Un peuple qui en opprime un autre ...

Publié le par FSC

Isabelle Mandraud
Le Monde du 18 novembre 2024

 

A l’intérieur du ranch de Danny, entre les box et les salles de réunion, à Sitria (Israël), le 29 octobre 2024. OFIR BERMAN POUR « LE MONDE »

 

Après plus d’un an de guerre dans la bande de Gaza, de nombreux appelés et réservistes israéliens, témoins et acteurs de la destruction de l’enclave palestinienne, développent des troubles de stress post-traumatique. Soignés dans un ranch près de Tel-Aviv, deux d’entre eux se sont confiés au « Monde ».

L’endroit est paisible. Une végétation luxuriante enserre des écuries. Des coins salon ont été aménagés. Partout, des petits objets, un cœur en bois, des bougies en pot, un vieux transistor, insufflent un sentiment intimiste qui inciterait au bien-être, n’eût été ce détail qui tranche : une plaque d’une fausse rue, « PTSD boulevard » (post-traumatic stress disorder, « troubles de stress post-traumatique »), apposée entre des box de chevaux.

Depuis des mois, le « ranch de Danny », à trente kilomètres au sud de Tel-Aviv, à Sitria, accueille des centaines de soldats israéliens de retour de Gaza, traumatisés par la guerre, la plus longue et la plus sanglante jamais entreprise par Israël en représailles au massacre du 7 octobre 2023 commis par des commandos du Hamas sur le territoire hébreu.

Plusieurs fois par semaine, ces militaires suivent ici des séances de thérapie, collectives et individuelles, pour tenter de se libérer des images cauchemardesques qui les hantent. Certains viennent d’eux-mêmes, mais beaucoup sont de plus en plus souvent envoyés par leur hiérarchie. Mi-octobre, le général Eyal Zamir, directeur général du ministère de la défense, qui finance partiellement les programmes de réadaptation, est venu visiter les lieux. Les chevaux font partie du parcours de soins. Ils rassurent.

Ce jour-là, au bord du manège à ciel ouvert, une demi-douzaine d’hommes parlent entre eux autour d’une vaste table ronde sur laquelle trône un fusil d’assaut. L’un est en uniforme militaire, un autre, tee-shirt blanc et casquette enfoncée sur la tête, a fait partie des soldats qui ont identifié le corps de Yahya Sinouar, le chef du Hamas, tué par une patrouille israélienne dans le sud de la bande de Gaza, le 17 octobre.

Comme la plupart de ses pairs, il choisit de s’éclipser. Adi reste. A la condition expresse de ne pas mentionner son nom de famille, il accepte de se confier. « Pour vous, nous sommes des monstres, n’est-ce pas ? Dans bien d’autres pays aussi, d’ailleurs… », commence-t-il, avant de s’interrompre. Il cherche ses mots.

« Une cage sous le feu »


A 43 ans, ce réserviste – en Israël, chaque soldat est affecté à une unité de réserve à la fin de son service militaire jusqu’à l’âge de 51 ans, pour des périodes plus ou moins longues – a été envoyé à Gaza dans les heures qui ont suivi le 7-Octobre. « Je commandais une unité chargée, en première ligne, d’ouvrir les routes avec des bulldozers et d’aider les chars, c’était comme être dans une cage sous le feu… » Nouvelle pause. « Ils [les Palestiniens] n’ont pas d’uniforme, on ne sait pas qui est l’ennemi, la tension était très forte, on ne se reposait pas, on ne mangeait pas », poursuit-il avec effort. En décembre 2023, à Chadjaya, un quartier de la ville de Gaza rasé par les forces israéliennes au prix de centaines de morts, Adi est blessé par un tir de roquette. Deux semaines plus tard, il est renvoyé à Khan Younès, dans le sud de l’enclave, où l’armée vient de pénétrer.

