Contre l’oubli, des chercheurs français dressent un inventaire du patrimoine de Gaza
Par Victoire Radenne
Le Monde du 29 novembre 2024
La Grande Mosquée de Gaza, datant du Vᵉ siècle, avant et après les frappes israéliennes. ALI JADALLAH / ANADOLU VIA AFP)
Sous la conduite de l’historien Fabrice Virgili, une trentaine d’universitaires documentent l’état du patrimoine de l’enclave, alors que les deux tiers des bâtiments ont déjà été détruits par l’armée israélienne.
L’idée est née pendant une nuit de février 2024, alors que la guerre à Gaza perturbait une fois encore le sommeil de Fabrice Virgili, historien et directeur de recherche au CNRS, spécialiste des territoires de guerre. « A mesure que les bombardements israéliens font disparaître Gaza de la carte et que notre sentiment d’impuissance grandit, que pouvons-nous faire en tant que chercheurs ? », s’interroge-t-il. Dresser un inventaire du patrimoine bombardé à Gaza et suivre, pour chaque site mentionné par l’Unesco, l’état de sa destruction lui apparaît alors comme une option à la portée du monde académique ; scientifiquement irréfutable et symboliquement forte.
Le lendemain matin, dans l’ascenseur du campus Condorcet, pôle de recherches en sciences humaines et sociales situé à Aubervilliers, regroupant onze universités, il parle du projet à ses collègues, parmi lesquels Malika Rahal, historienne, directrice de l’Institut d’histoire du temps présent, et Eric Denis, directeur de recherche au pôle Géographie-cités au CNRS. Quelques coups de téléphone et une poignée de réunions plus tard, le trio réunit une dizaine de chercheurs – historiens, archéologues, politistes, géographes, sociologues –, spécialistes des conflits et des traces de guerre, qui partagent le même besoin d’agir.
Pour dresser l’état des destructions, l’équipe se fonde sur des données numériques en sources ouvertes (Osint), notamment celles du centre satellitaire des Nations unies (Unosat), mais aussi sur les cartes établies par l’Unesco et l’université d’Oxford. Celle-ci a développé un système de détection automatique des changements (ACD), en utilisant Google Earth Engine (GEE). Recensement des cinémas, des bibliothèques, des musées (comme le Qasr Al-Basha), des cimetières… La répartition des infrastructures est établie en fonction des domaines de compétence de chacun.
La ressource des images satellitaires
Parmi les lieux recensés, le souk Al-Qissariya, marché emblématique situé au cœur de la vieille ville de Gaza, ou encore le cinéma An-Nasr, construit en 1956, symbole de l’âge d’or du 7ᵉ art palestinien. « Il en va de notre responsabilité d’écrire l’histoire de chacun de ces endroits et d’aider à préparer au mieux leur restauration ou, au minimum, de conserver leur mémoire », écrivent les chercheurs sur leur site Gaza Histoire (gazahistoire.hypotheses.org).
Ces derniers s’appuient également sur le travail de huit groupes de recherche indépendants, parmi lesquels Forensic Architecture, établi à Londres, qui a produit une étude sur les surfaces agricoles, et l’Institut des études palestiniennes, qui s’est focalisé sur le bâti relatif au système de santé. A l’heure où 139 journalistes ont été tués par les forces israéliennes dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 et où les médias étrangers sont empêchés d’y entrer, l’imagerie satellitaire ouvre une fenêtre sur l’enclave gazaouie. Malgré les coupures fréquentes des communications et d’Internet, les universitaires échangent régulièrement avec leurs collègues gazaouis spécialistes du patrimoine.
Un territoire riche d’histoire
Au-delà des pertes humaines à Gaza – plus de 44 000 personnes tuées, selon le ministère de la santé du Hamas –, l’Unosat a identifié 52 564 structures détruites et 18 913 structures gravement endommagées, au 29 septembre 2024. L’ONU évalue à deux tiers les bâtiments dévastés sur le territoire, un niveau de destruction inédit depuis la seconde guerre mondiale. Certains chercheurs évoquent même un « urbicide », à l’instar de Yousif Al-Daffaie, chercheur en archéologie à l’université de Nottingham, qui étudie la volonté politique de l’Etat israélien de détruire délibérément les infrastructures urbaines et culturelles. Alors que la Cour pénale internationale (CPI) qualifie désormais de « crime de guerre » la destruction intentionnelle des bâtiments historiques, certains espèrent que l’inventaire pourra servir à la justice en cas de sanctions internationales.
Entourée d’encyclopédies et d’ouvrages sur Gaza, au cœur de la bibliothèque consacrée au Proche-Orient à la Sorbonne, Anne-Marie Eddé, professeure émérite d’histoire médiéviste spécialiste du Proche-Orient à Paris-I, souhaite rendre à ce territoire palestinien sa complexité et son épaisseur historique. « Gaza, souvent réduite dans les descriptions qui en sont faites à un camp de réfugiés, misérable et densément peuplé, est pourtant l’une des villes les plus anciennes au monde. C’est une terre d’histoire où se sont succédé de nombreuses civilisations, depuis les Egyptiens, les Philistins (à qui l’on doit le nom de Palestine), les Perses, les Byzantins, jusqu’aux Arabes et aux Ottomans », défend cette Franco-Libanaise, qui s’inquiète également des conséquences des bombardements israéliens au Liban, sur la population comme sur le patrimoine (la cité antique de Baalbek, en particulier).
Au démarrage du projet, la légitimité de concentrer son temps de travail sur le patrimoine alors que des gens meurent sous les bombes s’est posée. « On ne peut pas comprendre les Palestiniens si on ne s’intéresse pas à leurs lieux de vie, car c’est aussi ce qui fait société. Priver un peuple de sa culture, c’est lui refuser toute existence, c’est le rendre amnésique », affirme Anne-Marie Eddé. Avant Noël, l’inventaire des destructions sera compilé dans une carte interactive. Le programme est encore ouvert aux chercheurs désireux de rejoindre l’équipe, qui devront justifier au minimum d’un master ou d’un doctorat dans l’une des disciplines recherchées. « Je crois malheureusement que les mois à venir vont encore nous donner du travail », regrette Fabrice Virgili.