À l’université, les mobilisations propalestiniennes toujours sous surveillance
Yunnes Abzouz
Médiapart du 15 décembre 2024
Manifestation propalestinienne devant Sciences Po' Paris en mai 2024. © Henrique Campos / Hans Lucas via AFP |
Il y a plus d’un an, le milieu de la recherche, percuté par le conflit israélo-palestinien, se déchirait, rendant impossible toute discussion sereine sur le sujet. Depuis, même si les tensions se sont apaisées, les voix jugées propalestiniennes peinent à échapper aux amalgames et aux procès d’intention.
Plus d’un an après le 7-Octobre, le climat d’extrême tension pesant sur les universités a-t-il laissé place à un débat scientifique apaisé ? Si les arguments rationnels et les savoirs académiques ont repris leur droit dans une poignée d’établissements, ouvrant la voie à des prises de position symboliques, le malaise reste palpable dans une large partie de la communauté scientifique française. La simple évocation des conflits au Proche-Orient crispe les collectifs de travail et le spectre de la chasse aux sorcières, poussant au silence toute voix jugée propalestinienne de resurgir.
Auprès de Mediapart, nombre d’universitaires spécialistes de la région déplorent une forme de « surveillance » à leur égard, se disent victimes de « procès d’intention » et témoignent d’un « climat de micro-censure ». « Il y a un contrôle exercé sur les chercheurs qui veulent parler et diffuser des savoirs sur la Palestine, dénonce un maître de conférences au département de science politique de l'université de Lille. On amalgame manifestations, tractages et événements scientifiques, comme si un blocus étudiant pouvait être mis sur le même plan qu’un travail scientifique. »
Comme d’autres universitaires, le sociologue déplore les difficultés à organiser des colloques ou journées d’études sur la Palestine sans être accusé de militantisme. Il a en mémoire les longues semaines à attendre le feu vert de la bibliothèque universitaire pour organiser un atelier de lecture sur le thème « Penser la Palestine, penser la colonisation ». « On constate une volonté de dépolitiser les événements autour de la Palestine, où certains mots-clés, pourtant incontestables au regard des savoirs académiques, sont effacés pour éviter toute polémique », observe-t-il.
Un autre maître de conférences, enseignant dans une fac à l’est de la région parisienne, raconte qu’il a dû montrer « patte blanche » à la direction de son université pour planifier une journée d’études consacrée à la Palestine. Une réunion de plus d’une heure a été organisée pour en définir les contours, « ce qui n’a jamais lieu pour aucun autre sujet ». La présidence de l’université a insisté pour prendre en charge la communication de l’évènement et a interdit d’accès les étudiants extérieurs à la faculté. Un membre de la direction a même suggéré d’enlever le mot Palestine de l’intitulé de la journée d’études.
« Sur ce sujet, on sent que l’université est dans une gestion de son capital réputationnel, mesure-t-il. Ce n’est pas grand-chose, mais cela révèle une tendance de fond structurelle, où les universitaires ont le choix entre se terrer dans une autocensure silencieuse ou prendre le risque d’être accusés d’avoir un agenda secret, de vouloir porter une parole antisémite ou anti-israélienne, alors qu’on essaye juste de faire circuler le savoir scientifique sur un thème très actuel. »
La rupture des partenariats
À côté des évènements académiques, la mobilisation des étudiants et des universitaires solidaires de Gaza s’est structurée ces derniers mois autour d’une revendication principale : l’interruption des partenariats académiques avec les universités israéliennes et les entreprises complices des crimes contre la population palestinienne. À l’image des motions votées à l’EHESS et à Sciences Po Strasbourg, plusieurs textes soutenant le boycott ont été votés par des laboratoires de recherche et présentés en conseil d’administration d’universités. Ces motions ont quasi systématiquement été rejetées. Dans bon nombre de cas, elles n’ont pas même été soumises au vote. À la place, des textes se contentant de déplorer « les victimes civiles » et appelant « au respect du droit international » ont été adoptés.
