« Frappes » ou « bombardements » : le choix des mots, un conflit dans le conflit pour raconter la guerre à Gaza

Publié le par FSC

Arthur Dumas
L'Humanité du 09 janvier 2025

 

Des Palestiniens inspectent les dégâts après une frappe israélienne à Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, le 19 octobre 2024.© Islam AHMED / AFP

 

Alors que la guerre à Gaza fait rage depuis plus d’un an, l’enclave palestinienne est interdite aux journalistes étrangers. Pour couvrir les événements loin du terrain, les médias s’en remettent à la principale source pourvoyeuse d’informations : l’armée israélienne. Au point de reprendre leurs éléments de langage et masquer la réalité de la violence.


Quelque 400 à 500 bombes larguées chaque jour sur une enclave de 360 km2 peuvent-elles être « précises » ? À en croire nos confrères de la presse écrite, oui. Et cet aveuglement face au pilonnage systématique des Gazaouis ne s’atténue ni avec le temps ni avec les preuves. Au contraire, l’utilisation du terme « frappes de précision » et de ses variantes1 s’est progressivement taillé une place de choix dans les colonnes de nos journaux.

Un choix éditorial largement répandu


« Les “frappes” désignent les bombardements effectués par les alliés de la France : en effet, les “alliés” ne bombardent pas, ils “frappent” », explique Pauline Perrenot, journaliste à Acrimed, association de critique des médias qui recense les « lexiques journalistiques » des médias dominants.
Derrière ce terme, on retrouve « les fameux “dommages collatéraux” selon l’infâme terme encore en vigueur », poursuit-elle. Développée par l’armée américaine lors de la première guerre du Golfe, cette euphémisation des bombardements et des dégâts associés est devenue omniprésente dans la presse française depuis le début de l’intervention militaire israélienne à Gaza.


En analysant les mots utilisés par la presse française pour couvrir la guerre, tous les journaux, à l’exception de « l’Humanité », ont tendance à utiliser le terme de « frappes » davantage que celui de « bombardements ». Parfois dans des proportions importantes : dans les articles du « Figaro », « frappes » est employé en moyenne 0,54 fois par article, contre 0,19 pour « bombardements », soit près de trois fois plus.
Des proportions que l’on retrouve dans les pages de « Libération » et du « JDD ». Elles illustrent un choix éditorial largement répandu, tendant à déresponsabiliser les forces armées israéliennes, qui détruiraient l’enclave palestinienne et tueraient ses habitants involontairement.

« Ce sont des choix lexicaux qui contribuent à atténuer les violences »


Pourtant « il suffit d’ouvrir Instagram ou X pour avoir une idée de ce qu’il se passe », rappelle logiquement Dominique Vidal, journaliste et historien. Sans parler des innombrables rapports, études ou enquêtes journalistiques sur le sujet. Comme le travail du média d’investigation israélo-palestinien + 972, qui révélait, dès avril 2024, l’usage systématique de l’intelligence artificielle de l’armée pour ses bombardements.
« On parle plutôt d’“exécution ciblée”, c’est le terme qu’utilisent les Israéliens », poursuit Dominique Vidal, qui voit dans ce langage un relais de la propagande de Tel-Aviv, en contradiction totale avec ce que les lecteurs perçoivent du conflit.

« Ce sont des choix lexicaux qui contribuent à atténuer les violences, conclut Pauline Perrenot. Sans en avoir l’air, ces choix prennent parti en épousant le vocabulaire militaire de l’un des camps en présence. »
Alors qu’un accord de cessez-le-feu entre le Hamas et Israël reste hypothétique, cette atténuation de la violence serait sérieusement remise en cause en cas de réouverture de la bande de Gaza aux journalistes étrangers. Lorsque le monde entier pourra observer l’ampleur des destructions, des massacres et des privations, la réalité risque de vite rattraper le langage.



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1 - Nous avons regroupé les termes suivants : frappe, frappes, frappe de précision, frappes de précision, frappe ciblée, frappes ciblées.

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