Le conflit israélo-palestinien agite le festival de photojournalisme de Perpignan

Publié le par FSC

Par Claire Guillot
Le Monde du 09 septembre 2024

 

Le photographe palestinien de l’AFP, Mahmud Hams, primé au festival Visa pour l’image de Perpignan, prend des photos de bâtiments détruits par les bombardements israéliens dans la bande de Gaza, le 2 novembre 2023. AFP

Trois prix ont été attribués à des photographes gazaouis qui témoignent de l’ampleur des pertes humaines, sur fond de polémique lancée par le maire (Rassemblement national) Louis Aliot.

Et de trois. Pas moins de trois Visa d’or ont été attribués à des photographes palestiniens de la bande de Gaza lors du festival de photojournalisme Visa pour l’image de Perpignan. Non sans faire de vagues, tant la guerre meurtrière menée depuis onze mois à Gaza par Israël après les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 enflamme les esprits.

Après Loay Ayyoub, vainqueur du prix du jeune reporter de la ville de Perpignan pour son travail avec le Washington Post, et Samar Abu Elouf, collaboratrice du New York Times, lauréate du prix Sipa de la presse quotidienne, c’est Mahmud Hams, collaborateur de l’Agence France-Presse (AFP), qui a remporté la plus haute récompense, le Visa d’or news, lors de la soirée finale du samedi 7 septembre, pour des images qui montrent la vie tragique des Gazaouis : familles entières tuées ou ensevelies sous les bombes, déplacements forcés, efforts désespérés pour se nourrir, se loger, se soigner. Le bilan de ce conflit, selon les chiffres du ministère de la santé du Hamas, s’élève à plus de 40 000 morts, en majorité civils.

Signe des tensions, l’après-midi même, une manifestation propalestinienne traversait bruyamment la ville. Et lors de la cérémonie, dans un Campo Santo plein à craquer, le maire (Rassemblement national, RN), Louis Aliot, brillait par son absence : il a créé la polémique dès l’ouverture du festival en refusant de remettre son prix en personne au jeune Loay Ayyoub, exposé au couvent des Minimes avec un sujet sur la Tragédie de Gaza. L’élu avait dénoncé un manque d’« équilibre » de Visa pour l’image, regrettant l’absence d’exposition consacrée aux massacres du 7 octobre 2023. Sur France Bleu, il a accusé le photographe de proximité avec le Hamas, lui reprochant de désigner l’organisation, sur ses réseaux sociaux, sous le terme de « la résistance palestinienne ».

Sur scène, le nouveau président du festival, Pierre Conte, a tenu à faire une mise au point sur cette concentration de prix : « Personne ne doit voir là un message politique, une prise de position dans un conflit épouvantable qui dure depuis trop longtemps. (…) Il faut y voir un moment où toute la profession salue avec respect, et donne ses encouragements, aux seuls photojournalistes qui sont sur le terrain à Gaza. » Car dans cette manifestation dédiée au journalisme, les professionnels sont confrontés à une situation exceptionnelle : l’interdiction totale par Israël, depuis le début de la guerre, de laisser les reporters étrangers pénétrer sur le terrain, forçant les médias internationaux à se reposer entièrement sur des journalistes gazaouis, et favorisant les débats sur la fiabilité des informateurs.

Tout au long de la semaine, le directeur Jean-François Leroy, qui vient de signer un nouveau contrat de trois ans avec la municipalité d’extrême droite pour organiser le festival, a défendu son indépendance éditoriale et redoublé de prudence. Face aux critiques du maire, il a souligné que le prix du jeune reporter avait été attribué par un jury international de directeurs photo chevronnés. Il a aussi précisé au Monde que « le mot Hamas, en arabe, est l’acronyme de “mouvement de résistance islamique”, donc Loay Ayyoub appelle le Hamas par son nom, rien d’autre. » Enfin, Il a mis en avant la séance de projection sur le conflit entre Israël et le Hamas, longue de treize minutes et riche de plus de 200 images, organisée jeudi soir au Campo Santo : celle-ci est longuement revenue sur l’attaque terroriste sanglante du mouvement palestinien qui a fait 1 200 morts, en majorité des civils, et 240 otages – dont 97 sont encore détenus à Gaza. « Dans ce festival, on a traité du Rwanda, de la Syrie, de la Yougoslavie, de la Tchétchénie, mais jamais on n’a eu un sujet aussi brûlant, déplore le directeur. Plus personne ne se parle, il n’y a aucun dialogue, on est tout de suite classé soit propalestinien, soit pro-israélien. »

