L’État hébreu prive de visas des humanitaires chargés de l’aide à Gaza et en Cisjordanie

Publié le par FSC

Par Samuel Forey et Clothilde Mraffko
Le Monde du 15 mars 2024

       Des Palestiniens déplacés se réfugient dans une école gérée par l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 3 mars 2024. AFP

Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre2023, les employés des agences des Nations unies et de nombreuses ONG internationales basées à Jérusalem rencontrent des difficultés pour renouveler leur titre de séjour, ce qui entrave la coordination des secours destinés à l’enclave palestinienne.

Au mois de décembre 2023, Lynn Hastings, la coordinatrice humanitaire des Nations unies pour les territoires palestiniens, a dû quitter Israël. Eli Cohen, le ministre des affaires étrangères israélien, a déclaré sur X avoir « révoqué » le visa de résidence de la fonctionnaire, numéro deux de l’Organisation des Nations unies (ONU) à Jérusalem, en arguant qu’elle n’avait pas condamné le Hamas au moment du massacre du 7 octobre 2023, mais Israël. Cette mesure extrême est représentative des entraves mises par l’Etat hébreu au travail des humanitaires déployés en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, pour le compte des Nations unies et d’organisations non gouvernementales (ONG).


Jusqu’à récemment, les visas des fonctionnaires onusiens étaient prolongés pour six mois ou un an, dans le cadre d’une procédure routinière. Mais depuis le mois d’octobre 2023, celle-ci prend entre dix jours et deux mois, voire plus. « C’est très aléatoire. Ensuite, quand l’accord est donné, les visas ne sont renouvelés que pour une période de deux mois. Parfois moins. Cela complique la réponse humanitaire. Ce qui se passe est sans précédent », estime Juliette Touma, directrice de la communication de l’UNRWA, l’agence onusienne chargée des réfugiés palestiniens. Andrea De Domenico, chef de l’OCHA, qui coordonne l’action humanitaire dans les territoires palestiniens occupés, confirme : « Les prolongations de visa sont accordées pour deux ou trois mois maximum. C’est un processus fastidieux qui crée des restrictions importantes pour notre personnel. »


Selon un haut responsable de l’ONU à Jérusalem, sur les 150 fonctionnaires internationaux installés dans la ville, 67 attendent leurs visas, dont 25 depuis plus de trois mois. Tant que leurs passeports sont aux mains des autorités israéliennes à des fins de renouvellement de leur titre de séjour, ceux-ci ne peuvent voyager, pour des raisons personnelles ou professionnelles.

« Une décision souveraine »


Le ministère des affaires étrangères israélien reconnaît que la procédure a changé : « A la lumière du comportement de l’ONU et de certaines de ses agences, Israël examine chaque cas individuellement. Certains fonctionnaires qui ont demandé un visa en ont obtenu. Quant à la durée des visas, c’est une décision souveraine », dit Alex Gandler, porte-parole adjoint du ministère. « L’idée est de renouveler les visas pour des périodes plus courtes, pour pouvoir examiner en permanence la manière dont travaille cette organisation. Les institutions onusiennes fonctionnent un peu plus sous surveillance que d’habitude », se félicite un fonctionnaire israélien.


Cette crise s’inscrit dans la longue histoire de confrontation entre Israël et l’ONU, que le 7 octobre 2023 a exacerbée. L’Etat hébreu reproche à l’institution une condamnation tardive de l’attaque du Hamas, et notamment une déclaration du secrétaire général, Antonio Guterres, le 24 octobre : « Il est important de reconnaître que les attaques du Hamas ne se sont pas produites en dehors de tout contexte. » Le lendemain, Gilad Erdan, l’ambassadeur d’Israël auprès des Nations unies, a annoncé que l’Etat hébreu refuserait de délivrer des visas aux représentants de l’ONU.


La crise s’est encore aggravée quand, le 26 janvier – le jour où la Cour internationale de justice reconnaissait un « risque réel et imminent » de génocide à Gaza –, Israël a mis en cause l’UNRWA, accusant douze de ses membres, sur un total de 13 000, d’avoir participé à l’attaque du 7 octobre.

