GAZA c'est aussi un assassinat culturel
Marion Slitine
Médiapart du 17 novembre 2024
Les destructions dans la ville de Gaza, le 3 octobre 2024. © Photo Mahmoud Bassam / Anadolu via AFP |
Israël s’est lancé depuis octobre 2023 dans un processus d’annihilation de Gaza : à la destruction des vies humaines et des infrastructures urbaines s’ajoute une politique d’anéantissement culturel et identitaire. Un article proposé dans le dernier numéro de la « Revue du crieur ».
À l’heure où ces lignes s’écrivent, la guerre coloniale à Gaza a tué, depuis octobre 2023, plus de 40 000 personnes, dont 60 % de femmes et d’enfants, et provoqué le déplacement forcé de près de deux millions d’habitant·es. Sous nos yeux se déroule une deuxième Nakba (« catastrophe » en arabe), après celle qui a poussé à l’exil plus de 750 000 Palestinien·nes en 1948. Celle-ci est plus violente et massive encore que la première, et plus fatale pour le destin palestinien.
Au-delà des pertes humaines sans précédent, les Nations unies évaluent à deux tiers les bâtiments détruits à Gaza. À partir d’images satellitaires, l’Unesco a recensé la destruction d’une centaine de sites patrimoniaux, historiques, archéologiques et culturels qui, à l’instar des écoles et des hôpitaux, sont ciblés par l’armée israélienne sous prétexte « antiterroriste » : ces sites, affirment ses responsables, abriteraient des bases arrière du Hamas. L’ampleur des dommages est telle que des chercheurs évoquent un « urbicide ».
Par ce terme, ils désignent une volonté politique de détruire délibérément et systématiquement toutes les infrastructures urbaines, d’anéantir ainsi les réseaux sociaux et culturels dont elles sont le support, et d’effacer la mémoire collective d’un groupe social. Tels sont les objectifs poursuivis par Israël depuis le début de la guerre contre Gaza.
La dimension culturelle est au cœur de cette politique, mais la démolition du patrimoine palestinien est souvent sous-explorée. Le bombardement massif des sites historiques, religieux et artistiques pose pourtant avec acuité la question du « génocide culturel », entendu comme la volonté délibérée de saper les fondements des structures culturelles d’une société.
L’Afrique du Sud, consciente de l’importance de cette question, a inclus cette notion dans le dossier qu’elle a déposé auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) sur le « risque plausible de génocide » en cours à Gaza. Elle peut sur ce sujet s’appuyer sur la Convention de La Haye pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé (1954), qui est censée garantir que le patrimoine ne soit pas endommagé ou détourné durant les conflits.
Le « siège complet » de Gaza
Le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) qualifie quant à lui de « crime de guerre » la destruction intentionnelle des bâtiments historiques, ce qui permet en principe de mieux lutter contre l’impunité liée à ce type d’attaques. Au regard de l’« écrasement » culturel qui se déroule actuellement à Gaza, le droit international a échoué à vaincre l’impunité dont jouit l’État israélien, dans ce domaine comme dans les autres.
Le néologisme « génocide », créé par le juriste polonais Raphael Lemkin en 1942, dérive du grec genos (« genre », « espèce ») et du suffixe latin -cide (de caedere, « tuer », « massacrer »). Il sert aujourd’hui de fondement au droit international, qui le définit comme « l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
Les déclarations du ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, le 9 octobre 2023 témoignent d’une telle intention génocidaire : « Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence. » Toutefois, même avant 2023, les conditions de vie inhumaines à Gaza avaient déjà suscité des discussions sur le génocide et, au fil des années, des observateurs ont alerté sur le fait que l’embargo israélien sur Gaza, depuis 2007, pouvait constituer un « prélude au génocide » ou un « génocide au ralenti ».
La définition du génocide donnée par Raphael Lemkin inclut la désintégration de la culture, que certains qualifient d’« ethnocide ». Apparu dans la langue française en 1970 sous la plume de l’ethnologue Robert Jaulin, ce terme désigne « toute entreprise ou action conduisant à la destruction de la culture d’un groupe, à l’éradication de son ethnicité ou identité ethnique ».
Si le terme « génocide » désigne la destruction physique d’un groupe ethnique, « ethnocide » renvoie à une volonté d’anéantir l’identité culturelle d’un groupe social par l’imposition d’une autre identité culturelle, sans que l’existence physique du groupe soit nécessairement remise en question. En droit international, l’ethnocide est un délit, tout comme le génocide est condamné par la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).
