au Liban », résume Louise, qui dit toujours attendre que « la direction de Sciences Po envoie un mail aux étudiants pour dénoncer l’action de Tsahal comme ils l’ont fait pour l’Ukraine ».
Même tonalité du côté de l’Insa. « Nos trois mots d’ordre persistent, résume Félix. Fin des partenariats avec les entreprises et universités qui participent à l’occupation, notamment Thales, qui aide Israël à construire des drones, et Cisco, qui stocke des bases de données dans les colonies ; liberté d’expression et de soutien à la Palestine sur notre campus ; et fin de la répression du mouvement de solidarité avec la Palestine. »
Paradoxalement, c’est cette répression qui a poussé Justine*, 23 ans, étudiante à Sciences Po-Toulouse, qui ne se définit pas comme une « militante active », à se mobiliser au printemps dernier et à continuer de le faire, avec prudence. « Je suis sensible à la question palestinienne mais plutôt rétive à l’action politique, explique-t-elle. Mais lorsque j’ai vu la façon dont les étudiants de Sciences Po-Paris étaient traités, j’ai été écœurée. Et je me suis dit que s’ils réagissaient comme ça, alors il y avait un vrai enjeu. »
Mais tous les étudiants et étudiantes ne font pas preuve de la même résilience. Historiquement jamais en retard sur les mobilisations sociales et les manifestations de solidarité internationale, l’université Jean-Jaurès (ex-Mirail) reste en retrait dans les mobilisations, depuis le début des massacres à Gaza.
« Je l’explique en trois mots, lâche un enseignant vacataire, qui souhaite rester anonyme. Sidération devant la toute-puissance d’Israël et le cynisme des pays occidentaux qui préfèrent tuer toute idée de droit international plutôt que lâcher Israël, répression symbolique et judiciaire qui rôde dans toutes les facs et dépression. » Il s’explique : « À quoi bon manifester, pétitionner, crier… Qu’est-ce que ça change ? »
Divisions et gêne à Strasbourg
À Strasbourg, depuis un an, plusieurs évacuations d’étudiants qui bloquaient des bâtiments de la faculté par les forces de l’ordre ont eu lieu, et notamment celle du campement installé par une trentaine d’entre eux devant le Patio (le bâtiment qui accueille les sciences humaines) en juin dernier. Une action organisée par le Comité Palestine Unistras qui s’inscrivait dans un mouvement mondial des étudiant·es contre la guerre à Gaza, et qui visait à exiger le désinvestissement des universités dans des partenariats israéliens.
Mais depuis peu, c’est le choix des mots qui fâche : le 7 octobre 2024, ils étaient une trentaine à se retrouver aux aurores devant les locaux du Patio, sur le campus de l’université de Strasbourg. À l’aide de poubelles et de barrières de chantier, les membres d’Unistras ont organisé un nouveau blocage du bâtiment où environ 16 000 étudiant·es de sciences sociales étaient censé·es avoir cours.
Patrick Hetzel joue les gros bras
Le 4 octobre 2024, une circulaire a été envoyée à tous les président·es d’université et aux directeurs et directrices d’établissement d’enseignement supérieur, afin d’éviter – justement – « les risques éventuels pour la sécurité » et de « préserver les libertés académiques » en vue de potentiels manifestations étudiantes en lien avec le conflit israélo-palestinien, trois jours avant la date anniversaire du 7-Octobre.
Une façon, pour le nouveau ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, de rappeler à ses troupes « leur responsabilité ». La circulaire martèle ainsi que non seulement les président·es d’université doivent veiller au maintien de l’ordre public, mais également au respect du principe de laïcité et d’indépendance « de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique » du service public de l’enseignement supérieur.
Pour Camille, membre du syndicat de l’Alternative étudiante de Strasbourg, « avec cette directive, le gouvernement demande aux présidents d’université de dépolitiser les campus, mais historiquement les campus étudiants ont toujours été des lieux de révolte sociale, et donc des lieux politisés ». L’ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité a lui aussi pointé le hiatus : « Le Conseil d’État a déjà rappelé que les usagers de l’enseignement supérieur disposent de la “liberté d’expression à l’égard des problèmes politiques” », a expliqué sur X Nicolas Cadène (candidat La France insoumise aux dernières législatives).
« Ateliers pancartes, barbecue, rassemblement », le programme de l’action, annoncée en amont sur le compte Instagram de l’organisation, semblait presque bon enfant. Sur les murs du Patio, sur les vitres, sur les portes : des inscriptions diverses. Dont celle-ci, mot d’ordre du rassemblement des étudiant·es strasbourgeois·es pro-Palestine, en ce 7 octobre 2024 : « Un an de génocide, un an de résistance ».
