En Cisjordanie aussi, Israël cible les Nations unies
Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 19 octobre 2024
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Devant l'entrée de l'école gérée par l’UNRWA dans le camp de réfugiés de Dheisheh (Cisjordanie), le 30 janvier 2024. © Photo Debbie Hill / UPI / Abaca |
L’agence de l’ONU chargée des réfugiés palestiniens est dans le collimateur des autorités israéliennes dans la bande de Gaza, mais aussi à Jérusalem-Est et en Cisjordanie occupée, où l’État hébreu est décidé à empêcher sa présence. Elle fournit pourtant des services indispensables.
Camp de Dheisheh (Cisjordanie).– L’avenue qui traverse Bethléem du nord au sud sur plusieurs kilomètres est toute en embouteillages, coups de klaxon et poussière. Les couleurs éclatantes des devantures des commerces pâlissent sous la pollution et les gaz des échappements mal réglés. Tout est un peu gris. Sauf du côté du vaste camp de réfugié·es de Dheisheh, établi en 1949 dans ce qui était alors un faubourg de Bethléem, où se détachent deux bâtiments pimpants tant ils sentent le neuf : l’école pour garçons et le centre de santé.
Prévu pour accueillir 3 400 Palestinien·nes chassé·es de leurs villages à l’ouest de Jérusalem et de Hébron par les milices juives puis par l’armée israélienne pendant la guerre de 1948, le camp de Dheisheh en accueille aujourd’hui 20 000.
En bordure de l’avenue, l’école pour garçons et le centre de santé sont repérables au drapeau onusien et aux couleurs des bâtiments, le blanc et le bleu, marque de fabrique de toutes les installations de l’UNRWA, l’office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens au Proche-Orient.
Les travaux de réhabilitation de l’école de garçons, achevés juste avant la rentrée de septembre, et la construction du centre de santé primaire ont été entamés bien avant le 7-Octobre et la guerre contre Gaza et contre la Cisjordanie. Avant, aussi, les violentes attaques lancées par Israël contre l’UNRWA, qui mettent en danger la pérennité de l’agence fondée en 1949 pour venir au secours des Palestinien·nes chassé·es de leurs terres en 1948.
Les relations entre le gouvernement israélien et l’agence onusienne sont mauvaises depuis plusieurs années. Mais elles sont devenues exécrables depuis le 7-Octobre. Dans la bande de Gaza, les écoles blanc et bleu, transformées en abris pour les déplacé·es, sont régulièrement visées par l’aviation et l’artillerie israéliennes. Tel-Aviv accuse les installations de l’agence d’héberger des centres de commandement et de l’armement du Hamas, sans fournir de preuve tangible.
Pire, Israël affirme, fin janvier, que douze membres de l’UNRWA ont participé aux massacres du 7-Octobre, avant d’ajouter sept noms à la liste.
Les soupçons concernant dix-neuf employés, donc, sur plus 30 000 salarié·es, dont 13 000 rien que pour la bande de Gaza, valent à l’UNRWA d’être accusée de soutenir le terrorisme, voire d’être elle-même une organisation terroriste. D’autant que les autorités israéliennes affirment ensuite que des milliers d’agents sont membres du Hamas. Sans preuves rendues publiques, là encore. Sans attendre les résultats de l’enquête de l’ONU, qui conclura que neuf de leurs membres « pourraient être impliqués », plusieurs gros donateurs occidentaux suspendent leur financement de l’agence.
La plupart reprendront les versements après le rapport du comité indépendant dirigé par l’ancienne ministre française des affaires étrangères Catherine Colonna, mandatée par le secrétaire général de l’ONU. Ses travaux ont conclu qu’Israël n’avait « pas encore fourni de preuves » et que l’agence joue un « rôle indispensable et irremplaçable » auprès des réfugié·es palestinien·nes partout où elle agit, en Syrie, en Jordanie, au Liban, dans la bande de Gaza, à Jérusalem-Est occupée et en Cisjordanie.
Des projets de loi menacent la présence de l’UNRWA
Voilà qui a apporté un peu de baume au cœur d’Amjad Abou Laban, directeur de l’UNRWA pour le sud de la Cisjordanie. Mais en ce 8 octobre 2024, ces bonnes nouvelles lui semblent bien loin. L’homme, la soixantaine joyeuse et bien portante, le verbe vif, est sombre. Il ne cache pas son inquiétude.
L’avant-veille, la commission des affaires étrangères et de la défense du Parlement israélien a approuvé deux textes de loi qui, s’ils sont votés, menacent à la fois l’activité et le statut de l’UNRWA dans les territoires palestiniens occupés.
