Amer Khalil, directeur du Théâtre national palestinien : « Je ne sais plus quelle pièce monter face à ce massacre »

Publié le par FSC

Samuel Gleyze-Esteban

L'Humanité du 26 octobre 2025

 

« Il demeure que chaque pièce créée en Palestine ou par des Palestiniens est politique d’une manière ou d’une autre, parce que la politique occupe chaque recoin de la vie des artistes », analyse Amer Khalil. © Christophe Pean

 

À l’occasion de son passage en France, Amer Khalil, héritier de François Abou Salem à la direction du Théâtre national palestinien à Jérusalem-Est, se livre sur l’état et l’avenir de la création dans son pays.
Voilà quatorze ans qu’Amer Khalil a pris la tête du Théâtre national palestinien (TNP). À Jérusalem-Est, cet ancien cinéma reconverti en 1984 en salle de spectacle représente le point nodal de la structuration du champ théâtral en Palestine. Un lieu de création, de rencontre et de transmission, où nombre des artistes qui font aujourd’hui vivre les scènes palestiniennes, de Jérusalem à Haïfa et de Hébron à Gaza, ont fait leurs armes.
Lui-même s’est retrouvé là parce que François Abou Salem, le fondateur historique du TNP, a voulu laisser sa chance au jeune ouvrier qu’il était alors. De passage aux Francophonies (Limoges) pour accompagner Un cœur artificiel de Mohamad Basha, puis au Théâtre du Soleil avec Une assemblée de femmes, Amer Khalil s’en souvient avec émotion.
Et même si, deux ans après le début du génocide à Gaza, il constate l’asphyxie vécue par les artistes, cette sensibilité de passeur lui sert de moteur pour les années à venir.

Comment ce théâtre historique se porte-t-il aujourd’hui ?

Amer Khalil


Il continue d’exister, mais nous sommes complètement bloqués d’un point de vue artistique. Le 7 Octobre, nous étions en train d’accueillir un festival de marionnettes. Le jour même, nous avons fermé nos portes pour huit mois.
À la réouverture, j’ai monté une version de Caligula de Camus mettant en scène trois Caligula : un jeune, un de 40 ans, et un de 60 ans. J’y racontais la dictature, les jeux de pouvoir. Aujourd’hui, je ne sais plus quoi raconter, je ne sais plus quelle pièce monter face à ce massacre. Je ne sais plus quoi dire au monde, quoi dire aux enfants. Nous sommes plongés dans un trou noir, et cela ne s’applique pas seulement au théâtre mais à la vie tout entière.

 

La question qui vise à savoir « ce qu’il faut faire » traverse aujourd’hui la communauté artistique palestinienne. « Nous devons repenser comment vivre et poursuivre notre art », affirmait l’auteur et metteur en scène Bashar Murkus lorsque nous l’interrogions en juillet…

Amer Khalil


En Palestine, tout est en pause. Nous sommes en suspens, comme des marionnettes. La vie entière s’est arrêtée de fonctionner. Et alors que tout le monde a les yeux rivés sur Gaza, ce qu’il se passe ailleurs, par exemple à Jénine, est tout aussi dangereux : les maisons sont vidées et détruites, les gens sont forcés de vivre dans des camps…
Penser le théâtre et la création dans ce contexte est quasiment impossible. Je suis né en 1961, et le moment que nous traversons actuellement est le plus difficile que j’aie jamais eu à vivre. La Palestine a connu de grandes secousses en 1948, en 1967 ou pendant les intifadas. Mais ce que nous vivons est un véritable tremblement de terre.
Même quand ça s’arrêtera, il faudra au moins dix ans pour tout reconstruire, les villes comme les psychologies. La question, pour les arts, se pose à cette échelle-là.


Quelles activités le TNP mène-t-il ?

Amer Khalil


Chaque année, il y a cinq productions, dont deux sont destinées au jeune public. La plupart des spectacles sont des seuls-en-scène. Il se passe des choses, mais il n’y a plus de grands projets. Le reste du temps, le théâtre invite des spectacles de l’extérieur, mais il n’est par exemple plus possible de faire venir des spectacles de Cisjordanie : on ne peut plus accueillir que des Palestiniens vivant en Israël, par exemple à Haïfa ou à Nazareth.
Nous louons le hall pour d’autres troupes, des groupes de musiques ou des compagnies de danse. Chaque jour, il se passe des choses, parfois programmées et parfois improvisées. Et l’an prochain, en partenariat avec l’Abbey Theatre de Dublin, nous allons relancer notre école de théâtre pour un programme de formation de trois ans.


Comment parvenez-vous à vous financer ?

