Le grand retour des déplacés vers le nord de la bande de Gaza
Par Samuel Forey et Raphaëlle Rérolle
Le Monde du 27 janvier 2025
Les Palestiniens déplacés de force dans le sud de l’enclave, au début de la guerre, ont commencé à rentrer chez eux, après que quatre soldates, kidnappées le 7-Octobre, ont été relâchées et qu’un différend entre les deux camps a été résolu.
Aux premières heures de la journée, lundi 27 janvier, une marée humaine s’est mise en marche vers le nord de Gaza. Sur les visages des Palestiniens, émaciés par quinze mois de guerre et de privations, des sourires apparaissent. Des cris de joie et des chants montent de la foule qui s’étire à perte de vue, le long du rivage. Des dizaines de milliers de Palestiniens, peut-être des centaines, rentrent chez eux après que l’armée israélienne a ouvert la route côtière, sur laquelle ils attendaient depuis plusieurs jours.
C’est le dénouement de quarante-huit heures chargées d’émotions et de tensions en Israël et dans les territoires occupés. Deux jours marqués par la libération samedi de quatre soldates capturées par le Hamas, le 7-Octobre, l’élargissement de 200 prisonniers palestiniens, puis par un gros accroc entre les deux camps, qui aurait pu faire capoter le fragile cessez-le-feu en vigueur depuis le 19 janvier.
Les Palestiniens avancent à travers le corridor de Netzarim, no man’s land aménagé par l’armée israélienne pour couper l’enclave en deux. Ce retour, les Gazaouis l’espéraient depuis le mois d’octobre 2023, quand Israël a imposé l’évacuation du nord de Gaza, la zone la plus peuplée du territoire, avec 1,3 million d’habitants. Un ordre qui les a obligés à s’entasser dans une zone dite « humanitaire », au sud, pendant quinze mois.
Ils devaient rentrer samedi, dans la foulée de la libération des quatre soldates. Mais la route est restée fermée. Le gouvernement israélien en a suspendu l’ouverture, car une otage manquait à l’appel : Arbel Yehoud. Jeune femme enlevée dans le kibboutz de Nir Oz, elle est la dernière civile vivante retenue par le Hamas, estiment les autorités israéliennes, qui se montrent pessimistes quant au sort de la captive Shiri Bibas et de ses deux enfants, eux aussi kidnappés à Nir Oz.
Le Hamas clame « une victoire »
Or, le texte agréé par les belligérants prévoit que, sur les 33 otages libérables durant les quarante-deux premiers jours du cessez-le-feu, les civiles soient rendues les premières, suivies des soldates, puis des hommes âgés de plus de 50 ans ou en mauvaise condition physique. Le Hamas a d’abord évoqué un « problème technique », et assuré que la captive, bien vivante, serait libérée samedi 1er février, date du prochain échange. Une annonce insuffisante au goût d’Israël, qui a maintenu le verrouillage du corridor de Netzarim.
Puis lundi, juste après minuit, Israël, le Qatar et le Hamas ont annoncé une résolution de ce différend. Les parties sont convenues qu’Arbel Yehoud et deux autres otages israéliens, dont la soldate Agam Berger, seront relâchés d’ici à vendredi prochain, avant la libération de trois autres otages le samedi. Et c’est le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, lui-même qui a finalement annoncé l’ouverture du point de passage piéton, le long de la route côtière. Israël a par ailleurs reçu une liste, de la part du Hamas, détaillant les conditions de santé des 26 otages restants qui doivent être libérés avant le terme de la première phase du cessez-le-feu, début mars.
Et la route du nord s’est ainsi ouverte, à l’aurore. Les Gazaouis rentrent dans un territoire en ruine, voire, en certains points, complètement rasé, comme le camp de réfugiés de Jabaliya. Un autre point de passage sera ouvert pour les véhicules, dans la journée, via la route Salah Al-Din, qui traverse l’enclave du nord au sud. Ceux-ci, selon les termes de l’accord, seront inspectés par une compagnie de sécurité privée américano-égyptienne – une première depuis que le Hamas s’est emparé de Gaza en 2007.
Cela n’a pas empêché le Hamas de clamer « une victoire pour [son] peuple », alors que le président américain, Donald Trump, suggérait dimanche qu’il fallait déplacer 1,5 million de Gazaouis hors de l’enclave en ruine pour « faire le ménage ». Le mouvement islamiste palestinien met soigneusement en scène le contrôle étroit qu’il exerce sur la bande, malgré ses « 18 000 militants tués », selon l’armée israélienne.
« Bons traitements »
Ainsi, samedi 25 janvier dans la matinée, à l’occasion de l’échange des soldates, des images stupéfiantes sont apparues sur toutes les chaînes de télévision du pays, ainsi que sur un écran géant installé « place des otages », dans le centre de Tel-Aviv, produites par la chaîne qatarie Al-Jazira, pourtant interdite en Israël depuis mai 2024.