« Le danger est partout, à 360 degrés, vous ne reconnaissez rien, la vigilance est extrême », continue cet investisseur financier dans le civil, svelte et les épaules carrées mais dont les yeux paraissent lutter contre une immense fatigue. Il tait les victimes gazaouies – plus de 43 000 morts depuis le début de la guerre, selon les autorités locales, un chiffre admis par les Nations unies  –, mais il exprime à sa façon, indirecte, la violence dont il a été témoin et acteur. « L’un de mes hommes est devenu subitement muet. »

Le sort d’un autre réserviste apporte une lumière plus crue. Eliran Mizrahi, 40 ans, père de quatre enfants, conducteur lui aussi d’un D-9 bulldozer déployé à Gaza, s’est suicidé en juin, après cent quatre-vingt-six jours sur le terrain. Selon le témoignage de sa mère, rapporté par les médias israéliens, il disait ressentir du « sang invisible » s’écouler de son corps. Une semaine après, son copilote, Guy Zaken, avait affirmé, devant une commission parlementaire de la Knesset, le Parlement israélien, que les soldats avaient dû, à de nombreuses reprises, « écraser » des Palestiniens, « morts ou vivants, par centaines ».

Pour Adi, les troubles ont commencé lors d’une pause, après cinq mois passés dans l’enclave palestinienne. « Je suis allé en famille passer quelques jours de vacances à Eilat [dans le sud d’Israël] et j’allais entrer dans un restaurant quand un vigile a posé sa main sur moi pour m’arrêter. J’ai failli le tuer. Si je n’avais pas eu mes enfants, ma femme à côté de moi, je serais aujourd’hui en prison. J’ai compris alors que j’avais un problème. » Parmi les quatre blessés de son unité, dit-il, tous souffrent d’un PTSD. « Le plus difficile est de revenir à la vie normale, et je ne veux pas transmettre à mes enfants ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti. »

Ici, dit-il en regardant autour de lui dans le ranch, « c’est comme une seconde maison, un endroit où l’on vous comprend, où le contact avec les chevaux nous aide ». Adi suit une thérapie, il a eu recours à l’EMDR, une technique mise au point aux Etats-Unis dans les années 1980 qui agit par mouvements oculaires pour aider à dépasser des vécus traumatiques non digérés et responsables de symptômes souvent invalidants – perte du sommeil et de l’appétit, crises de panique, état d’hypervigilance, flash-back et cauchemars incessants.

Ce réserviste en a pourtant vu d’autres, après avoir été mobilisé lors de l’opération « Rempart » (« Homat Magen »), en Cisjordanie, durant la seconde Intifada, en 2002, ou pendant la deuxième guerre du Liban, en 2006, mais, « cette fois, souligne-t-il, c’est différent ».

Un refuge pour les soldats


Dedi, 43 ans, en est lui aussi convaincu. « Cette guerre n’a rien à voir avec les autres. » Ce n’est pourtant pas la première fois que ce réserviste aux yeux bleus, catogan et tatouages, fréquente le ranch de Danny. Engagé à de multiples reprises depuis le début des années 2000, il porte sur le corps les stigmates de blessures anciennes dues à l’explosion d’une roquette, et il a subi plusieurs traumatismes, comme cette attaque au couteau dont il a réchappé de peu en 2003. « Au début, tu te sens comme une merde. Moi, un IDF [« Israel Defense Forces » en anglais], un officier, souffrir de PTSD ? C’était impossible, mais maintenant, je sais que je ne suis pas un surhomme et, quand je franchis ces portes, je me sens au paradis », lance-t-il.

De nouveau rappelé après le 7-Octobre, il est envoyé à la frontière nord avec le Liban, qu’il rejoint à contrecœur. En mettant en avant sa formation d’instructeur antiterroriste, il fait des pieds et des mains pour rejoindre Gaza, sans dissimuler l’esprit de revanche qui l’animait alors. « Mais là-bas, tu en vois tellement… », murmure-t-il, la gorge serrée. Son récit se  trouble. « Les gamins… Les gamins… », répète-t-il, sans que l’on sache si les jeunes Gazaouis lui faisaient peur ou s’il en avait pitié. Il n’en dira pas plus. « Maintenant, conclut-il fébrilement en mimant la scène, quand je regarde la télé avec mes enfants, je tourne constamment la tête dans tous les sens. » Cinq mois après être revenu de Gaza, Dedi a du mal à maîtriser ses émotions.

« Ce n’est que le début, soupire Danny Sitrin, 55 ans, propriétaire du ranch. Bientôt, ils seront encore plus nombreux. » Né en Argentine, mais très tôt émigré en Israël, lui-même vétéran de la première Intifada, en 1987, il a créé cette ferme après avoir envoyé promener toutes ses activités professionnelles et passé trois mois à arpenter la forêt avec un cheval et un chien. « La mort de mon père avait rouvert mon propre trauma », explique-t-il. Destiné à l’origine aux enfants, son ranch est devenu un refuge pour les soldats, financé pour une bonne partie par des dons.

