Palestine. Les multinationales contre le droit international
Orient XXI du 07 novembre 2024
Daniel Brown
Journaliste indépendant, ancien grand reporter à Radio France internationale (RFI).
Emma Tatham
Consultante en développement durable
Hébron, 28 décembre 2021. Les forces de sécurité israéliennes montent la garde lors de la démolition par des pelleteuses Hyundai d’une maison palestinienne. HAZEM BADER / AFP |
En ignorant les cadres juridiques contraignants, les entreprises impliquées à Gaza et dans les colonies israéliennes en Cisjordanie ne sont pas seulement complices de violations des droits humains. Elles soutiennent activement les mécanismes qui rendent ces exactions possibles.
Dans les collines bibliques du sud-ouest de Naplouse, par-delà les monts qui ondulent au travers de la Cisjordanie occupée par Israël, des hôtes Airbnb proposent d’apaisants séjours à leurs visiteurs. La ferme écologique de Dalit Ohana, située à Yakir, dispose d’un atelier de céramique situé à quelques pas d’une piscine chauffée. Mais sous le vernis tranquille, cette colonie de 2 600 personnes cache une réalité plus sombre faite de violations du droit international et des droits humains.
Selon la Cour internationale de justice (CIJ), des multinationales comme Airbnb, Caterpillar, et des institutions financières européennes telles que BNP Paribas et HSBC sont activement complices dans le soutien apporté par Israël à l’implantation illégale de colonies dans les territoires palestiniens occupés (TPO). Des entreprises comme Volvo et Hyundai jouent aussi un rôle non négligeable dans la perpétuation de ces violations en fournissant les engins utilisés pour déplacer des communautés et des familles entières. En plus de bafouer le droit international et de contribuer directement à la violation systémique des droits des Palestiniens, ces entreprises ne respectent pas non plus la législation sur les droits sociaux, économiques et du travail (voir encadré).
Airbnb, la petite maison dans la colonie
Retour à Yakir. C’est dans cette colonie située à une heure de route de Tel-Aviv que Dalit Ohana, hôtesse Airbnb, propose sa maison par l’intermédiaire de la plateforme de l’entreprise. Son annonce invite à profiter d’une escapade tranquille, d’une « unité écologique verte » au milieu de la nature et d’un « chariot à café ». Le rôle d’intermédiaire joué par Airbnb dans cette colonie vieille de 43 ans peut sembler anodin à première vue. Mais en proposant des maisons dans des colonies israéliennes illégales, l’entreprise états-unienne contribue à normaliser une occupation condamnée par la communauté internationale depuis des décennies. Car Yakir a été établie sur des terres confisquées au village palestinien voisin de Deir Istiya.
Selon l’Institut de recherche appliquée de Jérusalem (ARIJ), 659 dunams (environ 65 hectares) des terres de Deir Istiya ont été confisqués pour construire la colonie. Au fil des ans, Yakir s’est agrandie pour faire face à une population croissante. Son développement a nécessité la confiscation de nouvelles terres. Le 5 juin 2024, les colons de Yakir ont détruit au bulldozer des terres palestiniennes près de la ville de Salfit pour créer une zone tampon complètement fermée, ce que confirme le militant palestinien anti-colonisation Nazmi Al-Salman, le but étant d’isoler davantage les communautés palestiniennes de leurs terres agricoles.
L’expansion de la colonie fait en effet partie de la politique d’Israël d’occupation en Cisjordanie occupée. En mars 2024, Israël a procédé à la plus importante saisie de terres depuis les accords d’Oslo de 1993, soit 800 hectares de terres près de la frontière entre la Cisjordanie et la Jordanie, qui font partie des 1 500 hectares de terres saisies depuis le début de l’année, un record pour les 30 dernières années.
Cette réalité brutale contraste fortement avec le ton apaisé des annonces d’Airbnb à Yakir. Des offres similaires sont publiées pour des habitations situées dans d’autres colonies illégales, comme Givat Harel (« dans une belle région entre vignes et champs, notre maison est située dans un endroit calme avec une vue à couper le souffle »), Giv’at Janoah (« depuis la fenêtre de la maison [profitez] d’un contact direct avec la nature »), Ariel (« un appartement moderne et spacieux »), Shilo (« un jacuzzi écologique et une douche bienfaisante ») et Kdumim (« l’île de la tranquillité », appartement de vacances) pour n’en citer que quelques-unes. En 2018, sous la pression des groupes de défense des droits humains, Airbnb s’est engagé à supprimer les annonces dans ces colonies, avant de revenir sur sa décision en 2019.