Sans la présence, à leurs côtés, de militants du Hamas cagoulés et armés, les quatre jeunes femmes alignées sur une estrade auraient pu ressembler à des sportives sur un podium : souriantes dans leurs combinaisons kaki zippées jusqu’au menton, la poitrine ornée d’un badge retenu par un ruban et le pouce levé, en un signe de victoire ambigu.
Pourtant, Daniella Gilboa, Naama Levy, Karina Ariev et Liri Albag, âgées de 20 ans pour les trois premières et de 19 ans pour la dernière, ne s’apprêtaient pas à recevoir un trophée, mais à recouvrer leur liberté, au terme de près de seize mois de captivité. Kidnappées en pyjama, le 7 octobre 2023 à l’aube, sur la base militaire de Nahal Oz, toute proche de la bande de Gaza, les conscrites occupaient des postes de guetteuse.
Cette fois, pas de cohue, pas d’hommes hostiles encerclant les véhicules transportant les otages et tentant d’ouvrir les portières, pas d’exfiltration chaotique comme lors de la libération du 19 janvier. Horrifiées, les autorités israéliennes avaient exigé que de telles scènes ne se reproduisent pas. C’est donc dans le calme que les captives ont été remises à la Croix-Rouge par le Hamas, après avoir remercié leurs ravisseurs, en arabe, pour « les bons traitements, la nourriture, les vêtements, la boisson et le peuple qui [les] a protégées ».
De là, elles ont été conduites vers leurs familles à un point de rencontre aménagé par l’armée israélienne près du kibboutz de Réim, le long de la bande de Gaza, puis transférées à l’hôpital Beilinson de Petah Tikva, non loin de Tel-Aviv. Toutes semblaient en bonne santé, du moins physiquement, y compris Naama Levy, blessée à l’œil lors de son enlèvement, et Daniella Gilboa, dont les proches avaient auparavant reçu des nouvelles alarmantes.
Immense perplexité
Reste que les premiers récits des jeunes femmes ont rapidement contredit les images rieuses et les propos diffusés par Al-Jazira. Retenues tout à tour dans des appartements et dans des tunnels, elles racontent ne pas avoir eu accès aux médicaments dont elles avaient besoin, ni à des conditions d’hygiène élémentaires. Privées de nourriture en quantité suffisante, voire affamées, certaines ont été maintenues dans l’obscurité durant de longues périodes. D’autres ex-otages disent avoir dû nettoyer les toilettes ou faire la cuisine pour leurs geôliers. Enfin, celles qui étaient détenues dans le même lieu avaient reçu une consigne formelle : il était interdit de se donner la main ou de pleurer ensemble.
Ces informations, arrivées en début de soirée samedi, ont encore aggravé l’anxiété des familles dont des proches demeurent prisonniers. Sur la « place des otages », la foule passait de l’abattement à un soulagement mêlé de tristesse et, parfois, d’une immense perplexité, de colère.
En plein milieu de cette vaste esplanade, face au Musée d’art de Tel-Aviv, c’est le cas des rangées de jeunes femmes vêtues de tee-shirts jaune vif – couleur du mouvement de soutien aux otages – qui assistaient au retour des soldates rendues à leur pays. Pour elles aussi, ces délivrances n’allaient pas sans colère et chagrin.
Comme les quatre ex-otages, toutes appartiennent au corps des guetteuses, qui est l’un des symboles de la débâcle de l’armée israélienne, le 7 octobre 2023. Juste avant les attaques du Hamas, l’une d’entre elles, Roni Eshel, 19 ans, avait alerté ses supérieurs : de son poste, à Nahal Oz, elle voyait les hommes de l’organisation islamiste s’entraîner à intervalles de plus en plus rapprochés. Personne ne l’a prise au sérieux.
« Les guetteuses, toutes des femmes, sont déconsidérées, affirme Danielle Yaish, qui a quitté l’armée il y a quatre ans, après avoir servi comme sergent dans cette unité. Les rapports qu’elles envoient se perdent en route et n’arrivent presque jamais jusqu’au haut commandement. » Seize d’entre elles sont mortes à Nahal Oz, dont celle qui avait donné l’alerte, en vain. L’armée, elle, n’est intervenue que plusieurs heures après l’attaque.
Malgré les tensions extrêmes entre deux belligérants qui ne se font nullement confiance, la trêve continue. Steve Witkoff, l’envoyé spécial de Donald Trump pour le Moyen-Orient, veut voir dans les tractations autour de la libération d’Arbel Yehoud un bon signe quant à la durabilité du cessez-le-feu. Le véritable test commencera le 4 février, quand les négociations reprendront pour la deuxième phase d’échange entre otages et prisonniers.