Marwan Barghouti, prisonnier en Israël depuis 2002, symbole du calvaire carcéral des Palestiniens

Publié le par FSC

Par Louis Imbert
Le Monde du 21 mars 2024

 

Lors d’une manifestation en soutien aux prisonniers palestiniens – parmi lesquels Marwan Barghouti –, à Ramallah, en Cisjordanie, le 27 février 2024. ZAIN JAAFAR / AFP

Le leader de la deuxième Intifada, incarcéré depuis 2002, est soumis depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre, à un régime de détention extrêmement brutal.

La famille de Marwan Barghouti, le prisonnier le plus célèbre de Palestine, a eu de ses nouvelles le 18 mars : un codétenu a raconté à un avocat en visite l’avoir aperçu dans sa cellule, le visage ensanglanté, un œil rougi. Il aurait été battu les 3 et 12 mars, dans la prison de Meguiddo, où il demeure à l’isolement. Incarcéré en Israël depuis 2002, ce cadre du Fatah âgé de 64 ans a été transféré par trois fois depuis le 7 octobre, et séparé de ses compagnons de cellule. Il est soumis selon ses proches à un régime de « torture », comme l’ensemble des prisonniers palestiniens, qui subissent depuis cinq mois des conditions de détention d’une brutalité inédite.


« On lui passe l’hymne national israélien et la déclaration d’indépendance israélienne à plein volume dans sa cellule. Il n’a pas accès à des soins, ni la possibilité de maintenir son hygiène, il n’a pas d’électricité, et il a perdu 10 kilos », résume son fils, Arab, sur la foi de deux visites d’un avocat à son père, autorisées en janvier et en février, à la suite de pressions d’Etats occidentaux. « En traitant ainsi mon père, [l’Etat d’] Israël démontre à tous les prisonniers qu’il peut leur faire ce qu’il veut », dit Arab Barghouti. Le service pénitentiaire israélien a rejeté ces accusations, en affirmant qu’il opère « conformément à la loi ».


Depuis le 7 octobre, le Club des prisonniers palestiniens dénombre treize morts dans les cellules israéliennes – un chiffre que les autorités israéliennes ne confirment pas, et auquel il faut ajouter vingt-sept morts recensés dans les camps de détention, où des suspects capturés à Gaza demeurent sous la garde de l’armée, dans un trou noir. L’association israélienne Médecins pour les droits humains, dont des membres ont assisté à des autopsies, indique que plusieurs de ces détenus ont pu succomber à un manque de soins.

Violences, menaces, viols


Comme Mohammad Al-Sabar, 28 ans, qui souffrait d’une maladie congénitale du côlon, et qui est décédé après quatre mois d’un régime alimentaire dégradé et réduit ; ou comme Abdel Rahman Bahash, 23 ans, dont la poitrine et l’abdomen présentaient des traces de coups qui ont brisé plusieurs de ses côtes et endommagé sa rate.


« Nous n’avons jamais vu un tel niveau d’abus. Les prisonniers ne reçoivent pas assez de nourriture. Parmi ceux que nous avons rencontrés, certains ont perdu 20 kilos », affirme Jessica Montell, la directrice de HaMoked, une association israélienne qui fournit une aide légale aux prisonniers. Des témoignages faisant état de violences et de menaces, y compris de viols, s’accumulent. Selon HaMoked et le Club des prisonniers, les cellules sont surpeuplées, les radios ont été confisquées et l’électricité coupée, les couvertures et le matériel d’entretien manquent. La Croix-Rouge n’a plus accès aux prisonniers.


Le ministre chargé des prisons, le suprémaciste Itamar Ben Gvir, a publié une directive imposant de réduire les repas de viande « pendant que nos otages à Gaza mangent un demi-pain pita par jour ». Le nombre de Palestiniens emprisonnés en Israël, hormis ceux de droit commun, a doublé depuis le 7 octobre. Le Club des prisonniers palestiniens l’évalue à 9 500, dont 3 550 dits « administratifs » – des personnes incarcérées sans charges ni limite de temps.


Parmi eux, Marwan Barghouti est le plus en vue. Israël l’a emprisonné en 2002, durant la deuxième Intifada, l’accusant d’avoir téléguidé les brigades armées du Fatah. Depuis, l’Etat hébreu a démontré son refus absolu de libérer cet homme qui, en prison, est parvenu à demeurer une figure de consensus. Dans l’hypothèse où il serait candidat à la succession du président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, élu en 2005 et âgé de 88 ans, les sondages le donnent invariablement gagnant.

