France : L’amitié avec Israël comme excuse de la violation du droit international
Orient XXI du 19 décembre 2024
Rafaëlle Maison - Agrégée des facultés de droit ; professeur des universités.
Alors que la Cour pénale internationale (CPI) a finalement émis les mandats contre le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, la France s’est distinguée par un communiqué suggérant qu’elle ne procéderait pas à leur arrestation. Si la justification juridique de cette position est plus qu’incertaine, l’affichage d’une amitié historique et d’une collaboration continue avec Israël pose problème au moment où les preuves du génocide de Gaza s’accumulent.
Le communiqué du ministère des affaires étrangères français du 27 novembre 2024 se réfère à l’immunité de Benyamin Nétanyahou « et autres ministres concernés », une immunité « qui devrait être prise en considération si la CPI venait à nous demander leur arrestation et remise ».
Il faut ici préciser plusieurs points. En premier lieu, la Cour pénale internationale (CPI) ne reconnait pas d’immunité de juridiction aux responsables étatiques, car celle-ci ne peut jouer que devant les juridictions d’un État, non devant une juridiction internationale. Ces responsables peuvent donc être jugés par la CPI. Ce que le ministère invoque, c’est la règle internationale d’inviolabilité qui exclut en principe l’arrestation de certains représentants d’un État par les autorités d’un autre État lorsque ceux-ci sont en fonction. Comme l’a rappelé la Cour internationale de justice (CIJ) en 2012, le chef d’État, le chef du gouvernement et le ministre des Affaires étrangères jouissent d’une telle inviolabilité.
Trois cas de figure
Mais comment est-il possible qu’un État ne puisse arrêter un dirigeant (règle d’inviolabilité) qui doit pourtant être jugé par une juridiction internationale (défaut d’immunité) ? S’agissant des tribunaux internationaux créés par le Conseil de sécurité de l’ONU au début des années 1990 (Yougoslavie, Rwanda), tous les États étaient tenus d’arrêter puisqu’ils étaient liés par une résolution obligatoire. S’agissant de la CPI, qui n’est pas un organe des Nations unies, mais une juridiction basée sur un traité qui n’est pas universellement ratifié, la question se pose différemment. Nous pouvons distinguer trois cas de figure.
S’il s’agit d’arrêter les responsables que sont le chef d’État, chef de gouvernement ou ministre des Affaires étrangères d’un État partie au Statut de la CPI signé à Rome (entré en vigueur en 2002), il n’y a aucune difficulté, les États parties ayant renoncé à cette protection du droit international.
S’il s’agit d’arrêter ces mêmes responsables d’un État non partie au statut de la CPI lorsque c’est le Conseil de sécurité des Nations unies qui a saisi cette Cour (Soudan, Libye), il n’y a pas non plus de problème. En revanche, s’il s’agit d’arrêter ces responsables d’un État non partie en l’absence de renvoi par le Conseil de sécurité (Israël, Russie), les États parties peuvent se trouver en conflit d’obligations. L’obligation d’arrêter en respectant le mandat de l’institution dont ils font partie, la CPI, d’une part ; la règle d’inviolabilité relevant du droit international général, d’autre part. Le risque d’arrestation existe bien mais les États parties pourront invoquer cette règle générale pour éviter de se plier au mandat. C’est ce que semble invoquer la France.
La jurisprudence de la CPI a été fournie sur le sujet ; et elle est en évolution puisqu’une décision de première instance du 24 octobre 2024 a considéré qu’un État partie au Statut de Rome, en l’occurrence la Mongolie, devait arrêter le chef d’un État non partie, ici le président de la Russie. Ceci ne fait pourtant pas disparaître le principe de droit international général qui pourrait continuer de prévaloir et d’assurer l’inviolabilité de ces responsables en fonction. Ce droit international général pourrait évoluer mais il relève de règles dites coutumières découlant d’une pratique générale de tous les États : il ne se transforme que lentement.
Ce qui est toutefois problématique pour la France, c’est qu’elle a donné, très récemment, une autre interprétation de ses obligations internationales. En effet, le même ministère des affaires étrangères a affirmé le 2 septembre 2024, à l’occasion d’un point de presse : « Chaque État partie au Statut de Rome a l’obligation de coopérer avec la CPI et d’exécuter les mandats d’arrêts émis par celle-ci, en application des dispositions pertinentes du Statut de Rome. » Or, la question ici posée à la France était précisément celle de la possible arrestation du président de la Russie, État non partie au Statut de Rome, qui entendait se déplacer en Mongolie, État partie au Statut de Rome. La situation était donc identique à celle se posant pour le premier ministre israélien : un État partie à la CPI (la France) obligé d’arrêter le haut responsable d’un État non partie (Israël). La situation était d’ailleurs en réalité moins favorable puisque, contrairement à la Palestine, l’Ukraine n’est à ce jour pas partie au Statut de Rome.
Le message envoyé par la France est donc le suivant : nous arrêterons les responsables d’un État dont nous désapprouvons la politique mais nous n’arrêterons pas ceux d’un État ami. C’est l’illustration parfaite d’un « double standard » que rejettent les opinions publiques.
