GAZA : le 1% de la population tuée en passe d’être franchi

Publié le par FSC

REPRIS de : https://assawra.blogspot.com/2023/12/le-destin-de-leurope-en-2024-se-jouera.html

SOURCE : Jean-Pierre Filiu (Professeur des universités à Sciences Po)
Le Monde du 31 décembre 2023

 

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L’historien sait d’expérience comment les opinions s’accommodent progressivement des conflits qui s’installent dans la durée. Il n’en est pas moins troublant de constater que la guerre à Gaza s’est banalisée encore plus vite que celle en Ukraine. Les pertes en Ukraine sont pourtant beaucoup plus militaires que civiles, alors que le cap d’un pour cent de la population tuée est en passe d’être franchi à Gaza.

Un chiffre aussi vertigineux représenterait à l’échelle de la France 650 000 morts, dont 250 000 enfants, ainsi que des millions de blessés, de mutilés, de traumatisés et d’orphelins.
Rien ne permet pourtant d’entrevoir la fin d’une telle tragédie. Benyamin Nétanyahou, mais aussi Vladimir Poutine, ont en effet tout intérêt à prolonger le conflit dans la perspective d’une éventuelle réélection de Donald Trump, à laquelle ils aspirent tous deux. Il n’est que temps pour l’Europe de se ressaisir pour éviter un scénario aussi désastreux.
Benyamin Nétanyahou ne joue pas seulement sa survie politique dans la guerre à Gaza. La prolongation indéfinie du conflit est également sa meilleure garantie de conserver son immunité de chef de gouvernement, alors que la triple procédure ouverte depuis 2019 contre lui pour corruption, fraude et abus de confiance risquerait fort de se conclure par une peine de prison. C’est sans doute pourquoi il a assigné à son armée l’objectif plus rhétorique que militaire d’une « éradication » du Hamas, objectif qui a fort peu de chances d’être atteint, même au prix de la destruction méthodique de la bande de Gaza.

Un double pari sur Trump


Peu importe à Benyamin Nétanyahou, pour qui la poursuite des hostilités est devenue une fin en soi, non seulement pour se maintenir au pouvoir en Israël mais aussi pour affaiblir Joe Biden, dont le Parti démocrate n’a jamais été aussi divisé. Le premier ministre israélien mise en effet avec constance sur le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, qui lui avait apporté un soutien inconditionnel de 2017 à 2020.
Benyamin Nétanyahou n’est pas le seul à faire ce calcul. Vladimir Poutine, avec qui le chef du gouvernement israélien a bien plus d’affinités qu’avec Joe Biden, est convaincu que la réélection de Donald Trump lui assurera la victoire contre l’Ukraine. Le président russe émerge dès maintenant comme le grand vainqueur de la guerre à Gaza, tant les démocraties occidentales s’avèrent incapables de défendre au Moyen-Orient les principes de droit au nom desquels elles se sont néanmoins engagées à soutenir l’Ukraine.
L’effet d’aubaine est inestimable pour le Kremlin, qui a toujours intégré les deux théâtres européen et moyen-oriental à une même ambition hégémonique, alors que l’incohérence occidentale entre ces deux théâtres, déjà patente sur le plan stratégique, s’aggrave désormais d’un « deux poids, deux mesures » frisant la schizophrénie.
Vladimir Poutine sait en revanche pouvoir compter sur Benyamin Nétanyahou, qui n’a jamais livré une seule cartouche à l’Ukraine et dont les rapports avec Volodymyr Zelensky sont exécrables – le premier ministre israélien n’a même pas autorisé le président ukrainien à se rendre en Israël pour y témoigner sa solidarité après les attaques du Hamas, le 7 octobre.

L’Europe au pied du mur
La probabilité d’un succès russe en Ukraine s’accroît dès lors avec chaque jour de prolongation du conflit à Gaza, ne serait-ce que du fait du fossé qu’une telle prolongation creuse entre les démocraties occidentales et le Sud global, bien au-delà du seul monde arabe. Cette évidence stratégique devrait suffire à convaincre les dirigeants européens de se mobiliser en faveur d’un règlement durable du conflit israélo-palestinien avec la même énergie qu’ils ont mise en 2022 à soutenir l’Ukraine.
Comment l’Union européenne (UE), fondée sur le droit et ses normes, peut-elle espérer préserver sa stabilité et sa prospérité si le droit et ses normes sont bafoués aussi brutalement à ses portes ? En outre, le précédent de la tragédie syrienne est là pour rappeler que la passivité collective de l’Europe ne lui a alors épargné ni la crise des réfugiés de 2015 ni la vague d’attentats djihadistes.


Le coût d’une auto-marginalisation de l’Europe dans la crise en cours au Moyen-Orient pourrait être encore plus exorbitant. D’où l’impératif pour l’UE de mettre en conformité sa politique à court et moyen terme avec « l’objectif stratégique » qu’elle s’est assigné de la solution à deux Etats entre Israël et la Palestine. L’ensemble de la coopération avec Israël doit être réévalué à l’aune d’un tel objectif stratégique, ce qui implique la suspension de tout projet confortant, même indirectement, la colonisation dans les territoires occupés de Jérusalem-Est et de Cisjordanie.


Quant aux financements accordés trop généreusement à l’Autorité palestinienne, ils doivent enfin être conditionnés à une démocratisation sans concession d’institutions aussi inefficaces que corrompues. L’UE ne peut et ne doit pas se contenter du rôle de bailleur de fonds de la reconstruction du champ de ruines de Gaza, rôle que les Etats-Unis et Israël lui assignent d’autant plus volontiers qu’ils se déchargent ainsi de leur responsabilité dans une telle catastrophe.
Oui, en 2024, c’est à Gaza que se jouera le destin de l’Europe.

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