Wael Al-Dahdouh, reporter à Al-Jazira : le porte-voix des damnés de Gaza

Publié le par FSC

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SOURCE : Par Laure Stephan
Le Monde du 21 décembre 2023

       Le chef du bureau de la chaîne qatarie Al-Jazira à Gaza, Wael Al-Dahdouh, à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 12 décembre 2023. MAHMUD HAMS / AFP

 

Le journaliste palestinien de la chaîne qatarie, qui a perdu deux enfants et un petit-fils lors des frappes israéliennes à Gaza, est devenu l’incarnation de la tragédie vécue par son peuple.

Pansement sur le bras gauche, bandage au bras droit, Wael Al-Dahdouh réalise, mercredi 20 décembre au soir, un direct depuis la bande de Gaza. Dans la nuit de Khan Younès, le chef du bureau de la télévision qatarie Al-Jazira dans l’enclave, un colosse à la barbe blanche, a l’air épuisé. Mais sa voix, devenue si familière dans les foyers arabes où la chaîne bat des records d’audience, reste posée. Lui qui évoque souvent la « patience » du peuple palestinien semble en être puissamment doté. En deux mois et demi de guerre, il est devenu la voix des damnés de Gaza.

Le journaliste, né en 1970, s’est fait connaître du public en couvrant les précédents conflits à Gaza, dont celui de 2014. Dans le déluge de feu qui s’abat sur l’enclave, il incarne, à son corps défendant, la tragédie des habitants, leur résilience, aussi. Il n’a déserté l’antenne ni après la mort de sa femme et de deux de ses enfants, tués dans une frappe le 25 octobre, ni après avoir été blessé, vendredi 15 décembre.

Ces instants, les téléspectateurs d’Al-Jazira les ont vécus presque en direct : ils ont entendu la voix de Wael Al-Dahdouh se briser en apprenant la mort de ses proches, et ils l’ont vu réapparaître devant les caméras, plus tard, pleurant sur le corps de son fils Mahmoud. Le journaliste palestinien s’est entretemps rendu, dans l’intimité, là où il avait cru mettre sa famille à l’abri, dans le périmètre où l’armée israélienne avait sommé les civils de partir : il a fouillé les décombres du bâtiment où ses proches avaient trouvé refuge, à la recherche d’autres victimes. Son petit-fils d’un an et demi n’a pas survécu non plus.

Il rêvait d’être médecin


Le 15 décembre, le journaliste est de nouveau filmé lorsqu’il est pris en charge aux urgences après avoir été touché par des éclats d’obus sur le terrain. Il a pu fuir le lieu de l’attaque, mais son compagnon de reportage, le caméraman Samer Abou Daqa, n’y est pas parvenu et a succombé à ses blessures après avoir agonisé pendant plusieurs heures. Al-Jazira accuse l’armée israélienne d’avoir « empêché » les ambulances de le secourir. Celle-ci dément. La chaîne enfonce le clou, accusant les militaires de « systématiquement cibler » ses équipes.

Pendant les premières semaines de la guerre, Wael Al-Dahdouh refusait de quitter la ville de Gaza, où il est né. Mais début novembre, Al-Jazira a décidé de transférer ses équipes vers le sud de l’enclave. Plus de 80 % de la population de Gaza a été déplacée selon l’UNRWA, l’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens. Depuis Rafah, le chef de bureau couvre le passage des convois du Comité international de la Croix-Rouge vers l’Egypte, lors de la trêve, fin novembre, qui permet la libération de cent cinq otages, israéliens ou thaïlandais, enlevés le 7 octobre par les commandos du Hamas. Cent vingt-neuf sont toujours détenus à Gaza, selon les autorités israéliennes.

Enfant, Wael Al-Dahdouh rêvait d’être médecin. A 18 ans, il est arrêté par les forces israéliennes, dans la foulée de la première Intifada qui éclate en 1987. C’est aussi l’année de la création du Hamas. Il passe sept ans en prison. Une expérience qui a participé, dit-il, à sa formation politique. Libéré, il étudie le journalisme, travaille pour plusieurs médias avant de rejoindre en 2004 Al-Jazira, chaîne panarabe résolument propalestinienne. Il fonde aussi une famille. Huit enfants vont naître : l’aîné, Hamza, a aujourd’hui 27 ans ; la benjamine, Sham, âgée de 7 ans, a été tuée le 25 octobre. Au fil des guerres, leur sécurité a toujours été sa préoccupation. Il le rappelle : il n’est pas un envoyé spécial dans un pays étranger. C’est des siens qu’il parle. Plus d’une fois, il laisse éclater son émotion à l’antenne.

« Un exutoire »


« Wael est un bon journaliste. Il a la confiance des habitants de Gaza, dit son ami Mahmoud Hams, photographe de l’Agence France-Presse. En tant que journalistes, nous partageons le sort des civils. Nous vivons dans l’angoisse pour nos familles et dans l’urgence de rapporter ce qui se passe. Être en direct, travailler sans cesse est aussi un exutoire pour Wael, qui est endeuillé, blessé. »

L’homme semble puiser dans sa foi les ressources pour continuer. Il envisage son métier comme une mission. Le gouvernement israélien, qui tient en aversion la couverture de la chaîne, promet régulièrement de faire taire cette dernière en fermant ses bureaux à Jérusalem et à Ramallah. Des menaces qui n’ont jamais été mises à exécution, à ce stade.

« Comme ses pairs à Ramallah, Wael Al-Dahdouh connaît bien le tissu économique et social de son territoire, Gaza, juge le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen de Genève. Les correspondants sont très connectés politiquement, avec l’Autorité palestinienne à Ramallah, avec le Hamas à Gaza. Wael Al-Dahdouh s’est constitué un réseau qui le rend incontournable pour Al-Jazira. » La chaîne diffuse les images de combat tournées par la branche militaire du Hamas – comme des frappes contre des tanks israéliens dans l’enclave. Mais contrairement à ce qui s’est passé dans les précédents conflits, le mouvement islamiste n’autorise pas les reporters à couvrir ses opérations militaires.

« Gaza est le sujet par excellence d’Al-Jazira, qui dispose d’une couverture exceptionnelle, par son réseau de correspondants, son budget et la position du Qatar qui abrite les dirigeants politiques du Hamas, explique Hasni Abidi. C’est elle qui fait la notoriété de ses journalistes, et pas l’inverse. » L’audience de la chaîne, dopée par l’extrême brutalité de l’attaque israélienne, et le tribut personnel payé par Wael Al-Dahdouh, ont fait de ce reporter une vedette dans le monde arabe.

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