« Amitié » et « collaboration »
La suite du communiqué français du 27 novembre 2024 est également, voire encore plus, problématique d’un point de vue juridique. D’abord, en se référant aux « autres ministres concernés », la France élargit le champ de la règle d’inviolabilité qui ne vise que les trois agents étatiques précédemment décrits : le chef de l’État, le chef du gouvernement et le ministre des Affaires étrangères. Les autres ministres, tel le ministre de la Défense, même en fonction, ne jouissent pas de cette protection en droit international général. Surtout, la France ajoute à sa justification juridique, une déclaration d’amitié très inopportune en affirmant :
"Conformément à l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante, la France entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le premier ministre Nétanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient."
Cette explication a le mérite de la clarté, et témoigne probablement des exigences imposées par Israël afin de laisser une place à la France dans le dispositif de l’étrange cessez-le-feu du 26 novembre au Liban, ainsi que l’a rapporté la presse israélienne. La France affiche ici le discours classique présentant Israël comme démocratie respectant les droits fondamentaux, ce qui est objectivement faux et d’ailleurs attesté par l’avis de la Cour internationale de justice du 19 juillet 2024que la France doit respecter, un avis qui reconnait, notamment, l’apartheid, sans même parler du recours à la torture jusqu’à la mort.
Est aussi projetée l’image classique d’Israël-partenaire pour la paix, dans un moment où Tel-Aviv affirme sa volonté de redessiner le Proche-Orient et s’y emploie par des bombardements et des exécutions extra-judiciaires. Drôle de moyen d’assurer « la sécurité pour tous »… Donc, la France, au mépris de ce qu’a dit l’organe judiciaire principal des Nations unies, la CIJ, entend continuer de soutenir sans réserve Israël et participer par là à la pax americana dans la région.
Génocide en cours à Gaza
Par-delà l’avis rendu par la CIJ cet été, avec cette déclaration d’amitié et de collaboration, la France se place dans une situation juridiquement problématique. Car si les mandats d’arrêts de la CPI ne se basent pas encore sur l’accusation de génocide, ce crime est de plus en plus précisément attesté. Amnesty international publie ainsi le 5 décembre 2024 un document conséquent affirmant qu’un génocide est en cours à Gaza. La rapporteuse spéciale des Nations unies Francesca Albanese, l’affirme aussi dans un nouveau rapport. C’est également la position du comité spécial de l’ONU chargé d’enquêter sur les pratiques israéliennes, qui affirme en septembre 2024, à l’issue d’une analyse précise de la situation, qu’elle « présente des éléments caractéristiques d’un génocide. » Et bien sûr, la Cour internationale de justice a dit, dès le 26 janvier 2024, le risque de génocide à Gaza, et a réitéré cette position à trois reprises.
Dans le régime de la Convention sur le génocide de 1948, les États ne doivent évidemment pas se rendre complices du génocide commis par un autre État. Ils doivent également respecter une obligation de prévention dès lors que le risque est connu. Cette obligation de prévention continue logiquement d’exister lorsque le génocide est en cours, afin d’éviter de nouveaux actes criminels. Dans son ordonnance du 30 avril 2024, rendue dans l’affaire opposant le Nicaragua à l’Allemagne, la CIJ a rappelé que cette obligation de prévention lie tous les États parties à la convention sur le génocide, dont la France. Ils doivent mettre en œuvre « tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide ». La CIJ avait, près de 20 ans auparavant, par un arrêt rendu dans l’affaire bosniaque, précisé que plusieurs paramètres étaient à prendre en compte :
"le premier d’entre eux est évidemment la capacité, qui varie grandement d’un État à l’autre, à influencer effectivement l’action des personnes susceptibles de commettre, ou qui sont en mesure de commettre, un génocide. Cette capacité est elle-même fonction, entre autres, […] de l’intensité des liens politiques et de tous ordres entre les autorités dudit État et les acteurs directs de ces événements"
La France, qui invoque elle-même sa relation d’amitié avec Israël, est donc spécialement obligée d’empêcher le génocide en utilisant les liens étroits qu’elle affiche avec ce pays, car elle admet par là une capacité d’influence toute particulière. Plutôt que de la libérer du mandat d’arrêt, ces liens devraient la conduire à l’exécuter, car il s’agit d’un moyen — parmi d’autres — de réaliser son obligation de prévention du génocide. Mais elle doit aussi se conformer aux obligations rappelées par la CIJ s’agissant de l’occupation illicite du territoire palestinien, qui s’imposent à tous les États. Ces obligations, reprises et précisées dans la résolution de l’Assemblée générale adoptée le 18 septembre 2024, votée par la France, imposent notamment d’interrompre les relations économiques ou commerciales avec Israël, de mettre fin à la « fourniture ou au transfert d’armes, de munitions et de matériel connexe », et de prendre des mesures contre les individus ou les entreprises participant à la situation.