Bezalel Smotrich, un fasciste israélien
Orient XXI du 12 novembre 2024
Sylvain Cypel
A été membre de la rédaction en chef du Monde, et auparavant directeur de la rédaction du Courrier international. Il est l’auteur de Les emmurés. La société israélienne dans l’impasse (La Découverte, 2006) et de L’État d’Israël contre les Juifs (La Découverte, 2020).
Pour récolter des fonds et affirmer son soutien à la politique génocidaire de Benyamin Nétanyahou, l’organisation Israël Is Forever organise ce 13 novembre à Paris un dîner chic et cher. Invité vedette, le ministre israélien Bezalel Smotrich, un suprémaciste juif devait y participer. Devant le tollé suscité par cette présence, ce dernier aurait renoncé. Cette figure de proue de l’extrême droite coloniale est en phase totale avec la présidente franco-israélienne de cette association. Décryptage de son programme.
L’association Israel is forever (Israël pour l’éternité) organise, ce 13 novembre, à Paris, un gala très chic de mobilisation des « forces sionistes francophones au service de la puissance et de l’histoire d’Israël ». Sa présidente Nili Kupfer-Naouri est la fille de Jacques Kupfer, dont la mémoire a été célébrée par tous les organismes sionistes français après son décès, en janvier 2021. Il se trouve que je l’ai connu dans les années 1960 : il dirigeait le mouvement de jeunesse sioniste Bétar en France. J’avais, de mon côté, été élevé dans un mouvement sioniste socialiste.
Kupfer, redoutable polémiste, développait une haine viscérale à l’égard des Arabes. Il s’affichait sans complexes à l’extrême droite et il était resté un farouche partisan de l’Algérie française. J’ai souvenir, en particulier, d’une discussion où je lui demandais comment il pouvait fréquenter les cercles d’Occident, un mouvement à l’époque clairement antisémite. Il m’avait répondu qu’il était conscient que ce dernier recélait beaucoup d’antisémites, mais que la priorité « conjoncturelle » était de mener le combat « contre les Arabes et les communistes ». Il a ensuite fait carrière dans les organismes du sionisme, en France et en Israël, où il avait émigré.
« Il n’y a pas de population civile innocente à Gaza »
Sa fille semble sa digne successeuse. Le 26 octobre 2023, l’organisatrice du Gala à Paris déclarait sur Instagram :
"Il n’y a pas de population civile innocente à Gaza. Tant que la guerre continuera, il sera immoral et impensable de laisser passer des camions soi-disant humanitaires à Gaza"
Le 3 mai, la Ligue des droits de l’homme (LDH) a porté plainte contre Nili Kupfer-Naouri pour apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, en raison de ses déclarations répétées sur de nombreux sites prônant l’expulsion totale de la population gazaouie et la destruction « très rapidement » de toute la bande de Gaza.
Comment s’étonner qu’elle invite Bezalel Smotrich à s’exprimer devant ses ouailles parisiennes ? En alliance avec le parti Puissance juive de l’ex-« kahaniste » Itamar Ben Gvir, l’invité dirige le Parti sioniste religieux. Ensemble, les deux regroupent la fraction la plus messianique et colonialiste du spectre politique israélien.
Une annexion qui ne dit pas son nom
À 43 ans, Smotrich est ministre des finances du gouvernement Nétanyahou. Il a surtout réussi à obtenir la création et la direction d’un sous-ministère, formellement inséré au ministère de la défense, qui est en charge des « activités civiles » en Cisjordanie. Pour le béotien, cet intitulé n’a pas de signification évidente. Or, il indique un changement de premier plan en Israël. Depuis 57 ans, ces « activités civiles » en
Territoires palestiniens occupés (TPO), — c’est-à-dire la gestion de la population hors affaires sécuritaires —, étaient placées sous la responsabilité de l’armée. En lui retirant cette fonction pour la placer sous celle du ministre des finances, Smotrich a obtenu de Nétanyahou une victoire non négligeable : les civils palestiniens ne sont plus des gens placés sous occupation militaire, mais sous l’autorité directe du gouvernement. Autrement dit, et symboliquement, une annexion qui ne dit pas son nom est mise en place.
Le fait que Bezalel Smotrich en soit le responsable n’a rien d’anodin. Il figure parmi les représentants les plus radicaux des ambitions coloniales israéliennes. Il a été formé à la yeshiva Merkaz HaRav (le centre rabbinique), l’école talmudique qui a dominé la fraction la plus ethnocentrée du sionisme religieux israélien depuis les années 1950. À ses débuts, celle-ci semblait relativement isolée, une des rares à soutenir un sionisme religieux expansionniste et une idéologie « suprémaciste juive ».
