Les leçons des premiers immigrants juifs en Palestine

Publié le par FSC

Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités à Sciences Po
Le Monde du 10 novembre 2024

 

       La vieille ville de Jérusalem, en mars 2015. THOMAS COEX / AFP

 

Les animateurs de la première vague d’immigration juive en Palestine, à la fin du XIXe siècle, n’avaient déjà aucun doute sur le caractère inévitable d’un conflit avec la population arabe.

L’émergence progressive du sionisme, en tant que mouvement prônant le rassemblement du peuple juif sur la terre d’Israël, a été particulièrement complexe. En effet, c’est d’abord le courant évangélique du protestantisme anglo-saxon qui, à partir du milieu du XIXe siècle, a prôné une forme de sionisme chrétien, selon laquelle l’accomplissement des prophéties bibliques dépend de la « restauration » du peuple juif sur la Terre sainte. Ce n’est qu’à partir de 1882 que les « Amants de Sion » et d’autres groupes de militants juifs de l’Empire russe organisent, en réaction à la vague de pogroms antisémites, une première vague d’émigration vers la Palestine ottomane.

C’est par le terme hébreu d’alya qu’est désignée cette « ascension » vers Eretz Israel, la « terre d’Israël ». Les autorités ottomanes évaluent alors la population de Palestine à 465 000 habitants, dont 405 000 musulmans, 45 000 chrétiens et 15 000 juifs. Ces statistiques, établies à des fins fiscales, ne prennent en compte ni les Bédouins, ni les quelque 9 000 juifs de nationalité étrangère, ou bénéficiant de la protection d’un consulat européen à Jérusalem.

Des pionniers trop méconnus


Cette première alya a trop souvent été négligée, car elle anticipe sur la conceptualisation du terme « sionisme » (en 1890, par Nathan Birnbaum) et sur la fondation officielle du mouvement sioniste (en 1897, à Bâle, à l’initiative de Theodor Herzl). Elle est en outre marquée par le caractère hétérogène des mouvements, souvent concurrents, qui la composent : les « Amants de Sion », dirigés depuis Odessa, qui tentent de détourner vers la Palestine une partie, même limitée, du flux massif d’émigration juive vers les Etats-Unis ; le Bilu, animé depuis Kharkiv et désigné par l’acronyme hébreu de « maison de Jacob, allez et nous irons » ; les « Fils de Moïse », disciples d’Asher Guinzbourg, né près de Kiev, qui choisit d’hébraïser son nom en Ahad Haam, soit « un du peuple ». La dimension ukrainienne de cette première alya est fondamentale, ainsi que sa détermination à transformer l’hébreu de langue religieuse en langue nationale.

Le volontarisme d’une telle hébraïsation est porté par le slogan énoncé depuis Jérusalem par Eliezer Ben Yehouda : « Un seul peuple, une seule terre, une seule langue ». Ce triptyque se fait l’écho des différents nationalismes européens, en posant un lien indéfectible entre le peuple juif, la terre d’Israël et l’hébreu moderne. Mais les pionniers de cette première alya, eux-mêmes divisés, doivent affronter l’hostilité des communautés juives installées de longue date en Palestine et vouées à l’étude et à la prière dans les écoles rabbiniques de Jérusalem, d’Hébron, de Safed et de Tibériade.

Dès 1885, le pamphlet Un cri du temple est diffusé en Palestine comme dans la diaspora juive pour fustiger « cette idée qui n’est que du vent et de la folie douce de travailler la terre et de parcourir le pays en sonnant les trompettes de la renommée autour de l’expression trompeuse “installation en terre d’Israël” ». Un rabbin de Jérusalem se déclare même « en guerre avec les porte-drapeaux du nationalisme sans religion ».

« Vers une guerre difficile »


L’accent idéologique mis sur la rédemption par le travail de la terre se heurte à la réalité d’une immigration largement originaire de villes européennes, qui s’oriente plutôt vers les centres urbains de Jérusalem et de Jaffa. Les implantations de 1882 à Rishon LeZion, Zikhron Yaakov et Petah Tikva n’attirent chacune que quelques centaines de pionniers. En une dizaine d’années, cette première alya établit entre 10 000 et 20 000 immigrants en Palestine, une estimation rendue d’autant plus délicate que l’écrasante majorité de ces immigrants n’a pas la nationalité ottomane, et n’apparaît donc pas dans les statistiques officielles.

En outre, une proportion importante, déçue par la dure réalité en « terre d’Israël », préfère poursuivre sa migration vers les Etats-Unis. Tel est le cas de Naftali Imber, qui quitte la Palestine en 1889, après sept années marquées par la composition du futur hymne de l’Etat d’Israël. De manière générale, cette première alya se heurte déjà à la difficulté de l’accès à la terre face à une population arabe qui nourrit une relation organique avec cette même terre.

Ahad Haam écrit, sur le bateau qui le ramène, en 1891, de Jaffa à Odessa, sa Vérité sur Eretz Israel, tirant ainsi les leçons de son expérience palestinienne : « Nous avons l’habitude de croire, à l’étranger, que la Palestine est une terre presque entièrement désolée, un désert non cultivé, un champ en friche, où quiconque désireux d’y acheter des terrains pourrait se rendre et en acquérir à sa guise. En réalité, elle ne l’est pas : sur toute cette terre, il est difficile de trouver un champ de terre arable non semée ».

Il ajoute que « les Arabes, notamment ceux des villes, voient et comprennent le sens de nos actions et de nos aspirations en Palestine ; mais ils se taisent. Ils affectent de ne rien savoir car, pour le moment, ils ne voient aucun danger pour leur avenir ». Cependant, « le jour où la présence de notre peuple prendra une dimension qui empiète, de peu ou de beaucoup, sur les positions des autochtones, ce n’est pas de bon gré qu’ils nous céderont leur place ». Sa conclusion n’en est que plus sévère : « Si, vraiment et de bonne foi, nous voulons parvenir à nos fins sur la terre de nos aïeux, il ne faut pas nous cacher que nous allons vers une guerre difficile qui demande à être soigneusement préparée » et avec « de bonnes armes ». C’était en 1891, six ans avant le congrès fondateur du sionisme actuel.

 

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