On peut voir, toujours sur leur compte Instagram, une jeune femme prendre la parole, keffieh noir et blanc enroulé autour de sa tête, mégaphone à la main : « Si on se mobilise aujourd’hui, c’est parce que cette date-là est importante dans le mouvement de libération de la Palestine, elle a été marquée par une offensive de la résistance palestinienne contre les forces d’occupation israéliennes. » Pour cette poignée d’étudiant·es qui a donc décidé de faire une action, un après le massacre de 1 200 personnes dans l’attaque du Hamas et la prise en otages de 251 Israélien·nes, il s’agissait d’affirmer que l’attaque du 7 octobre 2023 était en réalité « un acte de résistance ».
Yasmina* est membre du Comité Palestine Unistras. Assise à une petite table d’un café où se retrouvent les étudiant·es près du campus, elle revient sur l’importance de cette action : « Nous, on voulait mettre l’accent sur la résistance armée. C’est quelque chose qui est reconnu dans le droit international, assure la jeune femme. On dit juste que le 7-Octobre, ce n’était pas le commencement du conflit, mais c’était le produit d’une violence beaucoup plus grave, et que ce n’est pas venu du jour au lendemain. »
La jeune femme fait ensuite défiler sur son smartphone plusieurs photos et vidéos de l’action, dont un film dans lequel on voit deux membres du comité en haut d’un bâtiment de la faculté déployer un drapeau de la Palestine, long d’une vingtaine de mètres. L’image est impressionnante. Yasmina sourit. Elle est fière, portée par ce collectif dont elle est membre depuis quasiment le début, en novembre 2023. Un collectif qui continue d’organiser des actions, de se mobiliser et même de se réunir tous les mercredis.
Mais devant le Patio, les propos prononcés lors de cette action ont choqué. « Plusieurs appels et mails d’étudiants au standard » ont été recensés ce jour-là, « car c’était une absence de respect vis-à-vis des victimes israéliennes », affirme Armelle Tanvez, directrice de la communication de l’Unistra. Même du côté d’autres organisations étudiantes – d’ordinaire plutôt solidaires des actions du comité –, la gêne est palpable. Camille est membre du syndicat Alternative étudiante Strasbourg (AES). Mais elle tient à « clarifier les choses » dès le début de l’entretien : « L’AES n’a pas participé à cette action du 7 octobre. »
Interrogée sur les propos tenus lors de l’action du comité devant le Patio, l’étudiante en médecine de 21 ans pèse chacun de ses mots, et prend le temps avant de répondre. « Je comprends que cette action ait pu choquer certaines personnes, qui ont pu le vivre comme de la provocation. Et évidemment, la mort de civils, c’est affreux, je n’ai pas besoin de le dire. » Camille glisse ensuite que l’action organisée par le comité a suscité un débat parmi les membres de l’AES lors de leur réunion mensuelle : « On s’est dit qu’il fallait qu’on discute avec eux de la façon dont a été décidée l’action, comment les mots d’ordre ont été choisis par exemple. »
Le malaise a également touché les étudiants juifs de Strasbourg, comme Léo, étudiant en quatrième année de médecine dans cette ville. Il est également le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), pour la section locale alsacienne. Interrogé sur l’action du 7 octobre 2024 par le Comité Palestine Unistras, Léo répond d’une voix lasse : « Le comité savait que nous, étudiants juifs, on souhaitait faire un deuil. C’était irrespectueux de leur part d’organiser leur action ce jour-là. »
Le jeune homme est inquiet de la situation actuelle sur le campus et raconte comment les étudiants juifs de Strasbourg se sentent pointés du doigt au quotidien. « On ressent une grande colère, qui est mal placée, et dirigée contre nous. Être étudiant juif ne signifie pas être pour ou contre la politique de Nétanyahou, ni pour ou contre la guerre à Gaza. Ça signifie juste qu’on est étudiants, et accessoirement, on est juifs. »
L’annulation du festival de films israéliens Shalom Europa, organisé depuis seize ans par le cinéma Art et essai Star, à la suite d’une importante campagne de boycott en septembre, portée notamment par le Comité Palestine Unistras, a également laissé des marques au sein de la communauté juive.
« Personne n’a le monopole de la souffrance, et la radicalité de nos propos est nécessaire », répond Yasmina. Toutefois, la jeune étudiante assure que le Comité Palestine Unistras « condamne toute forme d’antisémitisme et de racisme » : « On dissocie très bien l’idéologie sioniste de la religion juive, et je trouve ça triste et déplorable que ces étudiants se sentent si mal à cause de nous. » Elle les invite d’ailleurs à venir aux réunions du comité, et affirme : « Nous pouvons échanger et avoir un débat sensé, clair et historique. »
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* Le nom a été anonymisé.