Ce n'est pas le moment de désespérer !
Le mouvement ouvrier a trop connu de victoires muées en défaites pour
ne pas célébrer une défaite qui a tous les aspects d'une victoire.
Certes la loi sur les retraites est votée, elle sera promulguée sous
réserve de son approbation par le Conseil constitutionnel, puis
inscrite dans le code de la sécurité sociale et les circulaires
adressées à l'administration ; mais une loi n'est pas immuable et la
réglementation des pensions de vieillesse est en perpétuelle mutation
depuis un siècle. Plutôt que se lamenter sur ce qui serait un nouvel
échec, il convient de tirer les enseignements sur ce qui est une étape
marquée par la résurgence des conditions d'un syndicalisme de
conquête. "Octobre 2010" signe la reprise de la marche en avant du
progrès social.
Première satisfaction, les salariés se sont convaincus de leur force
en mettant au premier plan la lutte économique écartant de grossières
tentatives de récupération politique. Ils savent qu'ils peuvent
bloquer le pays quand ils le décideront, agir de concert au-delà des
corporatismes, et qu'aucune force ne peut leur résister. Pourquoi, les
protestataires n'allèrent-ils pas plus loin, jusqu'au bout ? "Au bord
du gouffre", comme l'écrit le sociologue Raymond Boudon dans Le Figaro
du 29 octobre.
A quoi bon faire tomber le gouvernement ou même le président de la
République sachant que l'alternative politique ne sera pas meilleure :
la gauche, embourbée dans l'électoralisme, est sans projet, sans
ambition sinon celle de ses leaders, politiquement peu sûrs et
certainement prêts à rejouer la farce socialiste de 1981. Il est
probablement plus efficace d'agir que de voter pour reconquérir les
droits perdus, en gagner de nouveaux.
Deuxième raison d'y croire, les salariés tout en prenant conscience de
leur capacité, ont mesuré que la limite de leur intervention tenait à
leur insuffisante préparation pour prendre en main leur destinée. Les
directions syndicales en ont profité pour brader le mouvement au
moment où il fallait le relancer, le durcir. La mollesse des
secrétaires confédéraux de la CGT et de la CFDT peut trouver une
explication dans la loi du 20 août 2008 qui, en matière de
représentativité syndicale, donne un avantage certain à leur
organisation ; ce privilège de représentation consenti par le patronat
et le gouvernement n'a-t-il pas pour prix le réalisme dont ils doivent
faire preuve en faisant prévaloir "la démocratie sociale" sur le
rapport de force ?
Ceci n'a pas échappé aux syndiqués et aux salariés qui ont tenté de
les remettre à leur place statutaire : celle de coordinateurs des
luttes et de représentants du mouvement, mais en aucune manière celle
de dirigeants, de négociateurs sans mandat. L'action directe, telle
que l'entendaient les fondateurs de la CGT, qui est d'agir sans
intermédiaires sur ses propres décisions, prend tout son sens dans
cette intention de la base des travailleurs ; l'Etat, le patronat et
les bureaucraties syndicales s'en inquiètent.
Ce retour du syndicalisme révolutionnaire, patrimoine du syndicalisme
français bien plus précieux et plus sûr qu'un compte de capitalisation
épargne-retraite, n'est pas rien à l'aune de la détermination, de
l'imagination, de la solidarité, de la responsabilité des grévistes et
des manifestants, de leurs capacités autogestionnaires. Si "octobre
2010" permet, en outre, un renforcement des syndicats et de leur
unité, on ne peut que s'en réjouir pour l'avenir social. Mais cela ne
suffira pas s'ils ne développent pas, sous l'impulsion de leurs
adhérents, un travail de réflexion, de formation, d'organisation et de
développement du fédéralisme syndical.
Les détenteurs du pouvoir et du capital ont mis les moyens financiers,
judiciaires, policiers et développé une propagande outrancière pour
rétablir l'ordre nécessaire à leurs grandes et petites affaires, au
confort aveugle des plus égoïstes de leur électorat. Les uns et les
autres ont tort de se réjouir comme ils le font de ce qu'ils croient
être un énième recul du mouvement ouvrier. Pendant qu'ils dorment, un
paysan d'Amazonie, une couturière du Bengladesh, un éleveur du Sahel,
une cantinière de Marseille font le rêve général d'un autre futur.
Pierre Bance, syndicaliste, journaliste indépendant