Après plus de deux mois de guerre, la famine menace à Gaza

Publié le par FSC

REPRIS de : https://assawra.blogspot.com/2023/12/apres-plus-de-deux-mois-de-guerre-la.html

SOURCE : Par Ghazal Golshiri  et Clothilde Mraffko
Le Monde du 23 décembre 2023

 

       Des Palestiniens se ruent pour un repas gratuit à Rafah, dans la bande de Gaza, le 21 décembre 2023. FATIMA SHBAIR / AP

 

Selon le Programme alimentaire mondial, 93 % des Gazaouis sont aujourd’hui « en situation d’insécurité alimentaire aiguë ». Vendredi, une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU a exigé l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire dans l’enclave.

Fin septembre, Steve Sosebee, fondateur et président de l’ONG Palestine Children’s Relief Fund, a reçu un courriel de remerciements en provenance de Gaza. Les médicaments et le système de production d’énergie solaire envoyés par son organisation à Yaser Al Maqadma avaient permis d’améliorer la vie de son fils, Khalil, atteint d’une paralysie cérébrale. Le 15 décembre, le père a fait parvenir un autre message à Steve Sosebee. « Mon âme, mon petit, Khalil, est mort. Il nous a quittés. Il avait faim », a-t-il écrit.


Le père avait cherché les compléments alimentaires dont son fils avait besoin ; mais ils n’étaient plus disponibles dans la bande de Gaza, soumise à un siège israélien depuis près de deux mois et demi. « J’en ai trouvé un peu, mais pas assez. Il était trop tard », a-t-il conclu. Steve Sosebee, joint par Le Monde, est toujours en contact avec la famille qui vit depuis quelques semaines à Khan Younès, dans le sud de l’enclave, après avoir fui la ville de Gaza sur ordre de l’armée israélienne.


Depuis des semaines, les organisations internationales multiplient les alertes, aux superlatifs toujours plus alarmistes pour décrire le désastre humanitaire à Gaza, espérant qu’Israël assouplisse le siège. Désormais, la faim tenaille l’enclave. Aujourd’hui, 93 % des Gazaouis sont « en situation d’insécurité alimentaire aiguë », selon le dernier rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) publié jeudi 21 décembre.
Environ la moitié de la population devrait se trouver dans la phase « d’urgence » – qui comprend une malnutrition aiguë très élevée et une surmortalité – d’ici au 7 février. Et « au moins une famille sur quatre », soit plus d’un demi-million de personnes, sera confrontée à la « phase 5 », c’est-à-dire à des conditions catastrophiques, soit « un manque extrême de nourriture, pouvant conduire à une situation de famine ».

Le sac de riz dix fois plus cher qu’avant la guerre


Adel Kaddum, le chef du bureau du Secours islamique France à Gaza, est aujourd’hui en sécurité en Egypte. Ce Palestinien de 61 ans est sorti de l’enclave le 7 décembre, grâce à son passeport américain. Le jour de son départ, le sac de 25 kg de riz se vendait 500 shekels (126 euros), dix fois plus cher qu’avant la guerre. Lui et sa femme jeûnaient pour s’assurer que leurs enfants aient assez à manger et à boire. « On était cinq adultes et mes trois enfants, mais on n’avait que six litres d’eau par jour pour nous tous, explique-t-il. Pour survivre, à la fin, alors qu’on ne trouvait plus de farine et de riz, on ne se nourrissait plus que de zaatar [un mélange d’origan, de sumac, de sésame et sel]. »


Dans l’enclave soumise aux frappes israéliennes, trouver de quoi boire ou se nourrir occupe une grande partie du temps des habitants et peut les amener à risquer leur vie. « En sortant dans la rue, vous vous exposez au risque d’être ciblés par les tireurs d’élites et par les chars ou d’être écrasés par les bombardements, explique Adel Kaddum. Une fois, je suis parti acheter à manger. J’ai fait demi-tour en voyant le nombre de bâtiments détruits. J’étais terrifié. » Devant les très rares boulangeries toujours en service, les files d’attente s’allongent sur plusieurs centaines de mètres, assure-t-il.
La faim est l’une des conséquences désastreuses de la guerre totale lancée à Gaza par Israël dans la foulée des attaques du Hamas, le 7 octobre. Les bombardements intensifs ont déjà détruit un tiers du bâti et tué plus de 20 000 Gazaouis, selon le ministère de la santé local. A cela s’ajoute le siège déclaré le 9 octobre par l’Etat hébreu, privant quelque 2,2 millions d’habitants d’électricité, de carburant, de nourriture et d’eau.

« Poches de faim »


Seule l’aide humanitaire entre désormais dans l’enclave, en quantités très insuffisantes pour couvrir les besoins les plus basiques de la population. L’UNWRA, l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, qui vient en aide à la majorité des 1,9 million de déplacés, concentre ses opérations à Rafah dans le Sud. Elle n’a réussi à atteindre la ville de Gaza, dans le Nord, que « quelques fois » depuis la fin de la trêve début décembre. Même le centre de l’enclave et la ville de Khan Younès au sud sont difficilement accessibles.