Positions irréconciliables


Signe des positions irréconciliables sur le sujet, un autre candidat au prix Visa d’or news, concourant avec des photos de l’attaque terroriste du 7 octobre 2023, l’Israélien Niv Koren, a confié au Monde sa désapprobation de la ligne du festival. Ce reporter, qui a débuté comme photographe militaire dans l’armée israélienne, a photographié les morts sur la route, les familles entières abattues ou brûlées chez elles dans les kibboutz, les corps démembrés et les cadavres de jeunes gens abandonnés sur le site du festival de musique où ils avaient alors été attaqués – dont deux amies de sa fille. « Il n’y a pas de visibilité du 7 octobre à Visa, estime-t-il. C’est comme si, un an après le 11-Septembre, on l’avait oublié. Alors que ce sont les pires atrocités depuis l’Holocauste. »

Le photographe, qui se dit en faveur d’un Etat palestinien, met en doute tous les chiffres avancés par le Hamas, et il assimile les informations émanant des journalistes palestiniens à de la « propagande » : « les Palestiniens photographient ce que le Hamas leur dit de photographier. Sinon on verrait autre chose que des bébés morts, qui ne sont qu’une petite partie de l’histoire ». Lui-même a signé plusieurs reportages dans la bande de Gaza, mais toujours en étant intégré à des unités de l’armée israélienne – « et j’ai toute latitude pour photographier », assure-t-il.

A Perpignan, de fait, sur les murs, le conflit israélo-palestinien était omniprésent, et pas seulement dans les deux expositions sur le sujet. Plusieurs rétrospectives incluent des images anciennes, comme celles prises par Ad van Denderen, qui montrent l’avancée de la colonisation : en 1993, en Cisjordanie, un simple drapeau israélien signale un avant-poste installé par des colons sur une colline à Neve Daniel. Vingt ans plus tard, un village entier a poussé autour du mat, devenu un château d’eau orné d’une étoile de David. Dans la rétrospective consacrée au photographe Alfred Yagobzadeh, on voit aussi, chose rare tant l’organisation est secrète, des combattants du Hamas masqués, en 1988, prêter serment sur le Coran et appeler à la destruction d’Israël.

Le photographe Sergey Ponomarev, lui, expose les images qu’il a prises pour le New York Times ces derniers mois. « J’ai tenté d’aller à Gaza, mais il n’est pas possible d’y pénétrer, sauf intégré avec l’armée israélienne, dit-il. Donc je suis allé en Cisjordanie, où il n’y a pas la guerre, mais où la vie quotidienne est affectée par ce qui ressemble à une punition collective ».

Ses images montrent les conséquences des raids de l’armée et des violences accrues des colons, les restrictions de déplacement ou de culte, les blocages financiers imposés, l’arrêt des permis de travail en Israël… Mais aussi des Israéliens bénévoles qui tentent de venir en aide aux Palestiniens. Pour le photographe, la fermeture de la bande de Gaza aux médias internationaux est un vrai problème. « Bien sûr qu’on est biaisé quand on traite de son propre pays. Pour moi, il y a les guerres, et il y a ma guerre. Si je couvrais l’Ukraine, je serais moins indépendant », indique le photographe russe qui a quitté son pays d’origine dès le premier jour de l’invasion en Ukraine et ignore s’il pourra y retourner.

