Avec Gaza, la jeunesse tunisienne rejette « l’idéalisation naïve » de l’Occident

Publié le par FSC

Lilia Blaise
Médiapart du 02 novembre 2024

 

Manifestation à Tunis le 27 mai 2024, contre les attaques israéliennes sur Gaza. © Photo Yassine Gaidi / Anadolu via AFP

Beaucoup de leurs aînés ont grandi avec un enseignement partiellement francophone et une volonté d’étudier en Europe. Mais pour la jeunesse tunisienne, la dénonciation du génocide en Palestine et la guerre au Liban changent durablement leur relation à l’Occident.

Tunis (Tunisie).– « Nous ne souhaitons pas parler à des médias qui soutiennent la politique d’un État sioniste et génocidaire. » Ces mots sont écrits lors d’un échange sur Messenger entre un groupe de jeunes Tunisiens engagés dans une campagne satirique avant l’élection présidentielle du 6 octobre en Tunisie et une journaliste correspondante d’une chaîne de télévision française.
Ce n’est pas la première fois que la journaliste est confrontée à ce genre de refus. Depuis les attaques du 7 octobre 2023 puis les premiers bombardements sur Gaza, beaucoup de jeunes Tunisien·nes, surtout celles et ceux engagés dans les manifestations de soutien aux Palestiniens, ne veulent plus s’exprimer dans des médias étrangers, notamment ceux qui parlent d’une « guerre Israël-Hamas » et refusent le terme de « génocide », ainsi que ceux qui représentent des États soutenant ouvertement Israël.


Cette défiance n’est pas nouvelle mais elle s’est exacerbée, un an après le 7-Octobre. Elle reflète aussi une fracture plus profonde entre un Occident qui continue d’attirer étudiant·es, travailleuses et travailleurs diplômés, migrantes et migrants irréguliers, et la Tunisie, un des seuls pays de la région où les manifestations de soutien à la Palestine sont encore autorisées, bien qu’étroitement contrôlées.


En Tunisie, la jeunesse a été biberonnée à la cause palestinienne et, avec l’avènement des réseaux sociaux, elle s’informe au quotidien sur le déroulement de la guerre. Son implication se traduit aussi par un éloignement de plus en plus affirmé de la couverture des médias occidentaux et par un rejet progressif de tout ce qui est perçu comme une leçon de morale sur les droits de l’homme venant des pays européens.
Alors que la transition démocratique s’érode de plus en plus en Tunisie, dont le régime politique est accusé de dérive autoritaire, la jeunesse tunisienne, qui a grandi avec les acquis de la révolution, reste politisée et se fédère autour du soutien aux Palestiniens et aux Libanais.

Une déception profonde


« Même si les positions de soutien des gouvernements européens au lendemain du 7-Octobre ne nous ont pas surpris, on ne s’attendait pas à ce qu’ensuite ces mêmes gouvernements refusent d’admettre qu’un génocide est en cours, ça a été un grand coup », explique Zied Boussen, 35 ans, chercheur tunisien et acteur de la société civile après la révolution. Il a d’ailleurs cessé tout travail de consulting avec des agences allemandes à cause de l’alignement du gouvernement allemand sur Israël.


« J’ai aussi beaucoup de mes amis qui travaillent en Allemagne qui ont changé leur projet de vie et tentent de partir », soutient Zied Boussen. Même si les mouvements migratoires entre la Tunisie et l’Europe ne sont pas forcément affectés par la guerre, « il y a un changement progressif de mentalité », selon lui. « Avant, on partait vers la France ou l’Allemagne en pensant que ces pays nous permettraient de vivre dignement en accord avec certaines valeurs humanistes partagées. Aujourd’hui, les jeunes sont plus cyniques et partent principalement pour des raisons économiques », explique-t-il.
D’autres, comme Cyrine Boujaja, 23 ans et étudiante en sociologie à Tunis, affirment une rupture totale avec le référentiel occidental. Elle fait partie du collectif S’hab el Cristal (« les amis des Cristal », en référence à une marque de cigarettes populaire en Tunisie) qui avait tourné en dérision la campagne de l’élection présidentielle en Tunisie. Ce collectif est aussi très engagé sur la question palestinienne et les récents bombardements sur le Liban.


« Personnellement, manifester, boycotter, continuer à se faire entendre, c’est ma façon d’agir à mon échelle et de lutter pour criminaliser toute normalisation avec Israël [le Parlement tunisien avait soumis un projet de loi sur la question qui a finalement été abandonné – ndlr], mais je n’ai jamais été séduite par l’Occident », explique-t-elle. Elle rêve de vivre au Liban et se dit plus attirée par les pays du Moyen-Orient : « Je pense juste que ce qu’il se passe actuellement a montré à ceux qui hésitaient encore le vrai visage de certains pays lorsqu’il s’agit de défendre les droits de l’homme, quelle que soit la nationalité », ajoute-t-elle.


