À Jénine, le théâtre de la Liberté en danger de mort

Publié le par FSC

François Bougon
Médiapart du 03 octobre 2024

 

       Près du théâtre de la Liberté, dans le camp de Jénine, en octobre 2024. © François Bougon/Mediapart

 

Depuis près de vingt ans, le théâtre de la Liberté occupe une place singulière dans le camp de réfugiés palestinien de Jénine, en Cisjordanie. Mais, après le 7-Octobre, les difficultés n’ont fait qu’empirer pour ces artistes qui prônent la lutte par l’art.
JénineJénine (Cisjordanie).– C’est un théâtre en souffrance dans une région qui pleure ses morts et célèbre ses martyrs. Une scène artistique qui tente de survivre, avec sa troupe, au milieu des décombres et des traumatismes provoqués par les raids incessants de l’armée israélienne, alors que les incursions se sont intensifiées depuis l’attaque du 7-Octobre.


Installé dans le camp de réfugié·es de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie, un des bastions de la résistance palestinienne à l’occupation, le théâtre de la Liberté (Freedom Theatre) – à la fois salle de spectacle et école d’art dramatique – a vu le jour en 2006, grâce à l’engagement de deux personnages charismatiques.
Le premier, l’artiste Juliano Mer-Khamis, poursuivait le travail de sa mère, Arna – cette dernière, juive israélienne, avait fondé le théâtre de Pierre (Stone Theatre) à Jénine en 1993, en écho à la première Intifada (1987-1993), également connue comme « guerre des pierres ». Le second, Zakaria Zubeidi, est un combattant qui s’était distingué au moment de la deuxième Intifada à la tête des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, une des milices de la faction du Fatah de Yasser Arafat.  


« Les deux avaient le même but, explique Ranin Odeh, comédienne permanente de la structure. L’un voulait exprimer la résistance à travers l’art, l’autre par les armes. » Le premier a été assassiné en 2011 près de son théâtre, sans que l’on sache par qui ni pourquoi, le second est emprisonné depuis 2019.
À 32 ans, la jeune femme est l’une de leurs héritières. Originaire de Jénine, elle a pu réaliser son rêve d’enfant et devenir comédienne en rencontrant Juliano, qui l’a fait jouer, adolescente, dans Alice au pays des merveilles. « Ce que j’ai aimé au théâtre de la Liberté, c’est que chacun peut s’exprimer comme bon lui semble sur la scène. Cette manière de combattre à travers la culture me porte », témoigne-t-elle.  

Intifada culturelle


Devenu le symbole de cette Intifada culturelle, le théâtre de la Liberté se singularise par un profond engagement social, en particulier à l’adresse des femmes et des enfants du camp de réfugié·es. Sa renommée internationale leur permet de briser l’isolement dont ils souffrent.


« Le théâtre de la Liberté est marqué par la figure de son fondateur, Juliano Mer-Khamis, qui avait un sens social et militant très fort. Sa mère était juive israélienne communiste, son père palestinien chrétien. Il a imprimé ses choix artistiques au théâtre. À Jénine, la pratique se développe dans deux directions. La première, qui répond aux besoins sociaux des communautés, relève de l’art-thérapie et s’adresse aux femmes et aux enfants. La seconde est plus esthétique ou plus esthétisante, avec un théâtre militant qui tourne beaucoup, notamment en France grâce aux réseaux des associations », indique la chercheuse au CNRS Najla Nakhlé-Cerruti, spécialiste du théâtre palestinien et autrice de La Palestine sur scène (Presses universitaires de Rennes, 2022).


« J’ai un rôle à jouer dans cette Intifada culturelle, assure Ranin Odeh, au siège du théâtre situé dans la ville de Jénine. Regardez, vous êtes là, vous vous intéressez au fait qu’il y a du théâtre en dépit de toutes les circonstances. Nous avons donc un impact non seulement à l’intérieur de la Palestine mais aussi à l’extérieur. »
Pourtant, après le 7-Octobre, les raids de l’armée israélienne ont redoublé à Jénine, et les difficultés n’ont cessé d’empirer. Le théâtre de la Liberté, qui avait déjà été ciblé dans le passé, n’a pas été épargné.
Lors d’une incursion à la fin de décembre 2023, ses locaux ont été vandalisés et, dans la foulée, deux de ses responsables arrêtés : le directeur artistique, Ahmed Tobasi, et le directeur administratif, Mustafa Sheta.