Le terme « ethnocide » brouillant les notions d’ethnie et de culture, d’autres chercheurs lui préfèrent cependant l’expression « génocide culturel » ou la notion de « culturicide ». Ce dernier terme, adopté ici, correspond plus précisément à « l’acte individuel ou collectif de destruction intentionnelle de la culture » d’un groupe social dominé en imposant une autre, celle des dominants.
« La domination culturelle, précise le sociologue James Fenelon, est une action, une structure ou une idéologie résultant de groupes culturels ou d’États-nations dominants, qui utilisent la coercition, la suppression directe ou l’élimination stratégique des pratiques culturelles des groupes culturels dominés. Le culturicide s’inscrit dans un continuum de dominations, précédemment délimitées, dont les voisins immédiats sont la suppression culturelle d’un côté et le génocide culturel de l’autre. »
Anéantissement du patrimoine historique
Depuis octobre 2023, le monde culturel, intellectuel et patrimonial palestinien est frappé de plein fouet par les opérations de guerre israéliennes. Tout d’abord, le patrimoine religieux, et particulièrement celui de la vieille ville de Gaza, a été complètement ravagé.
Selon l’Observatoire Euro-Med des droits de l’homme, plus de 146 monuments historiques importants ont été détruits, tout comme 114 mosquées, et 200 autres endommagés. Nous assistons à une « volonté délibérée de défigurer Gaza, d’anéantir l’identité du centre-ville de Gaza », explique l’archéologue René Elter.
Dès les premiers jours de guerre, le 18 octobre 2023, l’église appelée « orthodoxe grecque » de Saint-Porphyre, datant du Ve siècle après Jésus-Christ, l’une des plus anciennes au monde, a été endommagée par une frappe aérienne israélienne visant le plus ancien hôpital de Gaza, l’hôpital Al-Ahli, vieux pour sa part de plus de cent quarante ans.
Deux jours plus tard, l’église a été directement ciblée par une frappe qui a tué au moins seize personnes et en a blessé des dizaines d’autres parmi les familles qui s’y étaient réfugiées. Le 29 novembre 2023, c’est le bâtiment des archives centrales de la municipalité de Gaza qui a été détruit : il contenait des milliers de documents historiques et d’archives nationales sur Gaza, datant de plus d’un siècle.
Quelques jours plus tard, le 7 décembre, au cœur de la vieille ville, c’est au tour de la plus importante et plus ancienne mosquée de la région, la grande mosquée médiévale Al-Omari, bâtie au VIIe siècle, d’être la victime des bombardements. La structure de l’édifice, dotée d’une architecture de style basilical et de décorations inestimables des époques mamelouke et ottomane, a été réduite en ruines et une grande partie de son minaret, vieux de mille quatre cents ans, a été détruit.
À côté du patrimoine religieux, des musées historiques ont aussi été la cible de l’armée israélienne. Selon un rapport du ministère de la culture palestinien de janvier 2024, douze musées ont été détruits, à l’image du musée et centre communautaire Al-Qarara à Khan Younès, construit en 1958, qui abritait une collection de plus de 5 000 objets antiques datant de la période cananéenne à l’époque byzantine.
C’est le cas également du musée du palais Qasr al-Basha dans la vieille ville de Gaza, construit pendant la période mamelouke, au XIIIe siècle, qui conservait une collection d’objets archéologiques couvrant différentes périodes de l’histoire de Gaza, à la fois égyptienne, phénicienne, perse, hellénistique et romaine.
Le musée Khoudary, plus connu sous le nom de « Mat’haf al-Funduq » (hôtel-musée) dans le nord de Gaza, qui présentait des milliers de pièces archéologiques inédites, dont certaines remontaient aux périodes cananéenne et grecque, a été très largement endommagé par le bombardement de la mosquée Khalid Ibn al-Walid voisine.
Les sites archéologiques ont également été touchés, à l’instar du site de Saint-Hilarion, à Tell Umm el-Amr, situé dans le centre de Gaza, qui a été gravement affecté par les frappes israéliennes. Datant du IVe siècle, c’est l’un des monastères chrétiens les plus anciens de la région. Inscrit en 2024 sur la liste du patrimoine mondial et celle du patrimoine mondial en péril, le site est considéré par l’Unesco d’« importance exceptionnelle » en matière de protection et de préservation. L’organisation onusienne rappelait sa « valeur universelle d’exception ».
