A l’université de Denver, « c’est le droit des Palestiniens de demander qu’on leur rende la terre »

Publié le par FSC

Par Corine Lesnes

Le Monde du 05 mai 2024

 

Manifestation propalestinienne sur le campus d’Auraria, à Denver (Colorado), le 26 avril 2024. HYOUNG CHANG / DENVER POST VIA GETTY IMAGES

Sur le campus d’Auraria, qui abrite la maison de briques rouges où vécut Golda Meir, la plupart des étudiants, d’origine modeste et immigrée, s’identifient à la cause des habitants de Gaza.

Une évidence. Quand on demande à Citlaly Hernandez, 21 ans, ce qui l’amène à participer à un campement propalestinien, la réponse fuse : « Je suis d’origine mexicaine ! » Pour elle, la solidarité avec Gaza tombe sous le sens, celui d’une communauté de destins. « J’ai vu les mêmes luttes », avance-t-elle.

L’étudiante porte un sweat-shirt qui appelle à « libérer la Palestine » et une casquette « Yellowstone » (le parc national), dont s’échappent quelques mèches de couleur rose. Depuis le 25 avril, elle occupe une tente sur le campus d’Auraria, à Denver (Colorado), l’une des premières plantées sur le « quad », le terre-plein central. Le 26, elle a été arrêtée par la police de Denver, avec 40 camarades, pour violation de propriété. Quelques heures plus tard, les tentes étaient de retour. Depuis, les policiers ne se sont plus montrés.

Après des mois de « marches contre le génocide », après avoir fait le siège du capitole du Colorado pour réclamer des élus qu’ils soutiennent un cessez-le-feu à Gaza, les étudiants de Denver ont suivi le mouvement national lancé à l’université Columbia, à New York. Ils campent. « On en avait assez de ne pas être entendus, explique Citlaly, étudiante en dernière année de psychologie. On a voulu monter en puissance. » L’esplanade compte maintenant une cinquantaine de tentes. La sienne reflète son indignation : « Les Etats-Unis ont envoyé plus de 300 milliards de dollars à Israël depuis 1948. » Maintenue en détention moins de vingt-quatre heures, Citlaly Hernandez a reçu une convocation au tribunal pour le 24 mai.

A Auraria, la plupart des étudiants sont d’origine modeste. Beaucoup travaillent pour payer leurs études. Le campus, qui rassemble trois institutions publiques (le Community College de Denver, la Metropolitan State University et une antenne de l’université du Colorado, dont le campus principal est à Boulder), est loin des universités d’élite des grandes métropoles. La mobilisation propalestinienne y est d’une tonalité différente. « Mes parents m’ont appris à avoir le cœur généreux », explique Randi Fuentes, un jeune d’origine salvadorienne, premier de sa famille à faire des études supérieures.

Comme Citlaly Hernandez, beaucoup assimilent le conflit à une lutte pour la terre, celle dont les indigènes ont été dépossédés « dans le monde entier ». « C’est leur droit d’être là, affirme-t-elle doucement, à propos des Palestiniens. Leur droit de demander qu’on leur rende la terre. »

Venue d’Angela Davis


Dès le premier jour d’occupation, le maire, Mike Johnston, est venu sur place. Lui qui avait eu toutes les peines du monde à éliminer du centre-ville les tentes des sans-abri n’a pas eu l’air ravi d’en voir de nouvelles sur un terrain public, que l’administration de l’université avait justement interdit aux homeless, en vertu du règlement invoqué aujourd’hui contre les étudiants. Le maire les a invités à démonter le campement. « Nous essayons de nous assurer que nous pouvons vous aider à exercer votre droit de protester pacifiquement », a-t-il soutenu. « Fasciste ! », a rétorqué un militant.

Le mouvement à Auraria est mené par Students for a Democratic Society (SDS), une organisation d’extrême gauche entrée dans l’histoire à la convention démocrate de Chicago, en 1968, après une confrontation violente avec la police. L’organisation a installé une série de tentes, dont l’une avec Wi-Fi, qualifiée de « bibliothèque », pour les activités. Au micro, un garçon annonce les interventions des professeurs qui se relaient pour tenir des séminaires sur l’herbe. Au programme : 11 heures, conférence de presse ; midi, yoga ; 14 heures, « formation à la répression d’Etat » ; 16 heures, sciences, puis prière, poésie, concert ; extinction des feux à 21 heures.