Ce mouvement de défiance est partagé par certain·es artistes tunisien·nes, malgré leur dépendance à des bailleurs de fonds européens pour financer des projets culturels, explique Bochra Triki, opératrice culturelle qui a consacré une story sur Instagram à cette question. « Autant le boycott économique [des entreprises qui investissent en Israël] est simple, on trouve toujours des alternatives pour n’importe quel produit dont on a besoin, explique-t-elle, autant le boycott culturel pose plusieurs problématiques difficiles, mais nécessaires à questionner et déconstruire. Dans un contexte aussi vulnérable et unique que celui-ci, réévaluer les modèles préexistants et décoloniser notre rapport à l’art est de mise. »
Le statut des artistes est très précaire en Tunisie et le budget du ministère des affaires culturelles représente moins de 1 % du budget du pays.

La colère des Tunisiens de la diaspora


Cette remise en question est encore plus présente pour les Tunisien·nes issu·es de la diaspora qui étudient en France. Ils et elles sont 15 224 pour l’année en cours, parmi le million de Tunisien·nes qui vivent dans l’Hexagone. Salma El Materi, étudiante à la Sorbonne en information communication depuis trois ans, admet avoir éprouvé un sentiment de colère et de décalage lors des prises de position sur les premiers bombardements à Gaza.


« J’ai pensé à repartir en Tunisie, surtout quand les premières manifestations de soutien à la Palestine étaient interdites, et puis ensuite j’ai participé aux blocus à la faculté et j’ai fait partie de comités pour organiser des mobilisations », raconte-t-elle. La situation l’a finalement « confortée » dans son souhait de devenir journaliste.
« On l’a vu avec Gaza grâce au travail des journalistes sur place mais aussi des citoyens gazaouis qui sont devenus eux-mêmes des pourvoyeurs d’informations en envoyant des vidéos sur les réseaux sociaux. Ces images et récits que l’on recevait au quotidien sont venus contrer le biais médiatique occidental et le manque d’une couverture équilibrée », analyse-t-elle.
Myriam Khiari, étudiante en littérature anglaise à Paris, a ressenti elle aussi une rupture avec les valeurs qu’elle avait en tête en venant étudier en France : « C’était comme une plaie qu’on rouvre sur une cicatrice déjà existante à cause du passé colonial déjà mal assumé de la France face au Maghreb. J’ai été très affectée sur le plan psychologique et surtout renforcée dans mon sentiment de culpabilité », explique l’étudiante.


« Je suis venue en France pour faire mes études, non pas par choix mais par nécessité, face au manque d’opportunités en Tunisie, et je me suis retrouvée confrontée une fois sur place à des opinions en contradiction totale avec ce que j’imaginais », ajoute-t-elle.
Mais tout comme Salma qui dit « s’être radicalisée dans l’affirmation de ses valeurs humanistes », elle estime aussi s’être libérée de complexes inconscients face à l’Occident. « J’ai lu sur les réseaux sociaux une citation qui résume tout : “Nous n’avons pas réussi à libérer la Palestine mais c’est finalement la Palestine qui nous a libérés.” Pour moi, ça m’a libérée d’une certaine idéalisation naïve de l’Occident », conclut-elle.
Il s’agit aussi pour cette jeunesse qui a connu la révolution tunisienne et qui a grandi avec de se réapproprier des valeurs universelles, sans devoir prendre forcément pour modèle l’Occident. « C’est comme si le concept de l’universalisme était en train de glisser des mains de ceux qui en avaient le monopole, explique Zied Boussen, surtout avec leur système de deux poids deux mesures que l’on a pu voir lors du traitement de la guerre en Ukraine puis celui des Palestiniens. » « Donc il faut récupérer ce concept et définir une réflexion qui nous soit propre par rapport à ce qu’il représente », ajoute le chercheur.


Pour Aymen Bel Hadj, sociologue tunisien basé en Suisse, l’après-7-Octobre a aussi élargi le champ des soutiens aux Palestiniens grâce aux mouvements des jeunes qui se sont mobilisé·es partout dans le monde, sur les campus universitaires notamment. « Avant, cette question en Tunisie était surtout l’apanage des nationalistes arabes sur le plan politique, puis, avec les réseaux sociaux et la diversification des sources d’information, les jeunes sont devenus de plus en plus informés et impliqués, même s’ils avaient été déjà sensibilisés dans leur enfance à la cause palestinienne », explique le chercheur.


Il voit dans cette évolution et l’après 7-Octobre un mouvement de soutien qui s’apparente plus au Sud global qu’au panarabisme. « On réduit beaucoup le soutien des Arabes à une dimension identitaire et émotionnelle lorsqu’il s’agit de la Palestine, alors qu’en fait, beaucoup inscrivent leur solidarité dans le combat décolonial et offrent une critique profonde de l’oppression dans son universalité. Les jeunes expriment très bien cette lutte », ajoute Aymen Bel Hadj. « Alors qu’il y a beaucoup de rhétorique sur une guerre civilisationnelle parmi les élites et les médias, les mouvements de soutien propalestiniens partout dans le monde recentrent le débat sur une lutte contre l’injustice », conclut-il.

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