Selon la chercheuse en archéologie Haneen Al-Amassi, directrice exécutive de la fondation Eyes on Heritage, « les sites archéologiques sont des preuves tangibles et physiques attestant du droit des Palestiniens à la terre de Palestine et de leur existence historique sur celle-ci […]. La destruction de ces sites dans la bande de Gaza de manière aussi brutale et systématique est une tentative radicale de l’armée d’occupation d’effacer les preuves du droit du peuple palestinien sur sa terre ».
La destruction de lieux et institutions culturelles
Si l’objectif de l’État israélien est bel est bien d’effacer les traces du passé lointain, c’est l’ensemble des lieux de vie qui sont touchés. Ce que certains appellent un « domicide » vise en premier ordre les lieux culturels, qui étaient au nombre de 76 avant la guerre de 2023 : les rares centres d’art contemporain ont été ciblés par l’armée israélienne, à l’instar du centre culturel Rashad Al-Shawa Center, fondé en 1985. Emblématique de l’architecture brutaliste, ce dernier avait été nominé pour le prix Aga Khan d’architecture en 1992. Abritant une riche bibliothèque et un grand théâtre, il avait accueilli en 2016 le festival du film Gaza Red Carpet.
Autre destruction tragique : les deux seules galeries d’art contemporain de Gaza, Eltiqa (« rencontre ») et Shababik (« fenêtres »), qui avaient formé toute une génération d’artistes depuis leur création dans les années 2000. Leurs locaux ont été réduits en ruines et, avec eux, les plus de 20 000 œuvres d’art qu’ils abritaient.
Quant à l’Institut français de Gaza, seul centre culturel étranger de la ville, il a été frappé par l’armée israélienne, ses outils informatiques pillés et ses murs tagués. D’autres espaces culturels notables ont également été réduits à néant : de nombreuses bibliothèques – dont la principale bibliothèque publique de Gaza –, le zoo de la ville, des parcs publics, des maisons d’édition…
Dans cet anéantissement physique du patrimoine et de la culture, il y a aussi le ciblage délibéré des intellectuel·les, des chercheurs et chercheuses et des acteurs et actrices culturel·les qui a sévi dès le début de la guerre. Le rapport du ministère palestinien de la culture déjà évoqué dénombrait en janvier 2024 une quarantaine d’artistes et d’écrivain·es palestinien·nes tué·es.
Un des plus connus est peut-être le poète, écrivain et professeur de littérature Refat Al-Areer, tué avec sept membres de sa famille, en décembre 2023, lors d’un raid israélien qui visait sa maison. Son dernier poème, S’il est écrit que je dois mourir, composé quelques jours avant son assassinat, a depuis été traduit dans plus d’une quarantaine de langues.
L’artiste visuel Mohamed Sami Qreiqe, âgé de 24 ans, a été tué, lui, lorsqu’un missile a touché l’hôpital Al-Ahli où des centaines de Palestinien·nes avaient trouvé refuge. La vidéo postée sur les réseaux sociaux la veille de sa mort, le montrant en train de faire des ateliers pour enfants et de leur donner une infime respiration au milieu des bombardements, a fait le tour du monde.
De nombreux autres artistes ont été tués par l’armée israélienne dans des circonstances tout aussi tragiques, comme la plasticienne Heba Zagout (39 ans), la poétesse et romancière Hiba Abu Nada (32 ans) ou encore l’actrice et dramaturge Inas El-Saqqa (53 ans).
Certain·es artistes sont mort·es à cause de l’impossibilité de se soigner, imposée par le blocus total israélien. C’est le cas de Fathi Ghaben, l’un des plus célèbres artistes de Gaza, qui, souffrant de graves problèmes pulmonaires, est décédé après s’être vu refuser par les autorités israéliennes la possibilité de se faire soigner à l’extérieur (la pénurie de médicaments et de matériel d’oxygénation rendait impossible tout traitement sur place).
Ainsi, Israël a fait disparaître toute une communauté artistique, une génération de poètes, de plasticien·nes, d’écrivain·es, qui étaient des voix susceptibles de faire entendre au monde les atrocités en cours à Gaza. À travers leurs récits intimes diffusés sur les réseaux sociaux, l’ensemble de ces artistes témoignaient d’une histoire devenue archive.