« Je ne suis pas photographe de guerre, je le suis devenu »


L’autre exposition sur le conflit entre Israël et le Hamas, consacrée au photographe palestinien Loay Ayyoub, vainqueur du prix du jeune reporter et désormais réfugié en Egypte, donne une indication des conditions dans lesquelles il a exercé son métier pendant cinq mois. Le jeune homme de 29 ans, formé aux médias à l’Université Al-Azhar de Gaza, photographiait à l’origine la vie quotidienne des Palestiniens – matches de foot, concours d’équitation, soirées en famille sur la plage… « Je ne suis pas photographe de guerre, mais je le suis devenu », résume-t-il au téléphone. Contacté par le Washington Post, il a alors quitté sa famille, pour ne pas la mettre en danger, et ne l’a pas revue depuis. Ses images déchirantes décrivent des familles décimées, des secours qui s’activent dans les décombres et des gens qui fuient devant les attaques israéliennes – lui-même a dû quitter la ville de Gaza pour Khan Younès puis pour Rafah, toujours plus au sud de l’enclave.

Une de ses images les plus frappantes a été prise à l’hôpital Al-Shifa de Gaza, où débarquent des victimes de bombardements serrant des enfants blessés dans les bras – « j’ai pleuré, tellement j’ai eu peur à chaque instant de voir arriver ma famille », explique Loay Ayyoub qui dit avoir eu une obsession : « faire mon travail de journaliste de la façon la plus honnête possible, sans falsification ni fabrication ».

Olivier Laurent, directeur photo au Washington Post, précise que Loay Ayyoub a travaillé avec son journal pendant près de six ans avant la guerre, instaurant une relation de confiance mutuelle : « Loay a été nos yeux à Gaza. Toutes les informations étaient vérifiées, et il était en contact permanent avec nos équipes de l’autre côté de la frontière. »

A l’AFP, c’était aussi toute une équipe qui était sur place, à Gaza, autour du lauréat du Visa d’or Mahmud Hams, 44 ans. « Cela fait vingt et un ans qu’il travaille pour nous, souligne Stéphane Arnaud, rédacteur en chef photo à l’AFP, et il a couvert Gaza avec deux autres photographes, collaborateurs de longue date, dont l’un a hébergé les deux autres quand ils ont dû se replier à Rafah. Bien sûr, le Hamas contrôle toute la zone, et il faut composer avec lui. Mais ils ont fait leur travail de journalistes professionnels. Dans ce conflit, il a fallu se battre tout le temps pour défendre le bien-fondé de leur travail. »

« Si vous êtes un journaliste, vous êtes une cible »
Aux yeux des professionnels réunis à Perpignan, la guerre à Gaza est aussi exceptionnelle par le nombre énorme de victimes parmi les journalistes. Les trois Palestiniens primés à Visa pour l’image ont tous couvert la mort de collègues, comme Adel Zaarab à Rafah, photographié par Loay Ayyoub dans son sac mortuaire, avec son gilet marqué « presse », à l’hôpital Abu Youssef Al-Najjar à Rafah. « J’ai dit adieu à de nombreux collègues : Adel Zaarab, Samer Abu Daqqa, le cameraman de la chaîne Al-Jazira, et plein d’autres…, explique le photographe. Dès que vous êtes un journaliste, vous êtes une cible ». Selon l’organisation Reporters sans frontières, plus de 130 journalistes sont morts à Gaza.

Une enquête menée par un consortium international de médias, dont Le Monde, suggère qu’une partie des frappes était délibérée. Le bureau de l’AFP, partiellement détruit en novembre 2023 à Gaza, a probablement été touché par un missile tiré par un char israélien, ce qu’Israël dément. « Une ligne rouge a été franchie dans ce conflit, estime Stéphane Arnaud. Car pendant des années, les bureaux des médias étaient considérés comme des lieux sûrs, mais ce n’est plus le cas. »

Les trois photographes primés à Visa pour l’image ont, eux, tous quitté Gaza, réfugiés pour des raisons de sécurité en Egypte ou au Qatar. Mais tous espèrent y retourner, comme l’a déclaré en visioconférence Mahmud Hams, de l’AFP, sur scène lors de la remise du prix : « l’histoire de Gaza est mon histoire. »

A l’AFP, où le relais sur place est désormais assuré par d’autres photographes palestiniens formés par les précédents, on pense déjà à la suite. « Il y aura tant de sujets à couvrir à Gaza par la suite, s’il y a un cessez-le-feu », rappelle Stéphane Arnaud. La question de l’accès des journalistes, encore une fois, se retrouvera au centre des débats.

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