PALESTINE, Témoignage documentaire : No Other Land
Michaël Mélinard
L'Humanité du 12 novembre 2024
Basel Adra et Yuval Abraham : « Semaine après semaine, les maisons des habitants sont détruites alors que se construisent des colonies pour étouffer les Palestiniens »
Dans No Other Land, un documentaire signé à quatre, un Palestinien, Basel Adra, et un Israélien, Yuval Abraham, montrent la politique d’expulsion et de destruction systématique des habitations de Masafer Yatta, zone villageoise du sud de la Cisjordanie.
Pendant cinq ans, Basel Adra, Yuval Abraham, Hamdan Ballal et Rachel Szor ont filmé le quotidien des habitants de Masafer Yatta, ensemble de villages palestiniens ruraux dans le sud de la Cisjordanie. No Other Land illustre, images fortes à l’appui, la politique d’occupation et d’expulsion systématique de l’armée israélienne.
La destruction de l’habitat des autochtones est menée sous couvert d’un arrêté ayant transformé ce territoire en zone d’entraînement militaire, interdisant de fait quasiment toute reconstruction alors que les colonies alentour ne cessent de s’étendre. Acteurs de leur propre film, Basel, le Palestinien, et Yuval, l’Israélien, utilisent leur caméra comme une arme de documentation massive. Rencontre avec ces deux cinéastes militants.
Vous êtes tous deux journalistes, que vous permet ce film que votre métier ne vous autorise pas ?
Yuval Abraham
Beaucoup de gens sont conscients de l’existence de l’occupation militaire et la trouvent même injuste. Mais c’est une chose de le savoir, c’en est une autre de voir le visage d’une mère regarder sa propre maison être détruite. Aujourd’hui, les gens regardent d’horribles images sur Tik Tok puis passent à autre chose dans une sorte de routine.
Passer une heure et demie concentré sur l’histoire d’une communauté palestinienne dans le sud de la Cisjordanie et la façon dont elle tente de survivre face à l’occupation militaire donne le temps d’en comprendre les conséquences humaines. Les dizaines de milliers d’heures de rushes comprimées en 90 minutes permettent de voir la politique de transfert forcé et d’expulsion de manière très claire. Ce n’est pas possible en venant une journée pour un article.
Vous évoquez les limites du journalisme…
Yuval Abraham (il coupe)
Ces limites existent aussi dans le cinéma. Le film a eu un énorme succès. Il a remporté des prix dans de nombreux festivals, y compris à Berlin. Mais, paradoxalement, la situation à Masafer Yatta, la communauté sur laquelle porte le film, n’a fait qu’empirer.
Les habitants de six villages ont dû fuir après le 7 octobre en raison de la violence des colons. Les bulldozers et les soldats continuent de détruire les maisons. Nous sommes des cinéastes mais aussi des militants. Lorsque nous nous retrouvons encore et encore face à un mur, nous nous interrogeons sur l’utilité de notre action.
Ni le journalisme ni la réalisation d’un long métrage n’apportent de réponse claire au sentiment d’impuissance. À une époque où l’injustice est si criante, le cinéma documentaire ne doit pas peindre une fausse image de neutralité ou de symétrie, mais mettre en lumière les zones les plus marginalisées et les plus opprimées.
Comment décidez-vous de ce qu’il faut montrer ou non ?
Yuval Abraham
Nous voulons montrer la réalité telle qu’elle est mais aussi représenter la communauté avec son humour et ces gens qui s’accrochent à la vie. Ce sont des montagnes russes émotionnelles qu’il s’agissait de restituer au montage.
Basel, quelle a été votre réaction en voyant Yuval et Rachel à Masafer Yatta ?
Basel Adra
Des militants israéliens et internationaux viennent en solidarité depuis vingt ans. Je n’ai donc pas été surpris. Ils ne sont pas les premiers à venir même s’ils ne sont pas très nombreux. Yuval parle arabe et nous avons le même âge. La relation est devenue plus étroite, profonde et amicale parce qu’ils ont commencé à venir presque toutes les semaines. Mais il est vrai que certains Palestiniens ne comprennent pas leur engagement.
Comment avez-vous pris conscience de la situation palestinienne ?
Yuval Abraham
La plupart des Israéliens juifs ne connaissent pas l’arabe, surtout les jeunes de ma génération – moins de 1 % d’entre eux peuvent lire un livre en arabe. Le fait d’apprendre et de parler cette langue couramment m’a permis de rencontrer des Palestiniens d’une manière plus directe.
En Israël, le système éducatif et les médias les représentent de manière étroite et violente. Il n’y a, en revanche, aucune explication de la violence israélienne. On ne se demande pas pourquoi ces gens sont si en colère contre nous, ni ce que nous leur avons fait.
À Masafer Yatta où, semaine après semaine, les maisons des habitants sont détruites alors que se construisent des colonies pour étouffer les Palestiniens, la dynamique se comprend d’une manière plus globale. C’est là que j’ai trouvé la motivation pour essayer de sensibiliser la société israélienne et l’aider à comprendre que la violence structurelle de l’occupation militaire n’est ni légitime ni juste.
Que vous inspirent les critiques à votre encontre dans votre pays ?
Yuval Abraham
Il est étrange de parler aux grands médias en France. En Israël, je suis très en marge de la société et ma capacité à l’influencer est limitée. Ce n’est pas facile parce que, en fin de compte, c’est mon peuple, ma famille, mes amis.
Malgré le rejet social, je suis fidèle à mes valeurs. Ils peuvent dire que je suis un traître, mais me contenter d’être conformiste et de soutenir l’occupation serait une trahison de ce que je crois être juste, moral et constructif. J’espère que d’autres Israéliens se joindront à ce mouvement pour le changement.
Comment la situation de Masafer Yatta a-t-elle évolué depuis le 7 octobre ?
Basel Adra
Beaucoup de colons sont devenus des soldats. Ils contrôlent tout. Six communautés de ma région n’existent plus à cause de leurs attaques. Ils viennent jour et nuit. Des avant-postes et des colonies se développent et s’étendent sur nos terres.
Ils ferment les routes, empêchent les gens de circuler pour aller chercher leurs moutons ou récolter leurs oliviers. Et s’ils tentent de le faire, les soldats-colons les arrêtent ou leur tirent dessus. La vie est devenue encore plus difficile à Masafer Yatta.
Considérez-vous la caméra comme une arme ?
Basel Adra
C’est un outil très puissant pour nous, Palestiniens, qui n’avons aucun pouvoir face à l’occupation. Nous documentons ce à quoi nous sommes confrontés au quotidien comme, par exemple, la mort de mon cousin que j’ai pu filmer par hasard.
Si je raconte l’histoire de ce Palestinien, abattu après avoir terminé sa prière à la mosquée par des colons descendus d’un avant-poste, la plupart des gens ne me croiront pas. Mais la vidéo est une preuve, la vérité que les gens peuvent voir de leurs propres yeux et ne peuvent nier. Mon seul pouvoir est de prendre une caméra et de risquer ma vie en courant après les soldats et les colons pour les filmer.