Le monde universitaire est également durement frappé par la guerre israélienne. D’après les chiffres fournis par l’Observatoire Euro-Med des droits de l’homme le 23 avril 2024, alors que toutes les universités de Gaza ont été partiellement ou intégralement détruites, ce sont 5 479 étudiant·es, 261 enseignant·es et 95 professeur·es d’université qui ont été tué·es en six mois. Quelque 90 000 étudiant·es ont été privé·es d’éducation.
De plus en plus d’observateurs parlent de « scholasticide », terme forgé à partir du contexte palestinien par lequel la chercheuse Karma Nabulsi désigne la destruction volontaire et systématique du système scolaire et universitaire en vue d’ébranler durablement l’un des piliers d’une société et d’empêcher sa reconstruction.
L’étouffement du monde intellectuel et artistique gazaoui n’est pas un « dommage collatéral » : c’est une politique délibérée qui cherche à effacer la mémoire, l’identité et l’existence même du peuple palestinien. Comme l’écrit l’écrivain gazaoui et ministre de la culture de l’Autorité palestinienne Atef Abu Saif, « la guerre contre la culture a toujours été au cœur de la guerre menée par les agresseurs contre notre peuple, car la véritable guerre est une guerre contre le récit ».
Ce que confirme l’Observatoire Euro-Med des droits de l’homme, qui accuse Israël de « viser intentionnellement toutes les structures historiques de la bande de Gaza » et d’effacer ainsi les moindres traces d’histoire des civilisations qui l’ont traversée depuis des milliers d’années.
Un constat que l’on retrouve également dans la requête de l’Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice, engageant une procédure contre le régime israélien en vertu de la Convention sur le génocide, qui met en évidence la destruction de la mémoire, de l’histoire et des archives officielles des Palestiniens et Palestiniennes de Gaza.
Au cœur du dispositif colonial israélien
Si la guerre de 2023 marque une accélération brutale, l’opération d’effacement de l’histoire et d’anéantissement culturel n’est pas nouvelle. L’idée d’éradiquer la culture à Gaza fait partie de la politique israélienne fondée sur la logique du « colonialisme de peuplement » (settler colonialism), qui n’est pas seulement une occupation du territoire mais porte le projet de déplacer les Palestinien·nes de leur propre terre pour les remplacer par des colons. Au cœur de ce dispositif colonial, Israël mobilise un large éventail de pratiques coercitives et de politiques culturicides pour réduire au silence les acteurs culturels palestiniens.
Depuis la création de l’État d’Israël en 1948, la destruction des biens culturels palestiniens et le saccage des institutions palestiniennes ont laissé la Palestine dans un état que des chercheurs ont qualifié de « vide culturel ». L’historien et archéologue Eyal Salim relate que « dans les villages palestiniens détruits en 1948, les mosquées, les sanctuaires islamiques et les sites patrimoniaux ont été soit fermés, soit détruits, soit convertis en synagogues ».
Entre le début de l’occupation militaire de 1967 et les années 1990, les autorités israéliennes ont systématisé la politique dite « du poing de fer », qui tentait d’annihiler le mouvement artistique par divers moyens. Les galeries, par exemple, étaient fermées sous prétexte qu’elles n’avaient pas de permis.
Les peintures et les catalogues d’exposition étaient considérés comme des tracts politiques et suspendus à l’approbation des autorités militaires, ce qui soumettaient les œuvres picturales aux mêmes règles de censure que n’importe quel imprimé.
Après l’occupation de Jérusalem-Est en 1967, des dizaines d’objets archéologiques ont été retirés du musée archéologique palestinien situé dans la partie orientale de la ville et transférés au musée israélien de Jérusalem-Ouest.
En 1980, à peine un an après sa fondation à Ramallah, la Galerie 79 a été fermée par un ordre militaire israélien. Le gouverneur militaire israélien, accompagné de soldats, est entré dans la galerie alors que s’y tenait le vernissage d’une exposition. Quatre heures plus tard, les autorités israéliennes confisquèrent toutes les œuvres de l’exposition et fermèrent le lieu. Essam Bader, le propriétaire de la galerie fut arrêté et l’on exigea, s’il voulait exposer des « œuvres à caractère politique », qu’il fournisse un permis… impossible à obtenir.
