« Vous n’avez aucune idée de l’horreur réelle » : sous les bombes, les artistes libanais racontent leur désespoir

Publié le par FSC

Marie-José Sirach, Samuel Gleyze-Esteban et Clément Garcia
L'Humanité du 27 octobre 2024

 

Cette œuvre a été réalisé par le plasticien franco-libanais Rida Abdallah.

 

Alors que l'armée israélienne continue de pilonner le pays du Cèdre, l’Humanité ouvre grand ses colonnes à des artistes libanais : la dramaturge Hala Moughanie, l'écrivain Charif Majdalani, la musicienne Mayssa Jallad et la comédienne Hanane Hajj Ali. Quatre artistes qui refusent de se taire devant le massacre de leur peuple et le silence de l'Occident.

Hala Moughanie, dramaturge : « Vous n’avez aucune idée de l’horreur réelle »
Hala Moughanie a obtenu le prix Théâtre RFI 2015 pour Tais-toi et creuse. Son dernier roman, Il faut revenir, est paru aux éditions Project’îles, en septembre 2023.

« On vit avec la conscience d’être encerclé et de faire face à un monstre qui a planifié notre annihilation. Et ça écrase toutes les autres émotions. Oui, j’ai la rage, je suis en colère.
J’ai grandi en France, j’y ai fait mes études et je me retrouve dans une situation où ce que je vis n’est pas compatible avec ce que j’ai appris, avec ces grands principes de droit, de liberté, d’humanité. Non pas que la France a le monopole de ces principes, mais elle s’est présentée comme leur gardienne.


Je regarde tant les médias arabophones, anglophones que francophones et en Occident. Le traitement réservé à ce qui se passe en Palestine et au Liban est d’une indignité qui confine à la folie. Vous n’avez aucune idée de l’horreur réelle, vous débattez dans le vent ; les propos qui tiennent le devant de la scène sont absurdes et déconnectés de l’humain !
Et nous, nous avons l’impression que nous devons prouver que nous avons le droit de rester en vie, qu’il faut expliquer que nos villes n’ont pas à être pulvérisées, que nos sites archéologiques millénaires, qui disent d’ailleurs l’histoire de l’Europe aussi, ne doivent pas être détruits. Oui, il y a de quoi devenir fou !


Je n’écris pas. Je ne peux pas écrire. Je ne ressens pas cette injonction à écrire. J’ai besoin de connaître la fin de l’histoire et de respecter, d’honorer les émotions et les sentiments qui me traversent, qui nous traversent tous. Cet endroit de liberté que représente l’écriture, je refuse qu’il obéisse à une logique productiviste de la culture.
On nous demande souvent, que l’on soit écrivain palestinien ou libanais, ou africain d’agir, de réagir vite. Certains le font, c’est leur manière de s’exprimer bien sûr, mais pour moi c’est inconcevable ; je me sentirais coupée de moi-même si je devais me concentrer sur un texte maintenant, alors que je suis sous les bombes.


Deux guerres, l’explosion du port, une nouvelle agression… pour vous ce sont des moments, des instants séparés ; pour nous, ce sont des événements qui constituent une continuité historique. Mais ce sont des épiphénomènes de l’histoire que nous traversons et qui font de nous, Libanais, un peuple résistant, un peuple d’une grande puissance. C’est une force vitale, nous sommes conscients que nous avons un rôle à jouer dans notre pays. Le Liban a un peuple. Il reste debout parce qu’il a un peuple qui, malgré la guerre, forme une communauté solidaire.


