Interview de Sergueï Lavrov, ministre russe des affaires étrangères
REPRIS d'Histoire et Société :
Question:
Vous avez représenté la Russie lors des évènements du sommet du G20 à Rio de Janeiro. Peu avant cela, il y a eu une série de rencontres avec des ministres africains des Affaires étrangères à Sotchi, où s’est tenue la première conférence ministérielle du Forum de partenariat Russie-Afrique. La lutte contre les pratiques modernes du néocolonialisme s’affirme de plus en plus dans l’agenda international. Cette question a-t-elle été abordée lors des évènements mentionnés?
Sergueï Lavrov:
Bien sûr, elle a été abordée. Un nombre croissant de participants à la communication internationale comprend que l’exploitation des anciennes colonies par les métropoles n’a jamais cessé. Elle a simplement changé de forme, mais l’objectif reste le même, à savoir pomper les ressources des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine pour maintenir la domination de l’Occident et le niveau de vie élevé de sa population. Les méthodes varient, allant de la pression des sanctions à la contrainte de conclure des accords inégaux et léonins. Il est clair que cela conduit au ralentissement du développement des États du Sud global et de l’Est global, en particulier les plus pauvres et les moins développés d’entre eux.
Il est particulièrement cynique de voir comment les Occidentaux profitent des malheurs des pays les plus vulnérables. Je vais donner un exemple. Après le tremblement de terre dévastateur en Haïti en 2010, sur les 2,5 milliards de dollars d’aide promis par les États-Unis, seuls 2,6% sont parvenus aux entreprises et organisations haïtiennes. Le reste a été “absorbé” par les prestataires américains. Et ce n’est pas un cas isolé. Des manipulations tout aussi flagrantes ont été orchestrées avec l’aide occidentale pour les peuples d’Irak et d’Afghanistan, des pays que les Américains eux-mêmes et leurs satellites de l’Otan ont d’abord dévastés.
Je ne peux pas non plus ne pas mentionner le fait que les pays en développement soulèvent avec insistance la question concernant leur place dans le système de division internationale du travail, qui, dans sa forme actuelle, constitue en soi une manifestation fragrante du néocolonialisme moderne. Par exemple, j’ai déjà eu l’occasion de mentionner que les pays africains recevaient moins de 10% des revenus de la vente de café sur le marché mondial, tout le reste allant aux multinationales.
Nous ne nous faisons pas d’illusions et nous comprenons que les néocolonialistes occidentaux ne renonceront pas de leur plein gré à leurs privilèges. Tout le monde voit que l’Occident n’hésite pas à utiliser les institutions financières internationales dans son propre intérêt. Les activités du FMI et de l’OMC sont politisées, et les membres “indésirables” de ces structures font l’objet d’une discrimination ouverte. C’est pourquoi nous et nos partenaires de la majorité mondiale considérons qu’il est grand temps d’aligner les principes et le système de gouvernance des institutions de Bretton Woods sur la situation réelle de l’économie mondiale, où le G7 représente moins d’un tiers du PIB mondial, alors que les États membres des Brics représentent 36%. Les Occidentaux sont d’accord avec cette approche en paroles, mais ne veulent rien faire.
Question:
La conférence des parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques vient de s’achever à Bakou. Le dialogue sur les questions climatiques en lien avec la sécurité énergétique et la protection de l’environnement se poursuit également dans d’autres formats, notamment au sein du G20…
Sergueï Lavrov:
Oui, c’est exact. Dans ces discussions, notre priorité est la dépolitisation de la coopération sur les questions climatiques. Les objectifs dans ce domaine doivent être réalistes, et leur mise en œuvre doit contribuer au développement socio-économique équilibré de tous les pays.
Les résultats du travail du G20 dans le domaine énergétique peuvent être évalués comme positifs. Cela est dû en grande partie aux efforts efficaces de la présidence brésilienne, qui a exempté les formats sectoriels du G20 des questions géopolitiques afférentes. Ainsi, après une interruption de trois ans, il a été possible d’adopter une déclaration ministérielle sur l’énergie, dont les dispositions sont rédigées de manière à prendre en compte les intérêts des pays du Sud global.
La délégation russe, comme auparavant, a mis en garde tous les participants contre l’augmentation du financement global du secteur des énergies renouvelables au détriment des investissements dans les secteurs énergétiques traditionnels. Nous pensons que pour éviter les chocs sur les marchés énergétiques et l’aggravation du problème de la pauvreté énergétique, il est nécessaire d’investir dans tous les types de combustibles disponibles.
Actuellement, la transition vers l’utilisation de technologies à faibles émissions est assez activement discutée sur les plateformes internationales. L’idée est que les émissions de dioxyde de carbone (CO2) créent un effet de serre qui, à son tour, conduit au réchauffement climatique. On en conclut que si l’on limite les émissions de CO2, il n’y aura pas d’augmentation des températures, ou elle se produira moins rapidement. En même temps, en tant que professionnels, nous devons tenir compte du fait que tous les scientifiques ne partagent pas ces évaluations. Il existe aussi une “école de pensée” dont les représentants montrent de manière concrète et très convaincante que le changement climatique est un processus cyclique et que, par conséquent, l’importance du facteur anthropique dans les calculs des partisans de la “lutte contre le changement climatique” est fortement exagérée.