Le premier a été relâché, mais le second est toujours en détention administrative, comme, depuis septembre 2022, Bilal Saadi, qui préside la structure. « Nous ne savons pas pourquoi », souligne Ranin Odeh. La détention administrative permet en effet à l’autorité militaire d’arrêter une personne de façon arbitraire, sans inculpation ni jugement, pour une durée inconnue et renouvelable indéfiniment.
Si bien que, d’après elle, le théâtre est aujourd’hui « dans un processus de mort lente ». Depuis plusieurs années, en effet, les donateurs européens ont imposé des conditions toujours plus drastiques, rendant quasiment impossible la réception de fonds. Et les associations étrangères qui soutiennent l’établissement culturel, que ce soit en France, par l’intermédiaire des Amis du théâtre de la Liberté de Jénine, ou aux États-Unis rencontrent un nombre croissant d’obstacles pour acheminer l’argent depuis le 7-Octobre.

Difficultés de financement


« Nous étions quinze, nous ne sommes plus que trois permanents », déplore Ranin Odeh. À ses côtés, Monmen Alsadi, 26 ans, un non-permanent qui forme les enfants au cirque, témoigne de la difficulté à « vivre de son art ». La culture ne représentant rien dans le budget de l’Autorité palestinienne, le spectacle vivant est entièrement dépendant des aides extérieures, publiques ou privées.
Cette situation critique a aussi des conséquences pour la pièce Un métro à Gaza créée fin 2022 à Jénine par le metteur en scène français Hervé Loichemol avec des comédiens du théâtre de la Liberté. La représentation a tourné à Ramallah, Jérusalem, Haïfa, Amman, Bagdad, Tunis, et récemment à Sarajevo, où elle s’est vu décerner le prix spécial du jury du festival MESS. Elle tire son sujet d’une œuvre d’un plasticien gazaoui, Mohamed Abusal, qui a imaginé un réseau de lignes de métro s’étendant de la bande de Gaza à la Cisjordanie.


Présentée à Lausanne au printemps, Un métro à Gaza devait poursuivre sa tournée en France cet automne. Mais Hervé Loichemol a préféré tout arrêter. « Conséquence directe de la guerre coloniale en cours destinée à éliminer les Palestiniens et à annexer la Palestine, l’emprisonnement de Mustafa Sheta a désorganisé le théâtre et nous a contraints à annuler la tournée prévue en novembre et décembre prochains », a-t-il expliqué dans un communiqué.
Il espère néanmoins que les projets du théâtre de la Liberté pourront se poursuivre. Alors qu’Ahmed Tobasi doit présenter en février et en mars 2025 au Théâtre national de Strasbourg sa pièce autobiographique And Here I am, le metteur en scène français, interrogé par Mediapart, explique vouloir tout faire pour que le théâtre de la Liberté ne soit pas étouffé par « la colonisation, le harcèlement et les conséquences concrètes de tout cela ».
Cet été, And Here I am s’était fait une place en marge du festival off d’Avignon, présenté au théâtre des Carmes-André-Benedetto. Mais cela n’a été possible que grâce à la détermination des réseaux militants. De son côté, Najla Nakhlé-Cerruti avait pu parler du théâtre de Palestine au Café des idées, puis présenter une lecture de textes à la maison Jean-Vilar. La saison prochaine, le festival d’Avignon saura-t-il accorder, dans le in, une vraie place au théâtre palestinien, alors que l’arabe sera la « langue invitée » ?
À Jénine, dans la rue du camp qui mène à la salle de spectacle, défoncée par les engins de l’armée israélienne, des enfants jouent. Le théâtre est fermé en ce mois d’octobre, les programmes affichés derrière une vitrine poussiéreuse remontent à 2023. Sur un mur adjacent, un drap bleu recouvre un portrait d’homme en noir et blanc. Une petite fille le soulève. Apparaît le regard profond et triste de l’un de ses fondateurs, Zakaria Zubeidi. Le rideau va-t-il tomber définitivement sur son projet si singulier ?



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Ranin Odeh et Monmen Alsadi ont été interviewés lors d’un reportage sur place en octobre 2024. Nous avons rencontré Najla Nakhlé-Cerruti le 9 octobre à Amman, où elle est responsable de l’antenne de l’Institut français pour le Proche-Orient (Ifpo) en Jordanie. Nous nous sommes entretenus avec Hervé Loichemol au téléphone le 18 octobre.

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