Assiégé par les forces israéliennes, le plus grand hôpital de Gaza détruit

Publié le par FSC

Par Samuel Forey
Le Monde du 02 avril 2024

       Des Palestiniens inspectent les dégâts à l’hôpital Al-Shifa, à Gaza, après le retrait des forces israéliennes du lieu et de la zone qui l’entoure à la suite d’une opération de deux semaines, le 1er avril 2024. DAWOUD ABU ALKAS / REUTERS

 

L’établissement hospitalier Al-Shifa a été ravagé par des combats intenses entre militants palestiniens et soldats de l’État hébreu. Israël affirme que l’enceinte était utilisée comme base opérationnelle par le Hamas et le Jihad islamique. Plus de cinq cents militants ont été arrêtés, deux cents ont été tués.

L’armée israélienne n’a laissé derrière elle que ruines, cendres et cadavres. Aménagé après la seconde guerre mondiale par les occupants britanniques, le plus grand hôpital de la bande de Gaza était devenu un symbole palestinien, un vaisseau au cœur de la ville, qui se développait à la périphérie de celle-ci et restait debout, malgré les quinze guerres qu’Israël a menées contre l’enclave depuis 1948, selon l’historien spécialiste du Moyen-Orient Jean-Pierre Filiu. L’hôpital avait une capacité de 800 lits, et 2 500 à 3 000 mères accouchaient chaque mois dans la maternité.

Aujourd’hui, ce symbole n’est plus. Les forces israéliennes ont assiégé les lieux, le 18 mars. Elles se sont retirées lundi 1er avril. « Tout a été détruit ou brûlé. L’hôpital a été transformé en cimetière. Il faut tout simplement en construire un nouveau », estime Kayed Hamad, résident gazaoui qui s’est rendu sur les lieux. Comme d’autres, en particulier des journalistes palestiniens et un porte-parole de l’agence de défense civile présents sur place, il affirme que quelque 300 corps ont été retrouvés, dans l’établissement et aux alentours. A ne pas confondre avec ceux laissés par l’armée israélienne lors de l’opération du mois de novembre 2023 : « Ces cadavres-là avaient été déplacés dans une fosse. Ceux qu’on a découverts hier sont bien les corps de cette [dernière] bataille », affirmait, lundi, M. Hamad.

Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne, reconnaît que « 200 terroristes » ont bien été tués et présente l’opération comme un succès. L’hôpital Al-Shifa était utilisé, affirme le militaire, comme une « base par le Hamas », une zone jugée sûre, avec de l’eau, des vivres et de l’électricité, plusieurs mois après la première opération de l’armée dans cet établissement au début de l’offensive terrestre en novembre, à la suite de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023.

Israël n’a pas hésité à l’attaquer de nouveau, au risque de susciter l’émoi de la communauté internationale. