Israël utilise ses avions de chasse contre le camp de Tulkarem

Publié le par FSC

Gwenaelle Lenoir
Médiapart du 04 octobre 2024

 

Cortège funéraire, vendredi 4 octobre dans le camp de Tulkarem, touché la veille par un missile israélien. © Photo Issam Rimawi / Anadolu via AFP

 

Pour la première fois depuis vingt ans, l’armée israélienne a effectué, jeudi 3 octobre, une frappe aérienne contre une ville de Cisjordanie. Elle a visé un café où se réunissaient des combattants palestiniens. Dix-huit personnes ont été tuées, dont une majorité de civils.

Tulkarem (Cisjordanie).– Les dépouilles arrivent les unes après les autres dans l’enceinte de la salle communautaire du camp de Tulkarem, enveloppées pour certaines du drapeau vert du Hamas, pour d’autres de celui du Jihad islamique, pour les dernières d’un simple linceul.


Elles ont traversé le camp accompagnées par les tirs de fusils d’assaut, coup par coup ou en rafales, portées par des dizaines d’hommes jeunes vêtus de noir, visages fermés, pas rapide, cahotant dans les rues partiellement détruites par les raids successifs de l’armée israélienne.
Quelques-uns arborent des fusils d’assaut américains M16, arme qui équipe habituellement les soldats israéliens. Certains d’entre eux sont masqués, mais la plupart défilent visages découverts.


Ils se fondent dans la foule, nombreuse, venue vendredi 4 octobre rendre hommage aux morts de la nuit précédente. Il y a là des enfants, des vieillards à la marche difficile, des hommes d’âge mur, des journalistes qui couvrent l’événement. Les femmes contemplent la marche funèbre depuis leur terrasse ou le pas de leur porte.
Ces funérailles ne sont pas comme celles, nombreuses, qui se déroulent depuis un an. Elles sont un événement.


Par le nombre de personnes tuées dans une seule frappe : dix-huit selon le ministère de la santé palestinien. Deux personnes étaient encore portées disparues à 15 heures, heure locale, vendredi, et le bilan pourrait monter à vingt décès.
Par la nature de l’assaut : pour la première fois depuis la deuxième Intifada (2000-2005), Israël a utilisé une frappe aérienne contre une ville de Cisjordanie. Les habitant·es de Cisjordanie sont, depuis juillet 2023 et surtout depuis le 7-Octobre, habitué·es aux tirs de drone. Mais pas aux missiles lancés depuis des avions.

Une zone densément peuplée


« Nous ne nous attendions pas à cela, car la zone était pleine de civils, de gens ordinaires qui passaient un moment ensemble, d’enfants qui jouaient », assure Nasser*, traits du visage immobiles, visiblement sous le choc.
Le jeune homme, dans sa vingtaine, porte un gilet pare-balle par-dessus sa tunique blanche brodée. Entre ses genoux, une kalachnikov, fusil automatique populaire dans les groupes armés, récemment supplanté par le M16 américain. Il arbore la barbe courte non taillée et la discrète moustache du Jihad islamique. D’autres hommes, armés ou non, très jeunes eux aussi, se tiennent sur cette placette, protégée des regards venus du ciel par une grande bâche noire.


Ces couvertures sont la marque des deux camps de réfugié·es de Tulkarem, celui de Nour Chams et celui où nous nous trouvons. Elles visent à aveugler drones et avions. Et sont efficaces puisque, témoignent plusieurs habitants, les soldats israéliens font parfois des incursions uniquement pour les détruire.
La zone où a eu lieu la frappe de jeudi soir en est dépourvue.


Nasser reconnaît la mort, dans la frappe, de six combattants de la Brigade de Tulkarem. Le groupe venait de célébrer la libération d’un prisonnier, avec le traditionnel défilé guerrier dans les rues du centre du camp, et certains avaient décidé d’aller boire un café ensemble. Visiblement, les moyens de surveillance de l’armée israélienne sont efficaces.

C’était un café populaire, où les jeunes venaient fumer le narguilé, boire des cafés, et les familles manger un morceau.


