En Cisjordanie, l’amère cueillette des olives sous la menace des colons
Par Isabelle Mandraud
Le Monde du 29 octobre 2024
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Cueillette des olives à Burqa (Cisjordanie), le 18 octobre 2024. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » |
A l’est de Ramallah, le village de Burqa vit dans la peur d’être attaqué par des extrémistes juifs dont les colonies illégales s’étendent. Alors que la saison de la récolte a commencé, les incidents se multiplient dans tout le territoire occupé.
Il faut partir, intime Barakat Youssif Saïd. « Ils arrivent. » Un étrange véhicule, un buggy, vient de faire son apparition sur la route, dévalant la colline qui surplombe Burqa, un village palestinien au centre de la Cisjordanie occupée. Ses habitants redoutent une nouvelle attaque de colons israéliens dont plusieurs mobil-homes blancs se détachent sur les hauteurs. Il ne se passera finalement rien, ce vendredi 25 octobre, mais l’alerte témoigne de l’extrême tension qui règne dans ce bourg situé à quelques kilomètres à l’est de Ramallah, alors que la traditionnelle récolte des olives, essentielle pour les revenus des familles, bat son plein.
Colons israéliens et Palestiniens ont chacun reflué de part et d’autre d’une frontière informelle mais bien réelle : à l’est du village, au-delà de la dernière maison, la route est barrée par de grosses pierres et nul, ici, ne s’aventure plus à franchir cette limite. Le buggy conduit par un colon venait de là.
A Burqa, il y a peu, des colons armés de bâtons ont tenté une expédition avant d’être arrêtés in extremis dans leur progression par l’armée. « Nous sommes encerclés par les colons, ils viennent, ils volent et saccagent tout, pour nous obliger à partir », tempête Barakat Youssif Saïd. Le septuagénaire dit avoir déjà perdu plusieurs parcelles de champs d’oliviers au fil des années, mais, depuis le massacre du 7 octobre 2023, commis par des commandos du Hamas sur le territoire hébreu, et le début de la guerre à Gaza, la situation, affirme-t-il, ne cesse de s’aggraver. « En un an, nous avons documenté vingt attaques », approuve son fils, sur le seuil de la mosquée où le petit groupe s’est retrouvé.
Avant-postes illégaux de colons
« Avant la guerre, des colons avaient déjà brûlé des oliviers près de chez moi, assure un autre habitant, Ashraf Moussa Nawabit. Je suis allé voir les soldats [israéliens] qui sont censés nous protéger, mais ils m’ont répondu que ce n’était pas leurs affaires. On a aussi appelé les pompiers, mais l’armée ne les a pas laissés venir jusqu’ici. » Sur une arête de la colline, des arbres roussis sont bien visibles. Les trois colonies qui cernent Burqa, comme Kokhav Ya’akov, au sud, ne sont pas nouvelles, mais les avant-postes illégaux, ces implantations que même les lois israéliennes n’autorisent pas, s’étendent et accroissent la pression sur la population.
Déjà difficile en 2023, la récolte des olives, qui a officiellement commencé, cette année, le 15 octobre, sur tout le territoire selon les instructions de l’Autorité palestinienne, se présente, cette fois encore, sous les pires auspices. « La situation est compliquée avec le manque de pluie mais, surtout, parce que les colons deviennent de plus en plus violents. Certains sont armés, ils arrivent et nous disent de partir en laissant tout sur place, alors que c’est la terre de nos grands-parents ! », s’insurge Iyad Abu Gharqoud, 30 ans. Originaire de Gaza, installé depuis plus de quinze ans à Burqa, ce joueur professionnel de football, qui évoluait avant la guerre dans l’équipe nationale palestinienne, a entouré une petite parcelle d’oliviers de dérisoires palissades de bois. Accompagné de sa famille, il cueille à la main les fruits d’un arbre centenaire.