Assurance-vie pour le Hamas


Au terme du dernier échange de prisonniers entre Israël et le Hamas, en 2011, l’un des négociateurs, Saleh Al-Arouri, avait confié que le nom de M. Barghouti était le dernier que les islamistes avaient accepté de retirer, sous la pression d’Israël, d’une liste d’un millier de détenus, libérés en échange du soldat Gilad Shalit.


Aujourd’hui, l’homme s’impose comme une assurance-vie pour le Hamas. Légitime à l’étranger, sans avoir jamais renoncé à la lutte armée dans les territoires palestiniens occupés, il insiste pour inclure les islamistes dans le jeu politique de l’après-guerre. « Pour mon père, le Hamas est une pilule que le monde doit avaler », rappelle son fils Arab, entrepreneur dans la tech à Ramallah.


M. Barghouti s’est lié en prison à un noyau d’influents combattants du Hamas, appelés à occuper les plus hautes fonctions du mouvement si celui-ci parvient à les faire libérer. Jusqu’au 7 octobre, Marwan Barghouti était la force motrice d’une cellule mixte unique, réunissant quelque 90 détenus issus de toutes les factions, tenus à l’écart du reste des prisonniers, de la centrale pénitentiaire d’Ofer.

Il avait formé ce groupe avec Saleh Al-Arouri, assassiné à Beyrouth en janvier par Israël, et avec Ahmad Saadat, le chef du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine), un petit mouvement marxisant. Dans cette cellule, Marwan Barghouti a fréquenté durant neuf ans l’actuel patron du Hamas à Gaza, Yahya Sinouar, jusqu’à sa libération en 2011 – « un homme dur, avec lequel nos relations étaient difficiles », précise un ancien camarade de détention.


En 2006, M. Barghouti a rédigé avec Abdel Nasser Issa le « document des prisonniers », qui demeure le programme commun le plus abouti du Fatah et du Hamas, socle d’une éventuelle réconciliation entre les deux partis dans le futur. M. Issa, ancien milicien du mouvement islamiste, a étudié en prison avec le « professeur Marwan ». Titulaire d’un doctorat de l’université du Caire, ce dernier passait avant-guerre six heures par jour à diriger les mémoires de licence et de master de prisonniers inscrits dans un établissement de Cisjordanie.

« Une solution » parmi d’autres


« Marwan sait qu’il ne peut rien faire sans réformer le Fatah et sans le réconcilier avec le Hamas. Il est assez intelligent pour savoir que si quelque chose doit être réhabilité, ce sont les relations internes palestiniennes, pas celles avec la communauté internationale », précise Qaddoura Farès, ministre chargé des prisonniers à Ramallah, qui ferrailla aux côtés de M. Barghouti, dès les années  1990, contre une Autorité palestinienne où les militants du Fatah se transformaient bien vite en apparatchiks.


« Pour les Etats-Unis, Marwan était un problème, aujourd’hui il est une solution », veut croire Arab Barghouti. Mais seulement une solution parmi d’autres. Pour l’heure, Washington se contente d’encourager M. Abbas à une réforme de pure façade de l’Autorité palestinienne. Le président a entrepris de former un gouvernement d’experts, censé prendre en charge la bande de Gaza. Il mène ce processus sans consulter le Hamas, dont il exige qu’il abandonne les armes.


En 2021, lorsque M. Abbas avait laissé espérer la tenue d’une élection présidentielle dans les territoires occupés, M. Barghouti avait dirigé une liste dissidente du Fatah. Il n’a pas été exclu du parti : impossible de toucher à cette icône. Le secrétaire général du Fatah, Jibril Rajoub, le dépeint en « trésor ». En décembre 2023, cet autre successeur potentiel de M. Abbas a parlementé avec le Hamas, en vue de s’entendre sur un gouvernement que M. Barghouti finirait par diriger – une perspective repoussée, trop dépendante du bon vouloir d’Israël.


Au sein du Fatah aussi, M. Barghouti apparaît comme une figure de consensus, un symbole d’autant plus pratique qu’il ne fait pas d’ombre aux ambitions des plus hauts cadres. Il a discrètement négocié par le passé avec le numéro deux de M. Abbas, le très impopulaire Hussein Al-Sheikh, comme avec l’exilé Mohammed Dahlan, l’ennemi intime du président palestinien. « Les cadres du Fatah pensent qu’ils peuvent faire pression sur lui, qu’il ne poussera pas contre eux son propre agenda », affirme Tahani Mustafa, analyste à l’International Crisis Group.

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