À Lille, Bordeaux et Sciences Po Paris notamment, des enseignant·es et étudiant·es ont réclamé la transparence sur les partenariats et un état des lieux exhaustif des conventions signées avec des établissements israéliens, sans l’obtenir pour l’instant. À la prestigieuse université Panthéon-Sorbonne, la direction, après plus d’un mois de blocus quasi quotidien, a finalement fait droit à la demande d’étudiant·es, en communiquant les conventions des partenariats signés avec des universités israéliennes.
Des élus du conseil d’administration reprochent, dans une lettre consultée par Mediapart, à la direction d’avoir renouvelé en catimini le 25 mars 2024 et sans consulter les instances de l’université, l’accord de coopération avec l’université hébraïque de Jérusalem, réputée pour avoir bâti plusieurs campus dans des territoires palestiniens occupés. L’université a fait savoir son refus « que des étudiants israéliens soient pénalisés » et a défendu l’importance de maintenir « le lien avec la jeunesse israélienne et forger une culture de paix et de coopération entre les peuples ».
« Contrairement à ce que soutiennent les directions d’universités, le boycott peut être un levier pour les quelques voix critiques qui subsistent dans les universités israéliennes, insiste un professeur à Sciences Po Lille. L’isolement des institutions universitaires israéliennes ne peut que les encourager à rompre avec la politique colonialiste et génocidaire de leur État. »
Ainsi, si le mouvement propalestinien dans les facultés semble se focaliser sur la question du boycott, beaucoup en sont encore à réclamer le droit de militer sans risquer de sanctions disciplinaires. Bien que Patrick Hetzel, éphémère ministre de l’enseignement supérieur, est tombé en même temps que le gouvernement Barnier, sa circulaire du 4 octobre, appelant les chefs d’établissement à « faire usage de [leurs] pouvoirs de police pour prévenir tout risque de trouble » sur les campus, a laissé des traces.
« La rupture des partenariats n’est pas le principal point de fixation, on est sur une revendication autrement plus fondamentale : la liberté même pour les étudiants et les étudiantes de se mobiliser selon des formes assez peu disruptives », témoigne un membre de la faculté permanente de Sciences Po Paris, qui a requis l’anonymat.
Dans l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, justement, les directions successives se sont employées, avec des méthodes opposées, à mettre le couvercle sur les mobilisations en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza. Au printemps dernier, en échange de la levée des blocages, l’administrateur provisoire, Jean Bassères, s’était engagé à abandonner les poursuites disciplinaires engagées contre plusieurs étudiants et à ouvrir un dialogue sur les partenariats.
Sauf que depuis la nomination de Luis Vassy, ancien directeur de cabinet de Stéphane Séjourné, à la tête du prestigieux établissement, le ton s’est largement durci. « Luis Vassy a été nommé avec un agenda clair : redorer l’image de l’école et mettre un terme aux mobilisations propalestiniennes », considère une étudiante de Sciences Po en master et impliquée dans les actions de solidarité aux Gazaoui·es. « C’est sa crise à résoudre », abonde un professeur.
Les étudiants ont pu en prendre conscience assez vite. Le 8 octobre d’abord, l’association étudiante SJP (Students for Justice in Palestine) projette d’organiser une veillée en hommage aux victimes palestiniennes et libanaises pour marquer « les un an de génocide ». Alors que les détails logistiques sont confirmés par l’administration de l’école, les étudiants apprennent une semaine avant que leur évènement n’est plus autorisé. La date retenue est jugée trop proche des commémorations de l’anniversaire du 7-Octobre, et risque « d’être mal interprété », avance en privée des membres de l’administration.
À Sciences Po Paris, le dialogue impossible
Fin octobre, l’interdiction d’accès à l’établissement, levée depuis, prononcée contre quatre étudiant·es ayant participé à une action de soutien à Gaza lors d’un forum des entreprises, a aussi marqué les esprits et alimenté le sentiment des étudiant·es mobilisé·es d’être criminalisé·es. Cette procédure d’exclusion suspensive avait été au départ imaginé pour les affaires de violences sexuelles et sexistes, afin d’éloigner les potentiels agresseurs et de protéger les éventuelles victimes, le temps de l’enquête. La direction a également fait la sourde oreille aux demandes de transparence sur la nature et le nombre de partenariats scellés entre l’école et des universités israéliennes.