Lors de nos échanges en ligne avec Dalit, l’hôtesse de la colonie de Yakir a défendu avec ferveur le droit d’Israël à cette terre, formulée dans une rhétorique religieuse et messianique. Elle a rejeté les accusations concernant les violences commises à l’encontre des civils palestiniens, et présenté l’occupation comme un droit divin, argument idéologique qui revient souvent pour justifier ces colonies illégales. « Vous faites partie de mon peuple, nous sommes ensemble avec Israël, et je prie chaque jour pour que le Messie vienne et que nous recevions tous la grande lumière de Dieu ! », a-t-elle écrit.
Contacté sur la signification de tels messages, Airbnb a répondu de la manière suivante :
"Le respect des politiques et des normes qui protègent notre communauté est très important pour nous. Nous avons examiné attentivement votre cas, et nous vous remercions de nous avoir informés des actions de l’hôte. Notre examen est maintenant terminé et nous ne sommes pas en mesure de vous offrir une aide supplémentaire pour le moment. Nous comprenons que ce n’est peut-être pas ce que vous espériez."
Cet échange atteste de l’incapacité d’Airbnb de répondre à de tels griefs. Booking.com, un autre site de réservation d’hébergement dans l’industrie du tourisme, fait lui aussi l’objet d’une campagne judiciaire actuellement pour son rôle dans la normalisation des colonies illégales. En mai 2024, des groupes de défense des droits humains aux Pays-Bas ont engagé une procédure pénale contre la plateforme. Ils accusent la société néerlandaise de blanchiment d’argent provenant de ses activités commerciales en Cisjordanie. La plainte a été déposée par le Centre européen d’aide juridique (ELSC), aux côtés d’une coalition menée par l’ONG palestinienne Al Haq et les deux organisations néerlandaises Centre for Research on Multinational Corporations (Somo) et The Rights Forum. Tous allèguent que Booking.com a blanchi de l’argent lié aux crimes de guerre, et tiré profit de ses violations des droits humains. Le site a nié leurs allégations, déclarant qu’aucune loi n’interdisait d’intervenir dans les colonies israéliennes, et que plusieurs lois prohibaient même le désinvestissement dans la région.
Les banques, moteur économique des colonies de peuplement
Le commerce des armes entre Israël et l’Europe est peut-être la forme la plus visible de l’implication des multinationales dans l’occupation. Des entreprises comme Elbit Systems, Israel Aerospace Industries et Rafael Advanced Defense Systems fournissent les armes et les technologies qui permettent à Israël d’exercer son contrôle militaire sur les TPO.
Mais ces entreprises d’armement n’opèrent pas de manière isolée. Les institutions financières européennes sont largement impliquées dans le financement et la facilitation du commerce des armes, fournissant les capitaux nécessaires à Israël pour maintenir sa domination militaire. Un rapport publié en 2024 par Pax for Peace révèle que les banques européennes, les fonds de pension et d’autres institutions financières continuent d’investir massivement dans l’industrie israélienne de l’armement. À eux seuls, les 20 principaux créanciers européens ont accordé plus de 36,1 milliards d’euros de prêts et de garanties à ces entreprises. Le soutien financier de banques européennes telles que BNP Paribas, HSBC et la Société Générale est devenu crucial pour que l’armée israélienne reste approvisionnée et opérationnelle. Leur soutien facilite également la protection militaire qu’Israël offre à son entreprise de colonisation. À ce jour, ils ont aidé 700 000 colons à vivre dans les 279 colonies établies en Cisjordanie et à Jérusalem.
