Dans la bande de Gaza, les crimes de guerre israéliens sont démultipliés par les algorithmes

Publié le par FSC

Benjamin Barthe
Le Monde du 09 avril 2024

Deux enquêtes publiées par la presse israélienne révèlent le modus operandi de l’armée, fondé sur le recours à l’intelligence artificielle et le dévoiement des règles d’ouverture du tir.

Après six mois de guerre, alors qu’Israël commence à réduire sa présence militaire à Gaza, le voile se lève sur la mécanique du cataclysme qui s’est abattu sur la bande de sable palestinienne. Le bilan de l’opération israélienne déclenchée le 7 octobre 2023, en réponse au massacre et aux prises d’otages perpétrés par le Hamas dans le sud de l’Etat hébreu, est bien connu : 33 175 morts et 75 886 blessés à la date du 7 avril, les femmes et les enfants représentant environ 70 % de ces victimes, selon les autorités de santé de l’enclave. Et un nombre encore indéterminé de corps sous les décombres, estimé à plusieurs milliers.


Ce que l’on a découvert de manière plus précise ces derniers jours, c’est le modus operandi de ce jeu de massacre, la fabrique de ce que les défenseurs des droits humains considèrent comme des crimes de guerre de masse.
La tragédie qui a frappé World Central Kitchen (WCK), une organisation qui distribue de la nourriture et dont sept employés ont péri dans une frappe israélienne, lundi 1er avril, a servi de révélateur. Parce que six des victimes sont des ressortissants étrangers, l’armée israélienne a dû rendre des comptes. S’ils avaient tous été Palestiniens, comme les 200 autres travailleurs humanitaires et employés des Nations unies tués depuis le 7 octobre, l’événement n’aurait causé qu’un émoi très relatif sur la scène internationale.


Qu’a dit l’état-major ? Que la décision d’ouvrir le feu sur le convoi de WCK a résulté d’une méprise : les soldats de l’unité de drones ayant mené les frappes ont cru voir une arme dans les mains de l’un des humanitaires et en ont conclu, on ne sait pourquoi, que lui et tous les autres passagers étaient des membres du Hamas. D’où l’acharnement des drones, qui ont tiré à trois reprises sur les véhicules, liquidant ses occupants l’un après l’autre.

Mea culpa


Or ladite arme était « peut-être un sac », a reconnu la hiérarchie militaire, qui a confessé une « grave erreur » et annoncé le limogeage de deux officiers. Ce mea culpa n’a pas convaincu Barak Ravid, ancien journaliste vedette de la presse israélienne, aujourd’hui analyste chez CNN. « Parler d’identification erronée ou d’erreur, c’est l’euphémisme du siècle. Ce genre d’incident arrive presque tous les jours », a-t-il déclaré, le 3 avril, sur le plateau de la chaîne américaine.
De fait, deux enquêtes publiées par la presse israélienne au même moment suggèrent que la désinvolture de l’armée dans l’affaire WCK n’est pas tant le produit d’une dérive individuelle que d’un dévoiement systémique des procédures d’ouverture de tir. Une rupture majeure dans l’histoire militaire israélienne qui a transformé la bande de Gaza en gigantesque charnier.


Dans un article du 31 mars, nourri de témoignages de soldats et d’officiers présents à Gaza, le quotidien Haaretz a raconté comment le territoire palestinien est parsemé de « kill zones » : des secteurs aux frontières invisibles, qui correspondent aux espaces de déploiement des troupes et où toute personne approchant, fût-elle un simple civil, est abattue sur-le-champ.
Cette règle non écrite, violation du principe de distinction entre civil et combattant, aux fondements du droit de la guerre, est à l’origine de la mort, fin décembre 2023, des trois otages du Hamas abattus par les troupes de l’Etat hébreu, alors qu’ils avaient échappé à leurs ravisseurs et erraient dans les ruines de Gaza. « J’ai parlé à un réserviste de cette unité qui m’a dit que les ordres des commandants de terrain sont de tuer tous les hommes en âge de combattre », a témoigné Barak Ravid sur CNN.


La seconde enquête, publiée le 3 avril par les magazines en ligne +972 et Local Call, sous la plume du journaliste Yuval Abraham, explique comment la désignation des cibles de l’aviation israélienne, un processus bureaucratique d’ordinaire laborieux, a été sous-traitée à un logiciel d’intelligence artificielle (IA), baptisé « Lavender ». La vitesse d’exécution de l’IA a permis de produire une banque de cibles comprenant 37 000 noms.

« Bombes idiotes »


Alors qu’ils se limitaient d’habitude à bombarder principalement les cadres du Hamas, les pilotes israéliens ont pu s’attaquer à tout l’organigramme du mouvement islamiste, jusqu’à ses troupiers, et même aux membres de la défense civile et de la police, des entités qui ne participent pas à la lutte contre Israël.
L’enquête révèle que tous les membres subalternes du Hamas ont été éliminés au moyen de « dumb bombs » (bombes idiotes), des projectiles non guidés, causant d’énormes dégâts collatéraux, par opposition aux « smart bombs », beaucoup plus précises. « Personne n’a envie de gâcher des bombes qui coûtent cher pour des gens sans importance », affirme un officier cité dans l’article.


L’article précise aussi que les cibles ont été « systématiquement attaquées à leur domicile », souvent la nuit, en présence de leur famille. « C’est plus simple de bombarder la maison d’une famille », confie un autre militaire. L’interface de l’IA, froide et désincarnée, a eu probablement un effet désinhibant. C’est ainsi que le nombre de victimes collatérales jugé acceptable s’est envolé : entre 15 et 20 pour une cible de bas niveau, et entre 100 et 300 pour celles de haute valeur, racontent les sources de Yuval Abraham. Des ratios inédits dans l’histoire du conflit israélo-palestinien.
L’armée israélienne a critiqué l’article de +972, affirmant n’user de Lavender que comme d’un simple auxiliaire. Mais ce que la guerre de Gaza a donné à voir depuis le 7 octobre, les quartiers entièrement rasés et les centaines de familles décimées, accorde un crédit difficilement contestable à cette enquête. Au nom de l’éradication du Hamas, le gouvernement israélien a présidé, dans la bande de Gaza, à une massification 2.0 des meurtres de civils.

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