Selon le Bureau de réinsertion du ministère de la défense, cité par le média en ligne Times of Israël, le 29 octobre, environ 5 200 soldats israéliens, soit 43 % des blessés accueillis dans les centres de rééducation et de réadaptation, souffrent de stress post-traumatique. « Il prévoit que, d’ici à 2030, environ 100 000 personnes » seront prises en charge, précisait l’article, « dont au moins la moitié souffrira de PTSD ». Plus de 1 600 soldats présentaient des signes de détresse dus aux bombardements et à la fatigue au combat, alertait de son côté le quotidien Haaretz dès le 3 janvier, trois mois seulement après le début de la guerre.

« Dissonance permanente »


Contactée par Le Monde, l’armée israélienne minimise pourtant le phénomène. Tout en se disant « non habilité » à communiquer des chiffres, ou à les commenter, un officiel du corps médical préfère mettre en avant la prévention du risque. Il admet néanmoins que des soldats en état de stress post-traumatique retournent au combat. « Certains sont retirés, mais pour d’autres, le plus important est de continuer comme avant », affirme-t-il. Ce faisant, les troubles augmentent.

Peut-on être à la fois bourreau et victime ? « La réponse est clairement oui », estime Eran Halperin, professeur de psychologie à l’Université hébraïque de Jérusalem et auteur d’un essai Warning ! Hate ahead (« Attention ! La haine vous guette », Ludwig Mayer Jerusalem Ltd, non traduit), dans lequel il mettait en garde, bien avant le 7-Octobre, contre une émotion « destructrice ». Aujourd’hui, observe-t-il, pour les soldats revenus de Gaza, « la tension entre, d’un côté, le traumatisme subi et, de l’autre côté, le fait d’essayer de renouer avec un semblant de vie normale crée une dissonance permanente ».

« Victimes le 7-Octobre, ils ont une licence pour devenir bourreaux, c’est très dangereux, appuie Merav Roth, psychanalyste à Tel-Aviv. Or, chaque jour, Israël continue de perdre des civils et des soldats, sans oublier les otages restés captifs du Hamas, c’est un traumatisme complexe, car il touche toute la société. Et cela a attaqué notre capacité d’empathie. »

Chez les militaires, poursuit cette spécialiste, le traumatisme est double, car « les gradés se sentent coupables de n’avoir pas su prévenir ce qui s’est passé, et il est encore plus fort parmi les soldats qui reviennent de Gaza. La dissociation qui fait que l’on se déconnecte de soi-même est un système de défense ».

Les civils ne sont pas épargnés. Le 21 octobre, Shirel Golan, rescapée du festival de musique Tribe of Nova le 7 octobre 2023 – où plus de 400 personnes ont été tuées et vingt autres sont toujours détenues en otage par le Hamas –, s’est suicidée, le jour de ses 22 ans, après avoir lutté plus d’un an contre un PTSD. « C’est le seul reconnu officiellement par les autorités », soupire Efrat Aton, dirigeante de l’ONG Lev Batuach, aussi appelée SafeHeart (« Cœur sauf »), la plus grande association qui vient en aide aux survivants de Nova. Parmi ces derniers, 47 % seulement ont repris leur travail ou leurs études et plus de 1 000 festivaliers suivent une thérapie grâce à la création d’un réseau de professionnels par l’ONG.

« En fait, les choses s’aggravent, souligne Mme Aton. La guerre qui ne finit pas, les sirènes qui retentissent, les otages qui ne reviennent pas, tout cela rend les choses très difficiles. » « Ils disent tous que le contexte les angoisse et leur rend la vie encore plus pénible », renchérit Demian Halperin, psychiatre.

Au ranch de Danny, qui accueille aussi des enfants du kibboutz de Beeri, durement éprouvé par l’assaut meurtrier du Hamas, Adi s’attend à repartir pour le Liban. « Le pays est brisé », dit-il en se levant pour prendre congé, sans se rendre compte qu’il parle de lui. On se risque alors à lui demander s’il n’éprouve pas de l’empathie pour les Palestiniens de Gaza. Sa réponse est sans équivoque : « Oui, bien sûr, mais… c’est eux ou nous. »

 

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