Quoi qu’il en soit, nous considérons la tâche de la “transition énergétique” dans le contexte de l’accès universel à des sources d’énergie abordables, fiables, durables et modernes. Nous accordons un rôle clé dans ce processus au gaz naturel, le plus propre de tous les hydrocarbures et le combustible de “transition” idéal.
Nous restons opposés à la transformation “verte” accélérée promue par les pays occidentaux. L’obsession par ce sujet a déjà conduit à une augmentation injustifiée des prix de l’énergie et, par conséquent, à un coût record des engrais minéraux. Nous insistons sur le respect par les pays développés de leurs engagements d’aide aux pays en développement. D’ailleurs, il sera intéressant d’observer comment sera mis en œuvre l’engagement pris à Bakou de fournir 300 milliards de dollars par an aux pays en développement pour des projets “verts”. Je rappelle que l’Occident n’a pas daigné respecter son précédent engagement de financement “vert”, qui était trois fois moins important en termes de volume annuel de fonds promis.
Question:
Dans notre interview, nous ne pouvons pas ignorer les points chauds. Actuellement, il s’agit principalement de la tragédie palestinienne et de l’escalade continue de la crise au Moyen-Orient. Cette question a-t-elle été abordée lors du sommet du G20?
Sergueï Lavrov:
Oui, elle l’a été. D’autant plus que, comme vous l’avez justement noté, la situation au Moyen-Orient continue de se dégrader. L’escalade actuelle du conflit israélo-palestinien a déjà coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes. La confrontation armée s’est étendue au Liban et à d’autres pays voisins. Tout cela est une conséquence directe de la politique agressive et militariste d’Israël et de la volonté de Washington de monopoliser les fonctions de médiation, en sacrifiant les décisions consensuelles du Conseil de sécurité de l’ONU. Il est évident que le désir d’Israël d’assurer sa sécurité aux dépens et au détriment de la sécurité des autres, avec le soutien explicite des États-Unis, est une entreprise sans avenir et extrêmement dangereuse, compte tenu des conséquences que cette tragédie aura sur l’attitude du monde islamique envers Israël pour de nombreuses années à venir.
La clé pour améliorer la situation dans tout le Moyen-Orient, y compris au Liban, ne peut être que la normalisation de la situation dans la zone du conflit israélo-palestinien. Tout le monde le comprend, mais l’adoption au Conseil de sécurité de l’ONU d’une résolution vraiment forte exigeant un cessez-le-feu durable dans la bande de Gaza est régulièrement bloquée par les États-Unis.
La prochaine étape pour surmonter la phase aiguë de la crise devrait être la création des conditions nécessaires à la mise en œuvre de la solution à deux États. Il faut remplir ce que la communauté internationale appelle à faire depuis 1947: créer un État arabe palestinien coexistant en paix et en sécurité à côté d’Israël.
Nous pensons que dans le travail pour atteindre cet objectif, il faut s’orienter principalement sur l’opinion des États de la région, et non sur ceux qui tentent de dicter leurs conditions outre-Atlantique. D’ailleurs, cela ne concerne pas uniquement le problème palestinien, mais aussi d’autres situations de crise dans différentes régions du monde.
Question:
La crise ukrainienne semble être entrée dans une nouvelle phase d’escalade…
Sergueï Lavrov:
À en juger par ce qui se passe sur le terrain, nous sommes encore très loin d’un règlement politico-diplomatique de la crise. Washington et ses satellites restent obsédés par l’idée d’infliger une défaite stratégique à la Russie. Pour se rapprocher de cet objectif illusoire, ils sont prêts à bien des choses.
Les frappes de missiles en profondeur sur le territoire de notre pays constituent une escalade. Tous nos avertissements que ces actions inacceptables recevraient une réponse adéquate ont été ignorés. Le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, dans son allocution télévisée du 21 novembre, a clairement indiqué comment la Russie réagirait à ce type d’actions. Je suis convaincu que tous ceux qui sont responsables des dommages causés aux citoyens et aux infrastructures de la Russie recevront la punition qu’ils méritent.
Aucune escalade de l’adversaire ne nous fera renoncer à atteindre les objectifs de l’opération militaire spéciale. Pour paraphraser le Président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, nous sommes prêts à tout développement des événements, mais nous préférons toujours résoudre les litiges par des moyens pacifiques. En ce qui concerne l’Ukraine, il faut éliminer les causes premières du conflit.
Celles-ci incluent la création de menaces durables pour la sécurité de la Russie sur l’axe occidental, y compris l’expansion de l’Otan vers l’est, ainsi que les violations systématiques par le régime de Kiev des droits des Russes et des personnes s’associant à la culture russe et à la foi orthodoxe. La démilitarisation et la dénazification, garantissant un statut non aligné, neutre et non nucléaire des territoires sous le contrôle du régime de Kiev, doivent devenir un élément nécessaire du règlement politique du conflit. Bien entendu, la condition de tout accord sera la reconnaissance des réalités politiques et territoriales inscrites dans la Constitution de la Russie.