Meir Baruchin, le professeur israélien accusé de « trahison »
Par Lucas Minisini
Le Monde du 03 septembre 2024
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Meir Baruchim, professeur de philosophie et d'éducation civique au lycée Yitzhak Shamir de Petah Tivkah, chez lui, à Jérusalem, le 8 août 2024. LUCIEN LUNG / RIVA PRESS POUR « LE MONDE » |
Licencié avant d’être réintégré, l’enseignant de philosophie et d’éducation civique dans un lycée de Tel-Aviv reste la cible de violentes attaques pour avoir publié sur les réseaux sociaux deux courts textes de compassion pour les victimes civiles de Gaza.
En Israël, l’air est devenu irrespirable pour Meir Baruchin. Le sexagénaire, qui revient de huit jours de randonnée en Scandinavie, où il tentait de se « changer les idées », reçoit toujours de nombreux messages d’insultes et de violentes menaces sur les réseaux sociaux. « Des anonymes nous souhaitent souvent, à mes quatre enfants et moi, de mourir », décrit ce professeur de philosophie et d’éducation civique dans un lycée de Petah Tikva, à l’est de Tel-Aviv, assis dans le salon de son appartement du sud de Jérusalem, en ce début du mois d’août. Depuis bientôt dix mois, l’enseignant est visé par une enquête pour « troubles à l’ordre public » et « intention de trahir l’Etat d’Israël » après la publication en octobre 2023, sur Facebook, de deux courts textes dénonçant la mort de civils palestiniens, tués dans des frappes de l’armée israélienne sur la bande de Gaza, menées en représailles à l’attaque du Hamas en territoire israélien.
Malgré la décision d’un procureur de ne pas le mettre en examen, la police de Jérusalem n’a pas abandonné les charges qui pèsent contre lui. Pour le « harceler », assure ce diplômé en sciences politiques et en histoire américaine. En parallèle de cette intense pression judiciaire, Meir Baruchin, qui a d’abord perdu son emploi avant d’être réintégré au même poste en début d’année, vient de recevoir son nouvel emploi du temps et prépare ses cours pour la rentrée, précise-t-il, un léger sourire aux lèvres, comme pour souligner l’absurdité de la situation. « Mon parcours personnel, ces derniers mois, restera sûrement le meilleur enseignement d’éducation civique de toute ma carrière. »
Son histoire, qui a débuté par une banale publication sur Facebook, le 8 octobre 2023, vingt-quatre heures après les massacres commis par le Hamas où plus de 1 000 personnes ont été assassinées, est devenue un symbole des féroces attaques de l’Etat hébreu contre la liberté d’expression. Dans deux posts publics, accompagnés d’une photo d’enfants palestiniens tués dans les bombardements massifs de la bande de Gaza par l’armée israélienne, Meir Baruchin prie son gouvernement de « stopper cette folie ». Des dizaines de personnes, dont certains de ses collègues du lycée, s’insurgent alors dans des commentaires de ses propos jugés trop critiques.
Son appartement fouillé par la police
Le 18 octobre 2023, le professeur, connu pour ses positions politiques marquées à gauche, est convoqué devant le conseil de discipline du lycée où il enseigne depuis dix-sept ans. Sur la seule base de cette poignée de phrases publiées en ligne, Meir Baruchin est licencié dès le lendemain. Dans la foulée, sa hiérarchie dépose plainte. La police fouille et « saccage » son appartement début novembre, à la recherche de preuves de « sédition » dans ses archives et ses appareils électroniques, tous confisqués. Sur une vidéo filmée peu de temps après la perquisition, consultée par Le Monde, ses affaires jonchent le sol de son domicile.
Selon l’enseignant, au cours de son interpellation, les enquêteurs comparent ses publications sur les réseaux sociaux au texte antisémite Les Protocoles des sages de Sion, un ouvrage publié en Russie au début du XXe siècle devenu un outil de propagande du régime nazi. Interrogé pendant de longues heures, Meir Baruchin finit à l’isolement, pieds et poings liés en tant que « détenu à risque », dans le « Complexe russe », une prison haute sécurité de Jérusalem-Ouest ainsi baptisée par rapport à sa localisation dans le quartier orthodoxe de la ville. « La nuit, je pouvais entendre des adolescents palestiniens sangloter dans leurs cellules », décrit-il. En tout, le père de famille reste emprisonné quatre jours avant d’être libéré, en l’absence de la moindre preuve, sans mise en examen ni procès.