Le premier pose qu’elle ne « gérera plus aucune institution, ne fournira plus aucun service et ne mènera plus aucune activité, que ce soit directement ou indirectement », en Israël. Le second met fin au traité signé entre l’agence et l’État hébreu à la suite de la guerre de 1967, abroge l’immunité dont bénéficient les représentants de l’UNRWA et interdit tout contact entre les administrations israéliennes et l’agence. Cette dernière clause signifie très concrètement l’impossibilité pour l’agence onusienne de mettre en place des coordinations avec l’armée israélienne.
Ces projets de loi seront mis au vote lors de la session d’hiver du Parlement israélien, qui commence le 28 octobre.
« Ce serait une catastrophe. Une catastrophe absolue, réagit Amjad Abou Laban. Ce serait laisser les 900 000 réfugiés que nous assistons en Cisjordanie sans services et les condamner à une mort lente, sans éducation, sans système de santé, sans aide sociale pour les plus démunis. Où iront les enfants ? Et les malades ? Dans quelles écoles ? Dans quels centres de santé ? L’Autorité palestinienne ne peut pas prendre le relais, elle est en train de s’effondrer, elle ne réussit même pas à verser des salaires complets à ses fonctionnaires. »
L’aile de l’administration régionale de l’UNRWA, contrairement à l’école de garçons, n’a pas été réhabilitée depuis longtemps. Peintures jaunâtres, murs décrépis, couloirs étroits, linoléum usé à force d’avoir été foulé, escaliers malcommodes, c’est au bout de ce dédale qu’Amjad Abou Laban a son bureau de directeur régional.
Comme tout cadre proche-oriental se respectant, il a son nom gravé sur une plaque posée sur son bureau. C’est là la seule concession aux habitudes administratives régionales. Aucun portrait aux murs, ni Yasser Arafat, ni Mahmoud Abbas, actuel président de l’Autorité palestinienne, ni autre héros national. Amjad Abou Laban travaille pour l’ONU et respecte scrupuleusement la neutralité qui y est attachée.
Cette neutralité, tous les employés de l’UNRWA y sont astreints, et y veiller est le travail de Jihad Farajeh, administrateur chargé de la protection et de la neutralité pour le sud de la Cisjordanie. Il s’assure que les factions politiques et leurs rites ne pénètrent en aucun cas dans les locaux de l’UNRWA, quelles que soient les circonstances.
« L’école, par exemple, appartient à l’ONU, pas aux Palestiniens. Elle doit devenir un abri pour la population si possible, et ne doit donc pas pouvoir être assimilée à un lieu militant, affirme-t-il. Si un militant est tué dans le camp et qu’il y a des célébrations, elles s’arrêtent à la porte de l’école. Même si des enfants de la famille du militant sont scolarisés chez nous. »
Derrière son bureau de principale de l’école des filles, juste à côté de celle des garçons, Nadia Qara’a acquiesce. Comme chez Amjad Abou Laban, rien ne vient rappeler que nous sommes dans un camp de réfugié·es palestinien·nes très politisé. Le mur derrière elle est bleu. Sur les autres, des tableaux un peu kitsch, sur la table basse, des bouquets de fleurs artificielles.
À l’extérieur, des fresques bucoliques ornent l’enceinte des bâtiments scolaires. Pas un portrait de « martyr », pas un slogan politique. C’est le cas pour les 96 établissements scolaires de Cisjordanie.
Celui que dirige Nadia Qara’a accueille 1 000 élèves, de 6 à 14 ans, et emploie 35 enseignant·es. « Chaque année, nos personnels suivent une formation sur la neutralité, explique l’ancienne professeure d’anglais, entrée à l’UNRWA en 1995. Nos élèves ont le même cursus que leurs camarades des écoles gouvernementales, mais nous expurgeons nos manuels de toute référence politiquement marquée. D’ailleurs, nos livres sont supervisés par des spécialistes indépendants qui veillent au grain. »
Ainsi, cite-t-elle comme exemple, le « mur de séparation raciste » dans un manuel de l’Autorité palestinienne devient simplement « mur de séparation » ; « Jérusalem capitale de la Palestine » : « Jérusalem ». L’accent, ajoute-t-elle, est mis sur l’enseignement des droits humains.
