Comment Israël cherche à vider le nord de la bande de Gaza de sa population

Publié le par FSC

Gwenaelle Lenoir et Rachida El Azzouzi
Médiapart du 05 novembre 2024

 

Des Palestiniens déplacés fuient Beit Lahiya, dans le nord de la bande de Gaza, le 5 novembre 2024. © Photo by Omar Al-Qattaa / AFP

 

Depuis un mois, la zone est soumise à une offensive d’une violence extrême. Les dirigeants israéliens affirment vouloir venir à bout du Hamas mais semblent bien décidés à chasser les derniers habitants, ou à les tuer.
On pensait avoir utilisé tous les mots décrivant l’horreur en un an de guerre contre la population de la bande de Gaza prise au piège, réduite au sort de déplacé·es de force, bombardée au gré de décisions militaires opaques, en tout lieu et à toute heure.
Il faut aujourd’hui en trouver d’autres, tant le sort des habitant·es du nord de l’enclave est à la fois terrifiant, misérable, inhumain, et ce depuis déjà un mois.


Encore ne connaissons-nous que des bribes de ce « siège dans le siège », de cet « enfer dans l’enfer ». Les communications, déjà difficiles avec la bande de Gaza, sont encore plus aléatoires avec le nord du territoire. Il n’y a plus d’Internet, le réseau terrestre fonctionne mal et encore faut-il que nos interlocuteurs trouvent le moyen de recharger leurs téléphones alors que l’électricité est coupée et que l’essence manque pour les générateurs.
De Beit Lahiya, Beit Hanoun et Jabaliya proviennent chaque jour des nouvelles de massacres, des morts par dizaines et des blessés innombrables. Les images que réussissent à envoyer de rares photographes, journalistes et résident·es ne parlent que de désolation et sont souvent insoutenables.


Dans la nuit du 4 au 5 novembre, rapporte l’agence de presse palestinienne Wafa, un immeuble appartenant à la famille Al-Masry situé à Beit Lahiya, dans l’extrême nord de l’enclave, a été bombardé. Au moins 25 personnes ont été tuées, dont 13 enfants. Des victimes étaient encore bloquées sous les décombres le 5 au matin selon la même source. Par manque de linceuls, les corps ont été enterrés enveloppés dans des bâches en plastique.
D’autres images du 5 novembre au matin montrent des femmes, des enfants et quelques hommes marchant dans Beit Lahiya, chargés de sacs, de bidons, poussant fauteuils roulants et poussettes débordant d’affaires. Après avoir reçu, une nouvelle fois, un ordre d’évacuation.

Pas le temps pour fuir


Le premier du genre depuis plusieurs mois a été diffusé le 6 octobre dernier. L’armée israélienne ordonne alors aux habitant·es de trois localités du nord de la bande de Gaza, Beit Lahiya, Beit Hanoun et Jabaliya, de quitter cette zone pour se diriger vers le sud. Elle utilise pour cela des flyers largués par avion et la carte quadrillée en vigueur depuis un an. Elle exige également l’évacuation des quatre hôpitaux présents dans cette région, l’hôpital indonésien, et les établissements Kamal-Adwan, Al-Yemen-Al-Saeed et Al-Awda.


Seulement, affirment de nombreux témoignages, la fuite se fait sous les tirs des quadricoptères et sous les bombardements. Les routes prétendument sûres ne le sont pas, beaucoup partent encore plus vers le nord.
Ainsi, Fadi Nasser, 37 ans, que Mediapart a réussi à joindre par téléphone le 31 octobre, raconte sa fuite avec son épouse et ses trois enfants de 13, 10 et 3 ans depuis son quartier de Saftawi, à la lisière de Jabaliya et de Gaza City. Encerclée par les forces israéliennes le 5 octobre et assiégée pendant deux jours, la famille réussit à se rendre à quelques kilomètres de là, dans le camp de réfugié·es de Jabaliya. S’y trouvent aussi ses parents et des cousins.


Les bombardements sont incessants, jour et nuit, pendant toute la semaine où la famille reste dans la maison. « Il y avait des morts partout, mais on ne pouvait pas sortir, même pas nous approcher des fenêtres, raconte Fadi. Quand ça se calmait un peu, on sortait voir combien de morts et de blessés étaient dans la rue, on rentrait prendre des matelas et des couvertures et on les transportait jusqu’aux ambulances, à quelques centaines de mètres. Les secours ne pouvaient pas entrer dans la zone, ils se faisaient mitrailler. »


Le journal en ligne Middle East Eye a recueilli le témoignage de Mohamed Krayem, 38 ans, habitant de Jabaliya. Lors de sa fuite, lui, sa famille et ceux qui l’accompagnaient ont été attaqués par un quadricoptère. La bombe a blessé plusieurs personnes. Ils ont essayé de rejoindre un hôpital mais ont fait demi-tour devant les cadavres jonchant la rue.