Hormis l’activité dans les oliveraies, le village de 3 000 habitants paraît apathique. Une bonne partie de sa population a émigré aux Etats-Unis et revient seulement l’été séjourner dans les grandes demeures, à moitié achevées, que cette diaspora fait construire. Née à Philadelphie, en Pennsylvanie, Shereen, le visage enveloppé d’un foulard rose, participe à la cueillette, tout près du centre de Burqa. « Ici, nous sommes en sécurité, mais il y a toute une partie des champs où on ne peut pas aller », décrit la jeune femme d’une voix douce. Quelque 6 000 mètres carrés sont devenus inaccessibles à sa famille. « Samedi dernier, nous avons tenté de nous y rendre, mais nous avons dû rebrousser chemin, c’était trop dangereux, poursuit-elle. On ne peut pas penser au futur, c’est effrayant. »
Partout en Cisjordanie, les incidents se multiplient. Entre le 3 et le 15 octobre, l’ONG israélienne Yesh Din, spécialisée dans la défense des droits des Palestiniens, a recensé plus de trente-six attaques de colons contre des cueilleurs d’olives – elle en a enregistré 113 entre octobre et novembre 2023. Agressions physiques, vols des récoltes et de matériel, arbres coupés ou brûlés : les assauts sont multiples. Dans une large majorité des cas, l’armée, la police ou les agents de sécurité israéliens étaient présents, affirme Yesh Din, et ils ne sont pas intervenus. Or, les agriculteurs palestiniens dont les terres sont situées à proximité d’implantations illégales sont censés coordonner leurs déplacements avec l’armée pour se protéger des extrémistes juifs, et obtenir des permis. Cette année, rien de tel. A Burqa, aucun permis n’a été délivré. Accablés, les Palestiniens ne semblent eux-mêmes pas les avoir sollicités. Beaucoup renoncent aussi à porter plainte contre les spoliations ou les violences dont ils sont l’objet. Les poursuites sont inexistantes.
Sollicitée par Le Monde, l’armée nie, contre toute évidence, ces incidents dont elle affirme ne pas avoir eu connaissance. « La saison de la récolte, avance un porte-parole, a été planifiée et coordonnée avec toutes les parties concernées, les forces de l’armée israéliennes étant déployées pour sécuriser les zones coordonnées pendant cette période. » A l’exception du drame qui s’est déroulé le 17 octobre, dans la région de Jénine et qui a entraîné l’ouverture d’une enquête : Hanan Abdel Rahman Abu Salama, 59 ans, a été tuée par le tir d’un soldat alors qu’elle cueillait des olives près du mur qui sépare la Cisjordanie d’Israël, dans une zone qui, selon le quotidien Haaretz, ne nécessitait même pas de coordination avec l’armée.
Sentiment d’étouffement économique
Dans le village de Deir Dibwan, tout près de Burqa, Mohammad Abed Al Salam Awanda, 52 ans, se hâte de finir la récolte, muni d’un appareil, un long manche surmonté d’une roulette électrique, destiné à faire tomber les olives. « Avec cette machine, ça prend 45 minutes au lieu de deux heures à la main », explique-t-il en contemplant avec satisfaction un olivier au large tronc, dépouillé de ses fruits. Son visage se rembrunit :
« Il y a quatre jours [le 21 octobre], le ministère palestinien de l’agriculture avait affrété quatre bus avec des volontaires pour nous aider mais l’armée ne les a pas laissés passer. » Cet employé du BTP, qui, comme beaucoup de Palestiniens, a perdu son emploi en Israël depuis le 7-Octobre, s’inquiète lui aussi de la situation. « Les colons sont de plus en plus souvent armés, on ne peut plus aller là-bas, dit-il en désignant du menton une colline. Mais à Burqa, c’est pire. »
Les deux villages, hantés par le sentiment d’un étouffement économique croissant, tentent de s’organiser. Des « veilleurs » sont postés sous des tentes pour prévenir toute incursion. Des groupes WhatsApp ou Telegram ont également été ouverts. « Quand on reçoit un message vocal d’alerte – généralement ça vient de Burqa –, les gens rentrent chez eux se mettre à l’abri. Les tentes, elles, ne sont pas autorisées, si les soldats les voient, ils les prennent », précise ce producteur.
Dans l’un des trois moulins à huile de Deir Dibwan où se rendent également les habitants de Burqa, Tamer Awanda veille sur ses machines. Des olives sautillent sur le tapis roulant. « Cette année, j’ouvre deux fois moins que d’habitude, dit-il. Ici, la production est en baisse de 18 % à cause du manque de pluie et de la violence des colons. A Burqa, c’est moitié moins, ils n’ont produit jusqu’ici que 3 000 litres d’huile d’olive. » Au sol, des bidons jaunes attendent leur précieux liquide. Ils ne sont pas légion.