L’UNRWA fournit des services vitaux
« Les accusations contre l’UNRWA visent à la démanteler et ainsi à se débarrasser de la question des réfugiés, analyse Amjad Abou Laban. Le mandat de l’agence consiste à fournir des services aux réfugiés palestiniens temporairement, en attendant qu’un accord soit trouvé entre les deux parties. Aujourd’hui, une des deux parties imagine qu’abolir le prestataire mettra fin à la question des réfugiés. »
Le temporaire de 1949 s’est révélé aussi durable que le conflit. « Un descendant de réfugié reste une personne vulnérable, même si nous sommes aujourd’hui à la quatrième génération depuis 1948, reprend Amjad Abou Laban. Les réfugiés ont tout quitté, leurs terres, leurs maisons, leurs sources de revenu. Ils ont longtemps pensé que c’était une question de semaines, puis les semaines sont devenues des mois, et ensuite des années, des décennies. Mais même en investissant tout dans l’éducation de leurs enfants, et c’est ce que les réfugiés ont fait, on ne raccommode pas des vies comme ça. »
Le directeur régional sait de quoi il parle. Son père a dû quitter son village de Zakariya, à 32 kilomètres au sud-ouest de Bethléem, « comme tous les habitants », dit-il, en 1948. Il est né et a grandi dans le camp de Dheisheh. Il est un enfant de l’UNRWA. « Nous dépendions de l’aide de l’agence, et petit, j’attendais avec impatience l’arrivée des ballots de vêtements pour choisir un manteau, un pantalon, une paire de chaussures qui me conviennent. Et vous savez, même si les chaussures étaient un peu petites, on les prenait quand même. L’important était d’avoir quelque chose aux pieds », se souvient-il.
L’UNRWA lui a permis d’être scolarisé en primaire et au collège, puis d’intégrer, à 15 ans, un lycée public et ensuite l’université de Bethléem. Il a été embauché, avec son diplôme en administration des affaires, par l’agence « le 16 octobre 1992 ». « Avec mon mariage, c’est un des plus beaux jours de ma vie. Je peux vous assurer que, pour un réfugié, l’UNRWA est vitale. Elle a permis et permet encore à des milliers de malades d’être soignés et à des milliers d’enfants de pouvoir envisager un avenir », sourit-il.
L’agence sert aussi de matelas social. Quand les Palestiniens étaient les bienvenus dans les pays du golfe Persique, avant l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, puis quand ils ont pu aller travailler en Israël, où les salaires sont beaucoup plus élevés que dans les territoires palestiniens, les réfugié·es faisaient moins appel aux services de l’UNRWA. Les familles fréquentaient les cliniques privées et mettaient leurs enfants dans les écoles privées.
Quand ces marchés du travail leur sont fermés, comme après le 7-Octobre, les réfugié·es se tournent vers l’agence pour l’éducation, la santé, voire les aides alimentaires et financières. « Nous sommes passés de trente à quarante enfants par classe, assure Nadia Qara’a. Les familles n’ont plus les moyens de payer des écoles privées. Le problème, c’est que les financements de l’UNRWA ont fortement baissé. Nous ne pouvons pas engager le personnel dont nous avons besoin. Nous en sommes réduits à embaucher au jour le jour, de façon très précaire. Ce n’est pas satisfaisant. »
La guerre menée par Israël en Cisjordanie accroît les besoins aussi dans le domaine de la santé. Ansar Saada, médecin-chef du centre de santé, note une détérioration de l’état des patient·es et une forte augmentation de leur nombre. « Nous recevions 180 personnes quotidiennement avant le 7-Octobre, et nous en sommes à 280 aujourd’hui, raconte-t-il. Ceux qui travaillaient en Israël présentent une grande détresse mentale. Ils n’ont plus de revenu, ils ne peuvent plus nourrir leur famille. Certains s’effondrent en pleurs lors des consultations. Les personnes âgées, elles, subissent le contrecoup de la violence qu’elles voient aux informations chaque jour. Nous avons des cas de stress aigu, de dépression sévère. »
Amjad Abou Laban a d’autant plus de soucis à se faire que ses personnels font, eux aussi, face à de nombreuses difficultés. D’abord parce qu’ils subissent les mêmes effets de la guerre que leurs compatriotes : « La fragmentation du territoire, avec les checkpoints, les fermetures de routes, les blocages des villes et des villages, les dangers des attaques des colons sur les routes, rend tout déplacement aléatoire », assure-t-il. Ce reportage, d’ailleurs, devait se dérouler dans une bourgade plus au sud, proche de Hébron, Al-Fawwar. Inatteignable car les soldats israéliens l’avaient littéralement clôturée en fermant les barrières installées par l’armée à chaque entrée de chaque ville ou village palestinien.
Ensuite, travailler pour l’UNRWA signifie, depuis les attaques du gouvernement israélien contre l’institution et contre l’ONU en général, s’exposer à des brimades et à des violences des soldats et des colons encore plus systématiques que pour un·e Palestinien·ne ordinaire.
Une équipe, constituée d’un assistant social et d’un conducteur, a ainsi été arrêtée à un barrage militaire, humiliée et sévèrement battue par des soldats qui les ont accusés d’appartenir à une organisation soutenant le Hamas. « Certains ne veulent plus utiliser les voitures siglées “UN”. C’est dire leur niveau de peur », déplore Amjad Abou Laban.
« Nous, ce que nous voulons, c’est pouvoir continuer à protéger et éduquer nos enfants, clame la principale de l’école pour filles. Quand je vois qu’à Gaza les écoles avec les drapeaux de l’ONU, où sont réfugiées des familles, sont bombardées, je ne réussis pas à arrêter de pleurer. »