S’il est le seul juif israélien à avoir été arrêté pour une opinion antiguerre, des dizaines de Palestiniens d’Israël ont été détenus depuis le 7 octobre 2023 pour de simples publications sur les réseaux sociaux et, dans le corps enseignant, plusieurs professeurs ont subi des pressions. En décembre 2023, Yael Ayalon, la principale d’un lycée de Tel-Aviv, a été suspendue après avoir partagé, sur sa page Facebook, un article du journal Haaretz critiquant la couverture médiatique israélienne de la grave crise humanitaire en cours dans la bande de Gaza.
Plus récemment, la professeure d’arabe Sabreen Masarwa, Palestinienne vivant en Israël, a été suspendue de son poste après avoir participé à une marche de commémoration de la Nakba, en 1948, où des dizaines de milliers de familles palestiniennes ont été expulsées de leurs terres lors de la création de l’Etat hébreu. Enseignante à l’Université hébraïque, Nadera Shalhoub-Kevorkian, Palestinienne de citoyenneté israélienne, a été suspendue quelques jours en mars pour avoir affirmé que « le sionisme » devait être « aboli » et arrêtée en avril durant quelques heures pour suspicion d’incitation à la violence.
Combat difficile
Ces derniers mois, plusieurs de ces enseignants et des dizaines d’autres se sont rassemblés dans un groupe WhatsApp où ils échangent des informations importantes sur leurs affaires respectives, des marques de soutien ou d’inquiétude. « Je me fais du souci pour les jeunes générations, détaille Meir Baruchin. Comment vont-ils apprendre la vérité sur la manière dont leur pays se comporte ces dernières décennies ? »
L’enseignant n’en est pas à sa première épreuve de force avec l’Etat d’Israël. Né dans une famille qu’il décrit comme « très à droite », avec une mère membre de l’Irgoun, la milice de droite sioniste en Palestine mandataire, le jeune Meir Baruchin se lance dans le militantisme dès l’adolescence, à rebours des valeurs politiques de ses proches. Engagé dans une unité de combat de l’armée israélienne, pendant la guerre du Liban (1982), l’étudiant en sciences politiques choisit de s’impliquer contre l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
Après une opération de l’armée israélienne dans la bande de Gaza, en 2019, sa publication en ligne sur un soldat responsable du bombardement d’une maison dans l’enclave, qu’il décrit comme un « meurtrier », lui vaut, déjà, d’être licencié d’un poste de professeur à mi-temps dans un lycée de Rishon Le Zion, au sud de Tel-Aviv. Cet épisode, très médiatisé à l’époque, inspire à la scénariste Deakla Keydar la série télévisée Zero Hour (« L’heure zéro »), diffusée en 2022, sur le combat difficile d’un professeur de lycée pour la justice sociale et les droits des Palestiniens.
Face à une classe vide
Cette fois-ci, en pleine guerre brutale d’Israël contre le Hamas, le professeur Baruchin a décidé de contre-attaquer. Après sa libération de la prison de haute sécurité de Jérusalem-Ouest, en novembre 2023, le sexagénaire poursuit le ministère de l’éducation et son ancien établissement devant un tribunal et récupère son poste d’enseignant.
Mais le 19 janvier, jour de son retour en classe, seuls quelques collègues, sur les dizaines d’enseignants de l’école, lui serrent la main. Devant la grille du lycée, des adolescents lui crachent dessus et une mère d’élève, téléphone à la main, lui souhaite un « cancer dans chaque partie du corps » avant de le traiter de « fils de pute ». Sur une vidéo, consultée par Le Monde, Meir Baruchin avance calmement au milieu des insultes, sac sur le dos et mains dans les poches. La quasi-totalité de ses élèves refusent de se présenter en cours et il se retrouve alors face à une classe vide.
Sur ordre du tribunal, les contacts directs du professeur d’éducation civique avec ses élèves sont interdits. Il est contraint d’enregistrer ses enseignements en vidéo, avant d’envoyer ses monologues face caméra à sa classe. « En tant qu’enseignant, je ne pouvais pas me permettre de jeter l’éponge, souligne-t-il. Je devais continuer à faire ce que je pouvais pour que les élèves puissent apprendre. » Une fois que toutes les charges contre lui seront abandonnées, Meir Baruchin prévoit de déposer une dizaine de plaintes, contre les personnalités politiques et les médias israéliens qui l’ont décrit comme un « traître » à l’Etat hébreu.