Il ne faut plus se taire. Qui finance l’armée israélienne ? Qui lui fournit les armes, les renseignements, la logistique, les bases militaires ? Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, sans compter l’appui des pays arabes. L’Occident et ses alliés continuent à nous tuer, alors qu’on voit très bien ce qui se passe à Gaza, la sauvagerie et la férocité qui se déversent…
Et que personne ne dise que ce n’est pas un génocide. La logique de la guerre contre les Palestiniens est exactement ce qui est prévu pour le Liban : une stratégie d’annihilation d’un peuple et de la terre brûlée pour que personne ne puisse revenir. Ce qui se passe n’est pas un conflit, c’est un massacre. »

Charif Majdalani, écrivain : « Écrire pour témoigner, écrire pour résister »


Charif Majdalani est notamment l’auteur de Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement, paru chez Actes Sud, Prix spécial du jury Femina en 2020

« S’interroger sur les raisons qui poussent à continuer à écrire par temps de crise ou de catastrophe revient toujours à s’interroger sur les raisons d’être de la littérature et sur sa finalité. La littérature est essentielle pour rendre le monde compréhensible et habitable. Il n’est pas une œuvre littéraire qui ne tente de répondre aux problèmes de notre condition humaine, sociale et individuelle ou qui ne cherche à relire et à réinterpréter le passé ou la marche erratique de l’Histoire.


Dans les moments où nous nous trouvons confrontés au mal et à la violence, le besoin d’écrire apparaît encore davantage comme une nécessité. Pour témoigner, certes, mais aussi pour résister, pour donner la preuve indispensable que notre humanité n’est pas réduite par la brutalité des faits et par leur irrationalité. Affronter par l’écriture les calamités de l’Histoire, c’est donc s’offrir les moyens de « tenir le coup ».
Mais pas seulement. Par l’acte de scruter, de décrire et d’interroger les horreurs à quoi nous sommes confrontées, une distance se crée qui nous dégage du carcan terrible des événements. Cela nous permet de canaliser les émotions ou les angoisses que génèrent les moments de traumas. Davantage encore, cela nous permet de recréer le lien perdu avec le sens.


Questionner les événements sous forme de récit, de fiction vive ou de poésie, autrement dit faire œuvre littéraire, ce n’est rien d’autre qu’une manière de sauver l’ordre du monde face à ce qui le détruit ou le rend incompréhensible, de retrouver les significations que notre humanité lui a conférées au fil du temps et que la violence nous a fait perdre de vue, ou d’en inaugurer de nouvelles. Ce faisant, en tant qu’écrivains aussi bien qu’en tant que lecteurs, la littérature nous rend notre pouvoir sur le monde et sur notre destin. »

Hanane Hajj Ali, comédienne : « Comment un tel génocide est-il possible ? »


Hanane Hajj Ali est comédienne, autrice, metteuse en scène. Elle a créé l’association Culture Resource. Depuis 2016, elle joue sa pièce Jogging à travers le monde. En 2023, elle apparaît dans Iza Hawa, d’Ali Chahrour.

« Sous prétexte d’éradiquer le Hamas, Netanyahou et ses alliés ont décimé tout un peuple à Gaza : des dizaines de milliers de morts, pour la plupart des femmes et des enfants. Le même scénario est en train de se produire à Beyrouth. Sous prétexte d’éradiquer le Hezbollah, ils sont en train d’éliminer des régions tout entières du Liban.
Des pilonnages et des bombardements sans précédent (souvent en utilisant des armes interdites, comme les bombes à phosphore) n’épargnent aucune région du nord au sud et de l’est à l’ouest, jusqu’au centre de la capitale. Ils ont tué presque tous les leaders du Hezbollah, et peuvent éliminer tous ceux qu’ils veulent avec un seul drone.
Alors pourquoi un tel acharnement contre les journalistes, les hôpitaux, les médecins, les secouristes, les organisations humanitaires, la Finul ? Comment est-il possible qu’un tel génocide continue à se produire sous les yeux d’un monde prétendu civilisé et libre ?