Deux ans plus tard, les institutions culturelles palestiniennes subirent les conséquences de l’intervention militaire israélienne au Liban : la galerie Al-Karameh qui exposait des artistes palestiniens à Beyrouth, et le Centre de recherches palestiniennes, également sis dans la capitale libanaise, furent pris pour cibles. Pillées et confisquées par l’armée israélienne, la bibliothèque et les archives de ce dernier furent transférées à Tel-Aviv, où elles demeurent aujourd’hui encore sous « protection » militaire israélienne.
Pour contourner cette censure, des manifestants brandissaient un morceau de pastèque – aux mêmes couleurs que le drapeau – ainsi érigé en symbole de la résistance palestinienne et devenu viral sur les réseaux sociaux depuis octobre 2023.
Par ailleurs, les artistes étaient souvent assigné·es à résidence, et incapables par conséquent de se déplacer… sauf bien sûr en cas de convocation au bureau du gouvernement militaire, où ils et elles étaient fréquemment soumis·es à des interrogatoires visant à les dissuader de pratiquer leur activité artistique.
Les courriers, les œuvres ou les matériaux artistiques envoyés étaient scrutés minutieusement, quand ils n’étaient pas interceptés et endommagés. Le peintre Sliman Mansour, né en 1948, témoignait de ces pratiques à l’orée des années 1980 : « On ne peut pas envoyer nos œuvres à l’étranger : chaque toile est prise et confisquée. On n’est pas autorisé à faire des expositions en Cisjordanie et à Gaza sans obtenir un permis militaire. Souvent on demande, mais on n’a jamais de réponse. [Les Israéliens] ne disent ni oui ni non, ce qui signifie non. Maintenant, nous ne pouvons faire d’exposition qu’à Jérusalem et en Israël. […] C’est ainsi qu’ils essayent de tuer le mouvement artistique dans les territoires palestiniens. »
En outre, la plupart des artistes palestiniens de cette génération ont fait un passage en prison, en raison, bien souvent, de leur proximité avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Des artistes se voyaient même incarcérés pour le simple fait d’avoir en leur possession du matériel artistique, donc « susceptibles » de concevoir des affiches politiques ou des graffitis ou de réunir les quatre couleurs du drapeau palestinien.
L’artiste Khaled Hourani se souvient de son emprisonnement en 1989, pour avoir conçu des peintures « incitant à la poursuite de l’Intifada » et réalisé des posters figurant des mulaththimîn (des personnes masquées en keffieh). Pendant cinq mois, il a été maintenu en « détention administrative », régime spécifiquement israélien consistant à emprisonner un « suspect » sans accusation (cette peine sans jugement peut être renouvelée tous les six mois).
L’éclatement de la première Intifada, dès la fin de l’année 1987, a renforcé ce système coercitif qui touchait en particulier les activités culturelles : fermeture des cinémas, interruption des concerts et des fêtes, procédures incessantes contre les lieux de création, coupure avec la Cisjordanie et avec le reste du monde ou encore limitation de la circulation.
Circulations impossibles
Dès cette période, les restrictions à la circulation se renforcèrent considérablement : l’immobilisation géographique des artistes et des expositions devint une arme majeure dans l’arsenal israélien. Avant 1987, la circulation des personnes entre Israël, Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza était quasiment libre.
Dès l’année suivante, les autorités israéliennes instituèrent un dispositif de contrôle du passage des Palestinien·nes de Gaza et de Cisjordanie vers Israël et Jérusalem-Est, par la mise en place d’un système de permis (« pass-system » israélien) et de cartes d’identité distinctes (vertes) rendant en pratique quasiment impossible la circulation de la plupart des Palestiniens et Palestiniennes.
Érigé en 2002, le mur de séparation – ou « de l’apartheid » pour les Palestinien·nes – est une frontière coloniale qui avance plus loin dans le territoire palestinien que ne l’avaient décidé les accords d’Oslo de 1993 sur le tracé de la ligne de séparation et qui fait du mur l’« instrument d’une guerre psychologique d’humiliation immédiate », selon l’expression de Michel Agier.
La construction du mur a d’ailleurs eu un impact direct sur le patrimoine palestinien : on estime qu’elle a occasionné la destruction de 1 100 sites archéologiques et monuments palestiniens dans les années 2000, tandis que des centaines d’autres sites palestiniens ont été entièrement séparés et annexés à Israël.
Cette politique s’est encore radicalisée en 2007 avec le blocus de Gaza : Israël a provoqué l’immobilisation forcée des Palestinien·nes, avec la complicité égyptienne et dans l’indifférence internationale. Cette immobilité affecte le monde culturel, obligé depuis lors d’évoluer en vase clos.