Ils partent alors vers le nord. « Nous sommes allés dans l’appartement d’un parent au milieu de la zone du projet Beit Lahiya et nous y sommes restés. Nous n’avions pas dormi depuis environ trois jours à cause des bombardements, des explosions, des robots piégés et de l’odeur de mort qui régnait partout. Le matin du 22 octobre, vers 4 h 30, ils ont bombardé une maison voisine ; en 10 minutes environ, ils ont largué six bombes. Environ une demi-heure plus tard, ils ont bombardé la maison dans laquelle nous nous trouvions », raconte-t-il.

Des hôpitaux attaqués sans répit


Tout le monde est blessé, à des degrés divers. Ils ne sont pas plus en sécurité à l’hôpital Kamal-Adwan, qu’ils réussissent à atteindre : « Même pas une heure après, les quadricoptères sont revenus et ont diffusé des enregistrements : “Vous êtes dans une zone de combat dangereuse et vous devez vous diriger vers la zone de l’hôpital indonésien.” Nous y sommes allés, et sur le chemin, il y avait d’innombrables soldats. »
Fadi Nasser, lui aussi, a fait l’expérience cauchemardesque d’être balloté d’un lieu censé être sûr – un hôpital, protégé sur le papier par la loi internationale – à un autre, aucun n’offrant la moindre sécurité : « On est partis à 5 heures du matin à l’hôpital Kamal-Adwan. On est restés une demi-journée dans la rue, puis on a trouvé un garage chez des amis et le lendemain on est partis dans une annexe de l’hôpital Al-Awda que les responsables de l’hôpital Al-Awda ont ouverte pour les déplacés. On a vécu des moments affreux : ni eau ni nourriture, à l’exception de quelques boîtes de conserve. Les enfants ont fini par boire l’eau dans la rue, sale et salée. On était avec des centaines de personnes dans cette annexe. »
Les trois villes du nord de la bande de Gaza et les centaines de milliers de personnes y habitant encore sont soumises à un véritable siège : rien ne rentre depuis le 1er octobre. Pas de nourriture, pas de médicaments, pas d’équipes de secours internationales. À tel point que le risque de famine a ressurgi.


Même les hôpitaux encore ouverts n’ont presque plus de réserves. « Nous ne prenons qu'un seul repas, car nous devons nourrir plus de 200 personnes, des patients, des proches de patients et notre personnel, explique Mohamed Salha, gestionnaire de l’hôpital Al-Awda, que Mediapart a réussi à joindre par téléphone le 29 octobre. Au début, nous fournissions deux repas par jour. Mais nous n’avons plus beaucoup de réserves de nourriture. Encore ne s’agit-il que de pain et de riz, car il n’y a plus rien, pas de fruits, pas de viande, pas d’œufs. Il n’y a plus de marché ici, dans le Nord, et plus aucune aide. »


Quinze hauts responsables humanitaires ont publié vendredi 1er novembre un appel à l’aide, demandant à Israël de mettre fin à son offensive. Ils jugent la situation « apocalyptique ». « La zone est assiégée depuis près d’un mois, privée d’aide de base et de fournitures vitales tandis que les bombardements et autres attaques se poursuivent. Rien qu’au cours des derniers jours, des centaines de Palestiniens ont été tués, la plupart d’entre eux étant des femmes et des enfants. Et des milliers ont été une fois de plus déplacés de force », souligne la déclaration. C’est un appel parmi d’autres, et un appel qui est resté vain.

Matériel médical détruit par les bombardements


Comme tous les autres. Comme ceux, répétés presque quotidiennement par le directeur de l’hôpital Kamal-Adwan, seul établissement encore en service dans Jabaliya, Hussam Abou Safiya. Il témoigne auprès de Mediapart d’une situation « épouvantable » et « jamais vue ».
« Israël veut nous tuer un à un pour que nous cessions de faire tourner l’hôpital, qu’il n’y ait plus aucune possibilité de prise en charge médicale dans le Nord, plus aucune âme qui vive ici. Afin d’annexer le territoire », craint le médecin, qui a enterré samedi 26 octobre, près d’un mur de l’hôpital, son fils Ibrahim, âgé de 21 ans, tué la veille, lors de l’assaut de l’armée israélienne.