Mais après la guerre de juin 1967, qui vit Israël s’emparer des Territoires palestiniens, du Golan syrien et du Sinaï, ce centre rabbinique a joué un rôle prééminent dans l’éducation des jeunes, générant une croissance constante de la droite coloniale religieuse, jusqu’alors marginale, et instillant progressivement son idéologie suprémaciste juive dans la société tout entière. En un demi-siècle, il a inspiré la création de dizaines, sinon de centaines d’écoles similaires où règnent le messianisme et le suprémacisme juif, où le racisme anti-arabe ou antimusulman qui y est exalté n’a rien à envier à l’antisémite proféré dans les madrasas de l’Organisation de l’État islamique (OEI).
Comme dans le cas de Ben Gvir, la différence de Smotrich avec Nétanyahou est qu’il n’avance pas masqué. Autant le premier ministre est un champion du louvoiement, autant Smotrich fait souvent preuve d’une clarté aveuglante. Et si Ben Gvir est un adepte assumé de l’usage de la violence, Smotrich, lui, se veut un homme du verbe, plus policé mais tout aussi radical. Lorsqu’une adolescente palestinienne, Ahed Tamimi, est condamnée à huit mois de prison pour avoir osé gifler un sous-officier israélien, Smotrich exprime sa déception : « elle aurait dû prendre une balle, au moins dans la rotule. » Juriste de formation, il vit près de Kedoumim, une colonie en Cisjordanie occupée, sur une terre volée qui, initialement, n’était pas incluse dans le « plan » israélien officiel d’installation des colons.
Dès ses premiers pas, Smotrich s’engage à l’extrême droite coloniale. Premier geste : il fonde une association juridique visant à pénaliser les Palestiniens qui tentent de bâtir ou d’agrandir un logis sans permis de construire (puisque les Israéliens n’en fournissent qu’au compte-goutte) — un phénomène qui concerne autant les Palestiniens occupés que ceux détenteurs de la citoyenneté israélienne. En 2005, il est arrêté en possession de 700 litres de gazoline et suspecté de préparer un attentat. L’affaire n’aura pas de suite.
Bientôt, il entre en politique. Élu en 2015, il est très actif au sein de Tkouma (Renaissance), un petit parti créé par Hanan Porat, une célébrité du combat pour le « Grand Israël », lui aussi ex-élève de la yeshiva Merkaz HaRav. Smotrich consacre la quasi-totalité de ses activités de député à promouvoir la colonisation en Cisjordanie et la « judaïsation » de Jérusalem. Depuis, il a été plusieurs fois ministre. Désormais à la tête des finances et de la « gestion civile » de la Cisjordanie, il dispose des deux principaux leviers permettant l’accélération de la colonisation. C’est le thème le plus important de son « Plan décisif », programme qu’en toute modestie il a présenté en 2017 comme « le seul espoir » pour l’avenir de l’État juif.
Le « Plan » génocidaire en trois points
Le texte, d’une quarantaine de pages, est fondé sur une prémisse fondamentale : « les Palestiniens n’existent pas », un « peuple palestinien » non plus. Il ne s’agirait que d’usurpations d’identité, de fabrication visant à faire croire qu’il y a en Palestine deux peuples, alors qu’en réalité il n’y en a qu’un, le peuple juif, le reste étant constitué d’individus dénués de conscience nationale. Dès lors, explique-t-il, tous les gouvernants, de David Ben Gourion à Nétanyahou, ont cherché à trouver une solution à la difficile coexistence entre les deux.
Erreur magistrale puisqu’il n’existe qu’un seul peuple sur une terre que Dieu lui a irrévocablement donnée, et une masse d’êtres, des Arabes, qui ne disposent chacun que d’une identité individuelle et n’ont, de ce fait, aucun droit légitime en tant que collectivité. Le prétendu « peuple palestinien » ne serait mis en avant que dans le seul but de dénier à Israël le droit d’exister.
Tout découle de cette conviction. « La paix n’arrivera jamais tant que nous nous fonderons sur l’idée que cette terre est destinée à accueillir deux collectivités disposant d’aspirations nationales ». Dès lors, « il faut cesser de gérer le conflit [israélo-palestinien] à des degrés variables d’intensité, ce que tous nos dirigeants ont fait jusqu’ici ; ce qu’il faut, c’est l’emporter. » Du Jourdain à la mer Méditerranée, il n’y a de « place que pour une seule autodétermination », celle des Juifs.
Pour y parvenir, Smotrich propose un « plan » en trois phases :
1) « Établir de nouvelles villes et colonies au plus profond du territoire [palestinien] et y amener des centaines de milliers de colons supplémentaires (…) pour faire clairement comprendre [aux Palestiniens] que la réalité en Judée-Samarie [terme biblique de la Cisjordanie] est irréversible » ;
2) Les Palestiniens seront confrontés à deux options : « Abandonner leurs aspirations nationales et se soumettre en tant qu’individus » ou partir. Où ? Dans un autre pays — arabe ou ailleurs. Smotrich n’en a cure ;
3) Quant à ceux qui entendent rester sans capituler, ils seront tous collectivement considérés comme des « terroristes » et subiront la main de fer de l’armée israélienne jusqu’au dernier.