Sous une pluie glaciale, Angela Davis, figure du Black Panther Party à l’époque de la lutte pour les droits civiques, est venue féliciter les campeurs le 27 avril. « En tant que personne engagée depuis les années 1960 dans le mouvement de solidarité avec la Palestine, je tenais à vous dire que ce moment est celui que nous attendions tous, a-t-elle déclaré. Si la Palestine peut être libre, alors le monde entier peut être libre. »

Harriet Falconetti, 20 ans, est en troisième année de sciences politiques. Tout le monde la reconnaît à son chapeau constellé de pois rouges et de pin’s. Elle a fait partie de la délégation qui est allée rencontrer le 1er mai la chancelière de l’université, Michelle Marks, et ses collègues des autres établissements pour présenter les revendications étudiantes. « C’était très frustrant, relate-t-elle. On leur parle de désinvestissement. Ils reviennent constamment sur les tentes. »

La direction a précisé dans un communiqué qu’elle avait rappelé le règlement et noté que les représentants étudiants invoquaient leur droit à la désobéissance civile, une référence au principe d’infraction délibérée à la loi décrit par Martin Luther King en 1965. Interrogé sur les violences, le Prix Nobel de la paix avait fait valoir que les manifestants, en « acceptant volontairement la peine » qu’ils encourent, montrent de fait qu’ils respectent l’Etat de droit même s’ils s’opposent à telle ou telle loi.

« Ils essaient de nous acheter »


Jeudi 2 mai, les activistes ont été invités à une nouvelle séance de négociations. Le conseil exécutif d’Auraria leur a annoncé qu’un groupe de philanthropes avait proposé de donner 15 000 dollars (14 000 euros) au Comité international de la Croix-Rouge au nom de SDS, en échange d’une levée de l’occupation avant 17 heures. Indignés, les activistes ont refusé. « Ils essaient de nous acheter », s’est scandalisé SDS sur les réseaux sociaux.

« Vous resterez comme des gens qui ont essayé de corrompre ceux qui vous sont confiés à des fins d’éducation », a dénoncé le chef du groupe, Paul Nelson, un ancien étudiant. Le conseil, qui regroupe les présidents des trois établissements, s’est déclaré disposé à poursuivre la « diplomatie », tout en rappelant que le terre-plein central devra être accessible à tous pour la remise des diplômes le 10 mai.

Le campus d’Auraria abrite plus de 40 000 étudiants. Le campement Free Palestine n’occupe qu’une partie de l’esplanade de 1,6 hectare au pied du Tivoli, le bâtiment de 1882 dévolu aux associations étudiantes. Loin de la politique, les jeunes jouent au volley-ball et font des photos dans leur tenue de graduation. Chelo Lloyd, une quadragénaire en keffieh, tire un traîneau rempli de parapluies et de drapeaux. Elle vient tous les jours apporter des vivres. « Je suis indigène, justifie-t-elle. Et les indigènes sont contre les génocides. »

Auraria occupe l’emplacement du hameau de chercheurs d’or qui a donné naissance à la ville de Denver. Entre 1913 et 1915, Golda Meir, future première ministre d’Israël, née à Kiev en 1898, a vécu dans ce qui était alors le quartier juif, après s’être enfuie du domicile de ses parents à Milwaukee (Wisconsin), à l’âge de 14 ans, pour faire des études. A la suite d’un quasi-miracle, la maison de briques rouges où elle a habité chez sa sœur et découvert le sionisme a été sauvée de la destruction en 1988 et acheminée sur le campus. L’université a pris en charge sa transformation en musée et centre d’éducation.

Après l’attaque du Hamas sur le territoire d’Israël, le 7 octobre 2023, la maison s’est vidée, les visites éducatives ont été interrompues. Le musée est devenu le point de départ des manifestations anti-israéliennes quasi hebdomadaires. En février, les trottoirs ont été couverts d’inscriptions « Sionistes dehors ». « C’est légal », en vertu du principe de liberté d’expression, note Lena Fishman, la directrice du musée. Ce qui l’était moins, c’est le tag sur l’un des murs, réclamant la démolition de la maison. Lena Fishman aurait aimé que la « maison de Golda », comme on l’appelle à Auraria, devienne un lieu où les étudiants se cultivent sur l’histoire du conflit, échangent, même s’il « n’y a pas de réponses faciles ». Cela n’a pas été possible. « Voir ces tentes me rend triste », dit-elle.

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