Sans le soutien financier des banques européennes, les colonies israéliennes ne pourraient pas survivre. Un rapport publié en décembre 2023 par la coalition Don’t Buy Into Occupation (DBIO) révèle que plus de 700 institutions financières européennes ont investi dans des entreprises impliquées dans des activités illégales de colonisation. Ces banques détiennent des actions et des obligations d’une valeur de 115 milliards de dollars (106 milliards d’euros) dans 50 entreprises qui sont directement complices de la construction, de la surveillance et de la viabilité économique de ces colonies. Les institutions et les entreprises financières européennes sont donc des acteurs clés dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et de la technologie qui soutiennent les colonies. Des chiffres récents révèlent que plus de 171 milliards de dollars (158 milliards d’euros) de prêts et de garanties ont été accordés par des institutions financières européennes à des entreprises impliquées dans des activités illégales de colonisation. Sans ce soutien financier, l’infrastructure et la viabilité économique des colonies israéliennes seraient durement affaiblies, depuis les projets de logement jusqu’aux opérations de surveillance qui contrôlent les déplacements des Palestiniens.
Au-delà des violations évidentes du droit humanitaire commises par les entreprises mentionnées ci-dessus, ces sociétés violent également les droits sociaux et du travail protégés par l’Organisation internationale du travail (OIT). Les travailleurs palestiniens des colonies sont confrontés à des conditions difficiles, à des disparités salariales et à des restrictions en matière de syndicalisation, ce qui constitue une violation des conventions de l’OIT sur les pratiques de travail équitables. Les entreprises européennes qui soutiennent ces colonies pourraient subir de nouvelles pressions, car l’OIT a déposé une plainte le 27 septembre 2024 contre les autorités israéliennes pour « violations flagrantes de la convention de l’OIT sur la protection des salaires ». Les abus documentés vont des salaires impayés aux prestations refusées à plus de 200 000 travailleurs palestiniens à Gaza et en Cisjordanie.
Les entreprises ignorent également le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) qui garantit le droit à un niveau de vie suffisant, y compris le logement et le droit au travail. Elles méconnaissent les lignes directrices de l’OCDE sur les principes de conduite responsable, y compris la gestion responsable de la chaîne d’approvisionnement. Enfin, elles bafouent le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) qui garantit le droit à la liberté de circulation, assure le droit à la liberté et protège les individus contre les intrusions arbitraires dans leur foyer.
Les limites de l’impunité
Toutefois, alors que de nombreuses entreprises européennes restent profondément investies dans l’occupation israélienne, des signes de changement se font jour. En juin 2024, le fonds de pension norvégien KLP a désinvesti 728 millions de couronnes norvégiennes (64 millions d’euros) de Caterpillar. Dans un communiqué, il pointe du doigt l’implication de l’entreprise dans « la démolition des maisons et des infrastructures palestiniennes » en Cisjordanie et à Gaza.
Cette décision crée un précédent important que d’autres institutions financières pourront suivre. Elle démontre que le désinvestissement peut être un outil puissant pour responsabiliser les entreprises. Parallèlement, une initiative du groupe Starbucks Workers United, exprimant sa solidarité avec les Palestiniens, a conduit à un boycott généralisé de l’entreprise et a fait perdre à Starbucks près de 11 milliards de dollars d’actions (10 milliards d’euros). De manière plus anecdotique, l’entreprise Puma a annoncé mettre un terme à son parrainage de la Fédération israélienne de football en 2024, après plusieurs appels au boycott des consommateurs concernant les colonies illégales de Cisjordanie.
Face à l’escalade meurtrière de la violence israélienne dans la bande de Gaza et au Liban, la recrudescence des morts, des agressions et des violations des droits humains en Cisjordanie suscite un intérêt médiatique moindre. Toutefois, le mouvement croissant dans l’Ouest global en faveur du respect du principe de responsabilité, des boycotts de consommateurs et des campagnes de désinvestissement, offre une voie à suivre.
Le récent arrêt de la CIJ sur l’illégalité de l’occupation par Israël des TPO fournit un cadre juridique clair pour faire respecter l’obligation de rendre des comptes. Les pays et les entreprises qui continuent d’investir dans la colonisation ne se contentent pas d’ignorer les résolutions de l’ONU : ils violent aussi la quatrième convention de Genève relative à la protection des droits des civils dans les zones de conflit et les territoires occupés.
Si les multinationales et les institutions financières continuent de tirer profit de l’occupation, elles doivent se préparer à faire face à des poursuites judiciaires, à la réaction des consommateurs et à de nouvelles campagnes de désinvestissement. Il est temps que l’Europe assume la responsabilité de son rôle dans le maintien de l’occupation israélienne, et que les entreprises soient tenues responsables de leur complicité dans ces violations.