Ce plan, reconnait Smotrich, n’est pas dénué d’obstacles moraux, mais il est « le plus juste et le plus moral à tous points de vue — historique, sioniste et juif », et aussi « la seule option qui conduise à une paix tranquille. »
Le reste oscille entre vision messianique et plaidoyer pro domo pour justifier toutes les exactions commises envers les Palestiniens. Ainsi, explique-t-il, la situation qui leur est imposée sous occupation peut apparaitre injuste à des gens peu au fait de la réalité israélienne, mais il faut tenir compte des spécificités locales.
"L’adaptation à une réalité inédite justifie des solutions et des arrangements inédits, peut-être difficiles à défendre dans d’autres situations, mais certainement justifiés dans le contexte de l’État d’Israël."
Bref, l’occupation israélienne a le goût et l’odeur de l’apartheid, mais ce n’est pas un apartheid, selon le ministre. Tout juste reconnait-il que la mise en œuvre du plan posera des problèmes, mais :
"la conviction dans la justice de notre cause est vitale, et ceux qui en sont dépourvus auront du mal à défendre l’exigence que les Arabes de Judée et Samarie abandonnent leurs ambitions nationales au profit des nôtres."
Quelle est la phrase la plus entendue depuis les débuts du sionisme ? : « il n’y a pas d’autre choix ».
« Éradiquer définitivement Amalek »
Le document expose aussi la philosophie de Bezalel Smotrich sur diverses questions. La lutte contre le terrorisme y occupe une place de choix. Il ne doute pas que, si l’on y met les moyens, sans crainte et sans remords, « à un moment donné, la frustration franchira le seuil du désespoir et conduira [les terroristes] à admettre que leur cause n’a aucune chance d’aboutir ». Une fois la capitulation de l’ennemi acquise, les « non-Palestiniens » se verront offrir six « régions municipales » autour de leurs principales villes. Pourquoi pas une seule entité ?
Impossible : « Les Arabes d’Hébron ne sont pas comme ceux de Ramallah, qui ne sont pas les mêmes que ceux de Naplouse, qui sont différents des Arabes de Jéricho. » On en rirait si ce n’était là qu’une pensée coloniale rance. Mais bientôt l’explication arrive : « une division en gouvernements régionaux démantèlera toute collectivité nationale palestinienne et toute ambition d’accéder à une indépendance. »
En fait, le « Plan décisif », rédigé il y a sept ans par le représentant d’un mouvement extrémiste alors minoritaire, reflétait déjà un mode de pensée très présent dans des strates beaucoup plus larges de la population. Après le massacre du 7 octobre 2023, les idées professées par Smotrich ont bénéficié d’un écho populaire sans précédent. Les discours proférés par des ministres et des élus, des chroniqueurs sur les grands médias ou sur les réseaux sociaux, dépassent aujourd’hui tout ce qu’on a pu entendre auparavant en Israël sur la nécessité d’« éradiquer définitivement Amalek », cette effigie du mal que la Bible présente comme l’ennemi le plus menaçant des Hébreux et qui serait désormais incarnée par les Palestiniens.
Dans cette atmosphère, Smotrich s’en est donné à cœur joie. Six semaines après le 7 octobre, il proclame qu’il « y a 2 millions de nazis » en Cisjordanie, « qui nous haïssent exactement comme le font les nazis du Hamas-OEI à Gaza. » En août, il avait manifesté un regret sur CNN : « Dans l’actuelle réalité mondiale, personne au monde ne nous laisserait affamer et assoiffer 2 millions de personnes [à Gaza], même si ce serait juste et moral tant qu’ils ne nous ont pas rendu nos otages. »
Étonnamment, Smotrich n’a pas été inquiété par la Cour pénale internationale, qui enquête sur les cas de Benyamin Nétanyahou et son précédent ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour, entre autres thématiques, « usage de la famine comme arme de guerre ».
Pour compléter le tableau, ajoutons qu’au-delà du suprémacisme juif, l’homme affiche sans fard une hostilité radicale à l’émancipation des femmes et un rejet obsessionnel des « déviants sexuels » ; de plus, il prône l’instauration d’un régime autoritaire. Matamore, Smotrich disait, dans un enregistrement révélé en janvier 2023 : « Je suis peut-être d’extrême droite, homophobe, raciste, fasciste, mais je tiens parole ».
Tel est l’homme qu’Israël pour l’éternité voulait accueillir demain à Paris, avec tous les honneurs.