« La logique de guerre dans laquelle s’enferme Israël est mortifère pour l’avenir de la région »

Publié le par FSC

Agnès Levallois
Le Monde du 23 septembre 2024
Spécialiste du Proche-Orient, est vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient. Elle a écrit Le Livre noir de Gaza (Seuil, à paraître le 4 octobre).

 

Agnès Levallois, spécialiste du Proche-Orient, s’inquiète, dans une tribune au « Monde », des risques d’un embrasement régional, après les interventions de l’Etat hébreu au Liban, qui éloignerait pour très longtemps tout règlement politique.

Les opérations attribuées aux services israéliens qui ont visé les membres du Hezbollah porteurs de bipeurs et de talkies-walkies, les 17 et 18 septembre, faisant trente-neuf morts et quelque trois mille blessés, puis les bombardements contre la banlieue sud de Beyrouth visant le centre de la force d’élite du mouvement terroriste, qui ont provoqué la mort d’au moins cinquante-deux personnes, font craindre un embrasement régional, sans cesse évoqué depuis des mois.

Ils s’inscrivent dans une volonté de l’armée israélienne d’ouvrir un deuxième front avec le Liban. Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense, Yoav Gallant, ont annoncé une « nouvelle phase de la guerre », cette fois dirigée dans le nord du pays, et le cabinet politique et de sécurité a déclaré avoir mis à jour les buts de la guerre, afin d’y inclure le retour en toute sécurité des habitants du Nord chez eux. En effet, la pression est forte sur le gouvernement de Nétanyahou pour que les populations habitant dans le Nord puissent rentrer chez elles. Elles l’avaient quitté au lendemain du 7 octobre 2023 en raison du soutien apporté par le Hezbollah au Hamas et qui se manifeste depuis par un maintien de la tension à la frontière, avec des échanges quasi quotidiens de tirs. Tension qui s’est fortement accentuée ces derniers jours avec les tirs de roquettes du Hezbollah contre Israël et les « frappes massives » menées par l’armée israélienne contre des positions du mouvement.

Ces attaques spectaculaires, qui ont provoqué un effet de sidération auprès des Libanais, avaient plusieurs objectifs. Le premier était de redorer le blason du Mossad après son échec face aux massacres du 7 octobre 2023. Le deuxième était de montrer au Hezbollah qu’Israël entend en finir avec la menace qu’il représente. Pour cela, Israël, en menant des opérations de plus en plus en profondeur au Liban, teste la capacité du mouvement à réagir. Pour l’instant, celle-ci a été limitée, et c’est là toute la difficulté de la position de cette organisation, qui n’a aucun intérêt à élargir la confrontation tant que le pouvoir iranien ne l’a pas décidé. Le Hezbollah a pris des coups importants ces derniers mois. Son chef, Hassan Nasrallah, a d’ailleurs reconnu, au lendemain des attaques des 17 et 18 septembre, « un coup sans précédent » contre ses troupes et menacé Israël d’une riposte « terrible ».

Le troisième est de semer le doute au sein de l’organisation et de la population proche d’elle. Enfin, le quatrième objectif est de s’assurer du soutien de ses alliés en brandissant la menace que fait peser le Hezbollah, car de nombreuses critiques s’élèvent contre Nétanyahou en raison de l’absence de stratégie visant à mettre un terme à la guerre de Gaza : aucun plan politique n’est élaboré, les bombardements se poursuivent, rendant la vie impossible dans ce territoire.

Que peut espérer gagner Israël d’un embrasement régional ? Les guerres qui se sont déroulées précédemment contre le Liban n’ont pas permis au gouvernement israélien de mettre un terme à la menace du Hezbollah. L’Etat hébreu a été obligé de se retirer du Liban, la guerre de l’été 2006 est encore dans les mémoires des deux côtés de la frontière. Même si le Parti de Dieu a subi de fortes pertes ces derniers mois et si sa crédibilité a été mise en cause par les coups portés contre lui, y compris en Syrie, il dispose encore d’un arsenal balistique qui inquiète son voisin. C’est pourquoi Israël mène des assassinats ciblés jusqu’à Beyrouth en violant l’intégrité et la souveraineté du territoire de ses voisins, bombarde le consulat iranien à Damas, assassine Ismaïl Haniyeh, le chef de la branche politique du Hamas à Téhéran. Il s’agit de réduire les capacités du Hezbollah, de prendre l’ascendant sur lui, de tester jusqu’où il est prêt à aller et, in fine, d’installer une zone tampon jusqu’au fleuve Litani.

L’Iran est également concerné par cette stratégie, car Israël entend, en visant le Hezbollah, atteindre Téhéran, qui, pas plus que le Hezbollah, ne veut d’une guerre régionale, conscient de l’indéfectible appui américain à Israël. Le piège que représente le soutien qu’ils apportent au Hamas se referme sur eux. Pour tenter de s’en sortir, Hassan Nasrallah a déclaré à plusieurs reprises que le soutien au Hamas cesserait dès qu’un cessez-le-feu serait conclu afin de mettre un terme à la guerre de Gaza.

Impasse stratégique
La logique de guerre dans laquelle s’enferme Israël tous les jours un peu plus est mortifère et dramatique pour l’avenir de la région. La légitimité d’Israël à riposter après les massacres du 7 octobre 2023 est incontestable, mais la violence sans limites exercée depuis, majoritairement contre les civils palestiniens de la bande de Gaza, de Cisjordanie et du Liban, s’inscrit dans une vision portée par l’extrême droite israélienne visant à en finir avec la question palestinienne et ceux qui la soutiennent.

Une nouvelle guerre éloignerait pour très longtemps tout règlement politique et la création d’un Etat palestinien, pourtant seule solution pour la région. La stratégie israélienne mise en œuvre depuis des décennies vise à écraser les Palestiniens en favorisant l’émergence du Hamas et a, ainsi, contribué au renforcement du Hezbollah. Il serait donc temps de sortir de la seule logique militaire, qui rend toute solution impossible à terme. Cette stratégie reflète une impasse stratégique. Israël est lancé dans une fuite en avant. Les objectifs fixés au lendemain du 7 octobre 2023, à savoir obtenir la libération de tous les otages et l’élimination du Hamas, n’ont toujours pas été atteints, et plus les jours passent, plus les chances de voir revenir les otages vivants s’amenuisent.

Et pendant ce temps-là, la violence des colons contre les Palestiniens se poursuit et s’accentue en Cisjordanie avec un objectif clair : reprendre leurs terres et empêcher la création d’un Etat palestinien. Nétanyahou, profitant des regards tournés vers la bande de Gaza et le Liban, a les mains libres pour atteindre son rêve : être celui qui a réalisé le Grand Israël. Le premier ministre ne pariant que sur le seul rapport de force, l’avenir au Proche-Orient a rarement été aussi sombre.
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