Avant la guerre, deux tiers des Gazaouis dépendaient de l’assistance humanitaire : le blocus imposé par Israël depuis 2007 avait accentué la pauvreté. Plus de 60 % de la population était déjà en insécurité alimentaire. L’UNWRA observe aujourd’hui « des poches de faim », rapporte sa directrice de la communication, Juliette Touma, principalement parce que le secteur privé a pratiquement cessé d’exister. « Le siège n’autorise pas la livraison de biens commerciaux à Gaza », explique-t-elle.
Sur la mince langue de terre, les bombardements israéliens ont dévasté les champs, le port de pêche et le bétail. Dans les premières semaines de la guerre, les Gazaouis ont mangé leurs poulets et les poissons d’élevage gardés dans les bassins en bord de mer – ils n’avaient plus de quoi les nourrir. Puis, les étals des supermarchés se sont vidés. Tout manque, et notamment l’eau, souvent pompée ou dessalée grâce à des générateurs, qui ne fonctionnent plus faute de carburant.

Diarrhées et vomissements, à cause de l’eau sale


« Beaucoup, autour de moi, souffrent de diarrhées et de vomissements, très probablement à cause de l’eau sale que nous buvons », soupire Ahmed Masri, un enseignant de français de l’université Al-Aqsa joint par téléphone. Ce Palestinien de 40 ans est parti de la ville de Gaza au début de la guerre. Lui, sa femme et les parents de cette dernière survivent aujourd’hui sous une tente de fortune, dans la rue, à Rafah. Ils sont inscrits sur la liste des bénéficiaires de l’aide distribuée par l’UNRWA.


« Pour les gens comme nous qui ne vivons pas à l’intérieur de l’école, la distribution de nourriture a lieu deux fois par semaine », explique-t-il. La dernière fois, il a récupéré des boîtes de conserve de viande et des haricots verts. Certains revendent parfois les produits qu’ils récupèrent auprès de l’UNRWA pour pouvoir acheter d’autres denrées alimentaires, rapporte-t-il. « Les prix sont même plus importants qu’en France, dit-il. On ne prend qu’un ou deux repas par jour. L’essentiel est de survivre jusqu’à ce qu’on puisse rentrer chez nous. »


Le 18 décembre, l’ONG Human Rights Watch a accusé Israël d’utiliser la faim contre les civils à Gaza, « ce qui peut constituer un crime de guerre ». « Les forces israéliennes bloquent délibérément l’approvisionnement en eau, nourriture et carburant ; en même temps, elles entravent intentionnellement l’aide humanitaire et privent la population civile des biens indispensables à sa survie », détaillait l’ONG dans un communiqué, en citant aussi des déclarations de hauts responsables israéliens qui signalaient clairement leur intention de priver les Gazaouis de nourriture et d’eau.
Ainsi, le 9 octobre, en annonçant le siège de Gaza, le ministre de la défense, Yoav Gallant, avait promis : « Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. » Une semaine plus tard, le 16 octobre, le ministre de l’énergie, Israël Katz, avait assuré « s’opposer amèrement à l’ouverture du blocus et à l’introduction de biens à Gaza pour des motifs humanitaires ».



Les camions attendent « parfois trois semaines »


Les organisations humanitaires qui sont toujours actives sur place essaient de s’adapter, notamment pour empêcher que les camions d’aide ne soient pris d’assaut. « Nous organisons de petites distributions et avec l’aide des responsables des communautés sur place, explique Jean-Raphaël Poitou, responsable Moyen-Orient de l’ONG Action contre la faim. Nous essayons de faire vite. On distribue et on repart. On ne peut pas stocker sur place. »


L’UNRWA n’a pas constaté de scènes de pillage, précise Juliette Touma, mais dans certains cas, lorsque les camions arrivent, « les gens s’emparent de la nourriture et la mangent là, directement sur place ». Le 17 décembre, la chaîne qatarie Al-Jazira a diffusé une vidéo, tournée dans la zone de Rafah, où on voit des dizaines de Palestiniens encerclant les camions d’aide qui viennent de traverser le point de passage avec l’Egypte. Ces derniers forcent certains véhicules à s’arrêter avant de monter à bord, attrapant les cartons de nourriture et les packs de bouteilles d’eau ou les faisant passer à la foule.


Jusqu’à la semaine dernière, seul le poste-frontière de Rafah, qui donne sur l’Egypte, était ouvert. Les camions « attendent parfois trois semaines avant de pouvoir entrer dans la bande de Gaza », remarque Mahieddine Khelladi, directeur exécutif au Secours islamique France. Les chargements sont inspectés à la frontière avec Israël puis reviennent à Rafah pour entrer dans la bande de Gaza. Le député irlandais Barry Andrews, qui s’est filmé sur place, lors d’une visite de parlementaires européens, montrait ces files de « centaines de camions ». « Un seul [chargement] est passé pendant l’heure où nous étions sur place », a-t-il indiqué dans un tweet le 17 décembre, estimant qu’Israël faisait « échouer délibérément l’effort humanitaire international ».


Sous pression américaine, l’Etat hébreu a annoncé rouvrir « temporairement » le passage de Kerem Shalom, qui relie Gaza à son territoire, par où transitaient les chargements pour l’enclave avant la guerre. Les premiers convois y sont passés le 17 décembre mais le rythme demeure irrégulier. « Pendant deux semaines entières, au début de la guerre, tout était bouclé et rien n’est entré [à Gaza] », rappelle Juliette Touma. Cette période a eu « un impact quasi irréversible sur l’aide humanitaire », ajoute-t-elle. L’UNRWA a pioché dans ses réserves pour continuer à subvenir aux besoins des Gazaouis. Depuis, l’agence n’a jamais réussi à reconstituer ses stocks. Vendredi, une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU a exigé l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire à Gaza.

 

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