Une lente asphyxie culturelle
La destruction culturelle de la Palestine peut prendre des formes sinon plus subtiles, en tout cas moins visibles, par l’asphyxie progressive des institutions culturelles et patrimoniales. C’est particulièrement évident à Jérusalem-Est, depuis son annexion en 1967 et la proclamation unilatérale par les Israéliens, en juillet 1980, d’une « Jérusalem réunifiée, capitale éternelle d’Israël ».
La municipalité rend la vie impossible aux institutions culturelles palestiniennes, en les soumettant à une constante surveillance, en leur imposant des taxes faramineuses, en exigeant des informations arbitraires, en bloquant leurs financements, en les menaçant de fermeture, etc.
Alors que la ville représentait jusque dans les années 1980 un pôle de création artistique majeur dans la région, les innombrables contraintes physiques, administratives et mentales que l’occupation fait peser sur ses habitants ont dangereusement fragilisé le tissu culturel local.
Depuis la seconde Intifada, au début des années 2000, les deux cinémas ont été fermés. Plus récemment, Israël a privé la ville de sa population d’étudiant·es palestinien·nes en érigeant le mur de séparation : la grande université palestinienne de Jérusalem, Al-Quds (à Abu Dis), est séparée désormais de la partie orientale de la ville. Par ailleurs, de nombreuses organisations culturelles de Jérusalem-Est soulignent que l’interdiction qui leur est imposée par les autorités israéliennes de recevoir des fonds de l’Autorité palestinienne constitue un handicap majeur.
Privé d’un côté de presque tout financement palestinien et de l’autre des autorisations préalables exigées par les autorités israéliennes, il leur est presque impossible de rénover, de construire ou d’agrandir leurs bâtiments, voués par conséquent à une inévitable décrépitude et à un lent étouffement.
Si Jérusalem est un exemple paradigmatique de la politique culturicide israélienne, c’est toute la Palestine historique qui est touchée par la multiplication des mesures liberticides. Une loi de 2015 contraint par exemple les ONG palestiniennes à déclarer plusieurs fois par an les subventions en provenance de gouvernements étrangers dès lors que celles-ci représentent plus de la moitié de leur budget.
Un décret de 2018 interdit quant à lui aux associations basées en Israël de recevoir ou de verser des fonds depuis ou vers les Territoires occupés, en même temps qu’il interdit aux ONG palestiniennes basées en Palestine de transférer des fonds à des banques étrangères. Un autre décret interdit à toute association palestinienne en Israël d’effectuer des virements à l’étranger.
Depuis 2023, les Palestinien·nes de l’intérieur (d’Israël), dit·es « de 1948 », sont particulièrement touché·es par la volonté israélienne d’effacement. La fermeture des cinémas, des bibliothèques, des centres culturels dans les villes palestiniennes de l’intérieur, l’interdiction de parler arabe dans un nombre croissant de lieux publics, l’assignation à résidence, l’intimidation, voire l’emprisonnement sont le lot quotidien des artistes palestinien·nes vivant en Israël.
C’est ce qu’endurent actuellement, parmi tant d’autres, l’actrice Maisa Abdelhadi et la chanteuse Dalal Abu Amna, très suivies sur les réseaux sociaux, emprisonnées dès octobre 2023, puis assignées à résidence, pour avoir chacune posté sur Facebook un message de soutien à leur peuple. En Cisjordanie, la politique culturicide se déchaîne également, comme en témoigne le saccage du Freedom Theater à Jénine lors d’un raid de soldats israéliens en décembre 2023.
Ce qui se passe en Palestine – et à Gaza en particulier – est un acte qui va au-delà de la destruction physique et qui s’apparente bel et bien à un génocide culturel. Le musellement des voix créatives palestiniennes s’intègre à une politique générale visant à briser également les Palestinien·nes sur le plan psychique et émotionnel et s’inscrit dans un processus colonial de destruction qui suppose l’annihilation de l’identité palestinienne.
En coupant le peuple palestinien de sa propre culture, en tentant de rompre les liens entre son passé et son présent, Israël cherche à effacer tous ses horizons et à le déposséder de son avenir, tout en créant de nouveaux traumatismes qui perdureront sur des générations.
Cet article est tiré du no 25 de la Revue du crieur, une coproduction Mediapart-La Découverte, qui est disponible en librairies et Relay et en vente par correspondance à partir du 14 novembre.