Amer Khalil


Notre position à Jérusalem entraîne beaucoup de complications. Nous sommes rattachés à l’administration israélienne mais faisons le choix de ne pas prendre d’argent d’Israël. Si nous l’acceptons, c’est fini pour nous. En parallèle, de nouvelles régulations ont limité les fonds que l’on peut toucher en tant qu’organisation enregistrée en Israël.
On ne peut recevoir aucun financement d’Arabie saoudite ou du Liban, par exemple. Il faut que l’argent vienne d’Israël, de l’UE ou de la France, mais ces fonds, en plus d’être à la marge, sont soumis à de nombreuses conditions. Nous trouvons toujours des financements pour les projets, mais aujourd’hui, notre vrai problème concerne les frais de fonctionnement. Ces six derniers mois, nous avons dû arrêter de nous salarier.


François Abou Salem inaugurait le TNP en 1984. C’était alors le tout premier théâtre palestinien. Quel héritage gardez-vous de lui ?

Amer Khalil


C’est la question de ma vie. François était pour moi à la fois un directeur, un professeur et un père. J’avais 16 ans quand je l’ai rencontré. J’avais quitté l’école, je travaillais comme plombier et électricien dans le théâtre. François m’a vu et m’a demandé si j’aimerais faire du théâtre. Je lui ai répondu que ça me plairait, mais que j’étais un ouvrier. Il m’a dit : « Tu seras un acteur. »
En 1985, alors qu’il répétait une création, il m’a invité aux répétitions avec Hiam Abbass, dont j’étais très proche. Nous avons joué notre première pièce cette année-là et, en 1987, j’ai eu mon premier grand rôle. François aimait donner, c’était son grand talent. Nous avons construit ce théâtre de zéro sur un tas de cendres. Aujourd’hui, quand je m’assieds dans les fauteuils et que je regarde la scène, je le remercie d’avoir créé ce magnifique premier théâtre palestinien.
Le jour de l’ouverture, il a fait le vœu que cet endroit reste ouvert à quiconque désire prendre la parole et tenter des choses. Après quarante et un ans, ce qu’il reste de lui, c’est tout ce que vous voyez aujourd’hui.


François Abou Salem pensait aussi son théâtre dans la perspective de la libération de la Palestine. Cette raison d’être politique constitue-t-elle la spécificité du théâtre palestinien ?

Amer Khalil


Après la guerre de 1967, des intellectuels, des enseignants, des étudiants ou des politiciens se sont mis à créer un théâtre militant, directement politique, qui visait à défendre la libération de la Palestine. Les spectacles mélangeaient de la danse traditionnelle comme la dabkeh et des scènes jouées qui évoquaient les martyrs, la libération de Jérusalem, des scènes de destruction, ou de funérailles. Il y avait toujours le drapeau sur scène, on y entendait des chants politiques et parfois de la poésie.
François et la troupe El Hakawati ont contribué à amener toute cette substance sur un terrain plus proprement théâtral. Aujourd’hui, on n’a plus besoin de mettre directement le drapeau sur scène pour faire passer le propos. Mais il demeure que chaque pièce créée en Palestine ou par des Palestiniens est politique d’une manière ou d’une autre, parce que la politique occupe chaque recoin de la vie des artistes.


Le TNP est aussi un endroit de transmission entre différentes générations d’artistes. Abou Salem vous a aidé à naître en tant qu’artiste, et vous avez aidé à naître des artistes comme Bashar Murkus ou Mohammad Basha. Que voyez-vous dans la jeunesse palestinienne qui fréquente votre théâtre ?

Amer Khalil


Je pense que leur vie sera plus difficile que la nôtre. À l’époque où je suis entré dans le théâtre, la vie était encore relativement simple et ouverte. Moins chère, aussi. Ce n’est plus le cas. Mais je ne suis pas inquiet pour eux : ils ont grandi là-dedans, ils connaissent ce système. Une douzaine de jeunes comédiens et comédiennes gravitent autour du théâtre. Je les vois à ma place dans trois, quatre ans. Ça sera compliqué, mais ils ont le courage et la détermination.


Arrivez-vous à garder de l’espoir ?

Amer Khalil


Mon désir sera toujours de faire naître de nouvelles générations d’acteurs et d’artistes. Le théâtre joue un rôle très important dans la vie des Palestiniens, dans la constitution de notre résilience au quotidien. Je pense que nous en avons besoin. Nous faisons beaucoup de formations, d’ateliers, nous allons dans les écoles pour insister sur l’importance du théâtre, et malgré les difficultés à Jérusalem, malgré l’occupation, nous ne baisserons pas les bras. Le théâtre a quarante et un ans.
Avant de fêter ses cinquante ans, nous voulons créer une école, former une troupe nationale, faire venir plus d’actrices parce que nous en manquons, faire que le théâtre figure dans les cursus scolaires. Nous nous donnons neuf ans pour renforcer la présence du théâtre et de la culture dans la vie de la jeunesse.

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