Nasser, le regard perdu, assure que la frappe ne fera que « renforcer [leur] détermination, et faire venir [à eux] d’autres combattants ». L’armée israélienne, de son côté, a assuré avoir tué Zahi Yasser Oufi, chef du Hamas à Tulkarem et d’autres « agents du Hamas ».
Elle omet de dire qu’elle a également causé la mort d’au moins douze personnes qui n’avaient rien à voir avec les groupes armés, et qui avaient pour seul tort d’habiter le camp de Tulkarem et de se trouver là, à l’endroit de la frappe.
Le rez-de-chaussée de l’immeuble de trois étages ciblé n’est plus qu’un tas de gravats, comme la maison de l’autre côté de la rue, détruite, elle, il y a plusieurs mois.


C’était un café populaire, où les jeunes venaient fumer le narguilé, boire des cafés, et les familles manger un morceau. Avant le 7-Octobre, il y avait des consoles PlayStation pour les enfants, mais le propriétaire, mort dans la frappe, les avait retirées. Il ne voulait pas que trop d’enfants restent trop longtemps ; ce quartier, Al-Hamam, étant depuis longtemps régulièrement visé par les drones et les snipers israéliens.
Les alentours en témoignent, rez-de-chaussée fracassés au bulldozer blindé D9, canalisations déchirées, impacts de balles sur les façades, immeuble calciné de haut en bas, gravats partout, fenêtres fracassées aux vitres remplacées par des morceaux de plastique. À cinquante mètres du café visé, un vaste tapis tendu d’un mur à l’autre offre une vague intimité à la famille dont le logement a été éventré par un bulldozer israélien.

Il y a eu un énorme souffle, qui a aspiré tout l’air autour de nous, puis une lumière très intense et un bruit énorme, je suis tombé par terre.


Nombre des 30 000 habitant·es du camp n’ont nulle autre part où aller, d’autant que les hommes, pour beaucoup employés en Israël avant le 7-Octobre, ont perdu leur travail et, crise économique oblige, n’en trouvent pas en Cisjordanie.
« Al-Hamam est un endroit où la “Résistance” [ainsi sont nommés les groupes armés palestiniens – ndlr] est puissante, et du coup c’est le plus attaqué par l’armée israélienne, raconte Adnan Kanaan, un voisin du café. Moi-même, j’ai interdit à mes enfants de se rassembler avec leurs amis par ici, et nous quittons le quartier aussitôt que nous sommes prévenus d’une incursion israélienne. »


Mais jeudi 3 octobre à 22 h 10, il n’y avait aucun soldat en vue. Adnan était assis sur une chaise en plastique, devant sa porte, avec son frère et un voisin, à quelque 50 mètres du café. Comme tous les soirs, ils prenaient le frais. Les journées sont encore chaudes, par ici, et dans les rues étroites et sans végétation du camp, les températures diurnes dépassent allègrement les 30 degrés, rendant les maisons étouffantes.


Soudain, raconte-t-il, « il y a eu un énorme souffle, qui a aspiré tout l’air autour d[’eux], puis une lumière très intense et un bruit énorme » : « Je suis tombé par terre. Je n’ai jamais rien connu de pareil. J’ai réussi à rentrer dans la maison. »
« On a entendu des gens qui arrivaient en criant, mais ça ne venait pas du café, il n’y avait aucun cri, juste le bruit du feu, ils étaient déjà tous morts, reprend un voisin. Il y avait des morceaux de chair partout, même dans les fils des poteaux électriques. J’ai commencé à les ramasser et à les mettre dans une couverture. »


Des membres de la défense civile et du Croissant-Rouge palestinien poursuivent, en plein jour, la sinistre besogne. Un sac en plastique en main, ils inspectent les gravats du café. « La femme du propriétaire l’a cherché d’abord à l’hôpital, et puis elle l’a reconnu, il ne restait de lui qu’une partie de son visage », reprend Adnan.
Une famille habitait à l’arrière du café, dans un logement que la mère décorait petit à petit. Ils sont tous morts, Mahmoud Abou Zahra, le père, la trentaine, son épouse, Saja, 28 ans, Karam et Cham, leur garçon et leur fille, 5 et 7 ans, et le frère de Saja, venu leur rendre visite.


« Mahmoud est né ici, se souvient Adnan. Il a passé son adolescence dans un autre quartier. Il est revenu après son mariage, et la famille était installée là depuis un an. »
Autour de lui, on écoute. Visages fermés. Sans une larme. Beaucoup, femmes, enfants, jeunes gens, portent autour du coup un collier avec une photo. Celle d’un proche tué par l’armée israélienne.
Ainsi va la mort dans le camp de Tulkarem.

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* Prénom d’emprunt.

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