« Il y a un aspect politique »


La situation des employés des ONG est encore plus critique. Leurs demandes de visas relèvent non pas du ministère des affaires étrangères mais de celui de l’intérieur, qui les traite après réception d’une lettre de recommandation émise par le ministère du travail et des affaires sociales. Mais après le 7 octobre, ces lettres ne sont plus délivrées. La majorité des employés d’ONG présents dans le pays ont alors obtenu une extension automatique de leur visa jusqu’au 8 février. Ceux qui se trouvaient hors d’Israël le 7 octobre n’ont rien reçu.


Ainsi, depuis plus d’un mois, G., employé d’une ONG européenne, travaille en Israël alors que son visa a expiré. Après le 8 février, « les autorités israéliennes ont dit, mais jamais écrit, que les travailleurs de notre secteur allaient recevoir des informations dans une semaine », raconte G., qui a accepté de parler au Monde à condition que son nom ne soit pas mentionné. Il a alors attendu une possible extension puis a fini par déposer un dossier incomplet auprès du ministère de l’intérieur israélien, sans la lettre de recommandation, mi-février. Il n’a toujours pas obtenu de réponse. Une de ses collègues a reçu une lettre de déportation en déposant sa demande.


Comme G., 57 travailleurs humanitaires, parmi lesquels une dizaine de directeurs de bureau, n’ont pas pu renouveler leurs visas, selon l’Association des agences internationales de développement (AIDA), qui regroupe plus de 80 ONG et organisations à but non lucratif actives dans les territoires palestiniens occupés. Une quarantaine d’autres devraient voir le leur expirer prochainement et une soixantaine d’autres, qui devaient venir renforcer les équipes mobilisées sur Gaza, n’ont pas reçu de réponse à leur demande de visa ou bien celle-ci a été rejetée. « Il y a un aspect politique, ce n’est pas uniquement un problème technique qui empêche les renouvellements et la délivrance de visas », affirme Faris Arouri, le directeur d’AIDA.

« Une entrave très importante à l’aide humanitaire »


Les ministères de l’intérieur et du travail, ainsi que l’Autorité de l’état civil et de l’immigration (dite PIBA), se renvoient la responsabilité du blocage, invoquant un changement des procédures en cours. La PIBA, agence du ministère de l’Intérieur qui délivre les visas, a répondu au Monde que, du fait des difficultés rencontrées par les employés d’ONG pour obtenir une lettre de recommandation à cause de cette réorganisation, « ces personnels ont tous reçu une extension de trois mois de leur visa », qui est « inscrite dans le système informatique et non sur leurs passeports », sans davantage de précisions.


« Personne ne m’a informé de cette extension, répond l’avocat israélien Yotam Ben-Hillel, qui représente les ONG internationales en Israël et dans les territoires palestiniens. Quoi qu’il en soit, cela n’apporte pas de solution à ceux qui sont partis et ne peuvent plus revenir. Un tel refus d’entrée de travailleurs humanitaires, c’est du jamais vu en Israël. »


G. est coincé dans un statut semi-légal, sans visa mais avec un justificatif de sa demande restée sans réponse. « Je ne peux pas traverser le checkpoint pour aller en Cisjordanie, de peur de me faire arrêter et déporter en revenant à Jérusalem. Si je vais à Ramallah rencontrer un ministre, faire signer des documents, je prends un grand risque », détaille-t-il. Les expatriés dont le visa a expiré sont nombreux à quitter le pays. Le recrutement de remplaçant est compliqué par le fait que depuis le 7 octobre 2023, Israël interdit aux employés locaux des ONG internationales qui vivent en Cisjordanie d’accéder à Jérusalem.


Une employée française d’une ONG, dont le visa a également expiré mais qui est restée en Israël, explique : « On ne peut pas coordonner la réponse humanitaire à Gaza ou les actions en Cisjordanie depuis l’étranger. Cela constitue une entrave très importante à l’aide humanitaire. » Elle décrit une situation « extrêmement stressante » où les travailleurs humanitaires sont soumis à l’arbitraire, sans visibilité sur leur futur, avant d’ajouter : « La pression morale est hyper forte sur les employés des ONG qui gèrent une crise humanitaire d’une ampleur sans précédent. »

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article