Ensuite, lors d’une réunion organisée en novembre à la demande du SJP, Luis Vassy a rejeté en bloc l’ensemble des demandes formulées par l’association étudiante, parmi lesquelles la fin des partenariats avec les universités et entreprises complices des violations du droit international, ainsi que la condamnation officielle par l’école de celles-ci. La direction de l’école a aussi signifié aux étudiants propalestiniens que la « péniche », l’iconique hall d’entrée de l’école, n’accueillerait plus la minute de silence observée tous les jeudis depuis huit mois. Beaucoup d’étudiants bravent tout de même l’interdit.
Le malaise à Sciences Po semble partagé en dehors des murs de l’institution de la rue Saint-Guillaume. À l’occasion du colloque organisé en hommage au sociologue Bruno Latour, un collectif de scientifiques et d’artistes a protesté, dans une lettre ouverte rendue publique le 4 décembre, « contre le comportement de Sciences Po quant aux mobilisations autour de la dénonciation du génocide en cours à Gaza ». « Nous sentons qu'il y a quelque chose d’indigne à éviter de prendre position, sachant que Bruno n’aurait certainement pas eu cette prudence », écrivent-ils.
Les professeurs et membres de la faculté permanente ont aussi découvert avec alarme les penchants absolutistes et l’absence de culture universitaire de Luis Vassy, lorsqu’une proposition de motion a été présentée aux trois instances de gouvernance de l’IEP parisien. Celle-ci, jugée « très soft » par ses promoteurs, montait au créneau pour défendre « les droits fondamentaux des étudiantes et étudiants contre toute forme de répression, d'intimidation, de censure et de discrimination » et appelait à « adopter une gouvernance collégiale » lorsqu’« un arbitrage entre sécurité et liberté d'expression se présent[ait] ». « La liberté d’expression et la liberté académique doivent rester la boussole de Sciences Po », insistait le texte. Luis Vassy aurait, selon des membres de ces conseils, tout mis en œuvre pour que la motion ne soit pas soumise au vote, usant de ses prérogatives sur l’ordre du jour, ou en s’appuyant sur l’absence d’unanimité chez les enseignants.
« Vassy se trouve aujourd’hui en butte à des injonctions contradictoires, analyse un éminent membre de l’institution. Il est d’un côté sommé par les politiques de mettre fin à la crise en cours et de rassurer les investisseurs privés. » Et pour cause, la « fabrique des élites », comme est surnommée l’école, concentre beaucoup de l’attention politique et médiatique en raison de sa centralité, mais aussi de sa dimension internationale et de son recours au mécénat privé. Le milliardaire américain Frank McCourt a par exemple interrompu son versement annuel de 2,5 millions de dollars l’été dernier. « D’un autre côté, Luis Vassy doit composer avec sa méconnaissance de ce qu’est la gestion d’une institution universitaire, où il n’a pas de pouvoir hiérarchique sur l’essentiel des personnes qui y travaillent. Là où il y a un simple soutien à la liberté d’expression et aux libertés académiques, il y voit une fronde dirigée personnellement contre lui. »
Contacté par nos soins, Luis Vassy s’est réjoui, « comme une écrasante majorité des étudiants », de l’ambiance qui « s’est apaisée à Sciences Po ». « On peut parler de Palestine à Sciences Po, mais ni intimider, ni être violents ou limiter la liberté d’expression des autres étudiants », a-t-il ajouté.
En dehors du cas emblématique de Sciences Po, c’est la contestation par des collègues universitaires de savoirs académiques, qui établissent de manière incontestable l’occupation israélienne des territoires palestiniens, qui en exaspèrent certains, comme si sur ce sujet, les vérités scientifiques valaient autant que les opinions des uns et des autres. « Il faut aussi prendre en compte les affects des collègues, estime Véronique Bontemps, chargée de recherche au CNRS. Il y a une forme de déni chez certains qui ont longtemps cru à l'idée d'un État d’Israël progressiste, démocratique. » Le sociologue lillois cité plus haut a une autre explication : « Le peu d'explications qu’il me reste est très douloureux. Comment appeler cela autrement qu’une forme de racisme ordinaire, de conception de l’humanité à géométrie variable? »