Non seulement l’hôpital est attaqué, mais une grande partie de son personnel a été arrêté et emmené par les soldats israéliens qui l’ont pris d’assaut les 25 et 26 octobre. L’armée a en outre pulvérisé la seule station de production d’oxygène de tout le nord de Gaza, le générateur d‘électricité, les réseaux et réservoirs d’eau, la centrale électrique, le service de pharmacie.
La défense civile, qui affirme avoir été ciblée, a annoncé que tous ses véhicules avaient été saisis ou détruits par l’armée israélienne. Comme plusieurs ambulances.
Jeudi 31 octobre, le troisième et dernier étage de l’établissement a été visé par une nouvelle attaque, qui a fait plusieurs blessés et a anéanti des fournitures et appareils médicaux essentiels ainsi que le réseau d’eau et la pompe de désalinisation, compromettant l’unité de dialyse.


Hussam Abou Safiya, qui n’a plus qu’un médecin à ses côtés, outre lui-même, pour assurer les soins, a filmé la panique lors de nouveaux bombardements le 5 novembre.
« Nous perdons de nombreuses victimes. Elles meurent sans aucun soin médical faute d’équipe chirurgicale pour les soigner. Nous avons besoin d’un couloir humanitaire sûr, qui permette de faire venir des médecins chirurgiens, des médicaments, des unités de sang, des ambulances. Les blessés sont portés ou évacués sur des charrettes tirées par des ânes. Beaucoup ne peuvent pas marcher en raison de leurs graves blessures et meurent dans les rues », explique-t-il encore.


La défense civile a annoncé, le 24 octobre, qu’elle ne pouvait plus exercer dans le nord de la bande de Gaza : trop dangereux. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a réussi, le 28 octobre, à transférer 21 patients de l’hôpital Kamal-Adwan à l’établissement Al-Shifa à Gaza City.

Des « couloirs de sortie » inexistants


Ceux qui fuient vers Gaza City, s’ils survivent aux tirs, doivent passer par les checkpoints où les soldats israéliens séparent les femmes, enfants, vieillards, des hommes de plus de 16 ans. Ces derniers sont emmenés et interrogés. Certains sont relâchés, comme Fadi : « On est restés de 9 heures du matin à 18 heures, on n’était pas nus, ni menottés, ni les yeux bandés, mais on devait rester par terre sans bouger. Ils ont commencé des interrogatoires, puis nous ont fait passer cinq par cinq devant une caméra. Certains étaient arrêtés. Nous, on a pu sortir et on a fini par arriver au camp de Shati, dans une maison de ma belle-famille. »


De ses frère et beau-frère, arrêtés à un checkpoint semblable, Mohamed Salha, le gestionnaire de l’hôpital Al-Awda, est en revanche sans nouvelles. De même qu’il ne connaît rien du sort du chirurgien orthopédique de l’établissement, le dernier présent dans le nord de la bande de Gaza, arrêté avec ses collègues alors qu’il se trouvait à l’hôpital Kamal-Adwan.
Les autorités israéliennes affirment, avec ce « siège dans le siège », vouloir abattre les structures que le Hamas aurait reconstituées dans cette zone pourtant déjà largement détruite et pilonnée dans l’année précédente.


Y compris en Israël, cette rhétorique sécuritaire officielle est balayée par de nombreuses voix. Le magazine d’investigation +972 écrit : « La lutte pour mettre fin à cette guerre d’extermination et de transfert qui s’intensifie à Gaza, en particulier dans le Nord, est avant tout un combat humain. » Et rappelle que les appels à installer des colonies israéliennes dans cette zone se multiplient depuis janvier 2024.


De son côté, le quotidien en anglais Haaretz titrait son éditorial du 29 octobre : « Si cela ressemble à un nettoyage ethnique, c’est probablement le cas ». La réalité semble même encore plus brutale que le « Plan des généraux » dit aussi « Plan Eiland », du nom d’un major-général à la retraite, proposé publiquement le 4 septembre par le Forum des commandants et soldats de la réserve.


Il proposait de vider le nord de la bande de Gaza de ses habitant·es pour assiéger et forcer à la reddition les hommes du Hamas encore présents. « Il est permis et même recommandé d’affamer un ennemi, à condition d’avoir au préalable laissé des couloirs de sortie aux civils. Et c’est exactement ce que je propose », affirmait Giora Eiland à Haaretz.
Dans la réalité, les « couloirs de sortie » pour les civils n’existent pas. Fuir est possible, à condition de survivre aux bombes, aux quadricoptères, aux snipers, à la faim, à la soif, aux blessures et à la peur.

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