Les gens ignorent ce qu’il se passe. J’ai une famille très nombreuse qui est venue du sud, et jusqu’à maintenant, certains n’ont pas trouvé de toit. J’abrite dans ma maison une vingtaine d’entre eux. Il y a 1,5 million de déplacés de toutes les régions du pays, et peu importe où ils vont, c’est tout le Liban qui est visé.
J’étais à Beyrouth au moment des explosions des pagers et des talkies-walkies, cette nouvelle technologie “ultra-civilisée” qui a causé la mort de centaines d’innocents dans les centres commerciaux, les souks, les écoles, selon un plan démoniaque et bien préparé à l’avance. Je suis ensuite partie à Amsterdam pour jouer ma pièce Jogging dans le cadre du festival Requiem for Justice, en soutien aux artistes à Gaza. Mon avion de retour a été annulé. J’ai réussi à venir en France.


Je me retrouve coincée à Montpellier, mais je suis de très près tout ce qu’il se passe dans mon pays et je fais de mon mieux, à travers mon travail associatif et individuel, artistique et activiste, pour contribuer à aider les sinistrés, dont le nombre ne cesse d’augmenter. Des chaînes de solidarité se sont créées dans différentes régions du Liban.
La nuit, on ne dort pas, que l’on soit au Liban ou ailleurs. Comment pourrait-on fermer les yeux devant un génocide pareil ? Ce qu’il se passe au Proche-Orient est le résultat de la politique d’Israël depuis le XIXe siècle. Elle n’a pas changé. Tant que personne n’osera demander des comptes et tant que les superpuissances du monde lui laissent carte blanche, Israël bénéficiera de l’impunité totale. Pourront ainsi se réaliser ses plans d’occupation – du fleuve à la mer – et ses rêves expansionnistes sans limite. »

Mayssa Jallad, musicienne : « On tente de s’adapter mais le quotidien est imprévisible »


Mayssa Jallad est musicienne. Elle vient de sortir son premier album solo, Marjaa : la bataille des hôtels, et est à l’affiche des prochaines Trans Musicales de Rennes.

« Nous avons quitté Beyrouth il y a trois semaines pour rejoindre la maison de ma mère à la montagne. Musicienne, je suis très sensible aux sons, et il était devenu impossible de vivre et d’entendre tous ces bruits, tous ces bombardements. Je ne trouve pas les mots. C’est une période très difficile. On essaye au mieux de prendre soin les uns des autres. J’avais 16 ans en 2006, la dernière guerre avec Israël. J’étais aussi à la montagne, dans cette même maison où je suis aujourd’hui. C’est très étrange de revivre ça. Mais, cette fois-ci, je suis adulte et enceinte de mon premier enfant.


Nous vivons un moment existentiel, avec la peur de sombrer dans une autre guerre civile. Le gouvernement israélien connaît nos points faibles et, bien sûr, instrumentalise à 100 % nos divisions, comme toujours. On essaie de faire de notre mieux pour parler, rapprocher les gens, raconter une histoire et toujours aller vers plus d’humanité. Il y a un grand élan de solidarité, notamment dans les écoles publiques où beaucoup de déplacés ont trouvé refuge.


Les gens donnent des habits, de la nourriture, des lits et des couvertures. Beaucoup d’artistes se mobilisent. On ne peut pas jouer dans les théâtres, mais mon studio Tunefork a, par exemple, lancé une initiative pour collecter des fonds. Des tournées sont planifiées pour pouvoir sortir et parler du Liban comme de la Palestine. C’est très difficile mais on persévère. On tente de s’adapter mais le quotidien est imprévisible. On n’a pas le choix.


On sentait, depuis le 7 octobre 2023, que cet événement allait bouleverser nos vies. Mais nous n’étions pas préparés à un tel scénario, à cette à violence extrême, que ce soit en Palestine ou au Liban. Mon mari est ophtalmologue. Il était à l’hôpital quand eut lieu l’explosion des pagers. Ce fut un très grand choc. On a pris conscience de ce que la technologie est capable de faire.
J’ai vécu à New York mais j’ai décidé de retourner à Beyrouth. C’est mon pays, c’est ma ville. J’ai été témoin des crises terribles, la dévaluation de la monnaie ou l’explosion du port, comme de choses magnifiques lors des grandes manifestations de 2019. J’ai rencontré des gens incroyables à Beyrouth. J’ai toujours espoir et il ne me quittera jamais. »

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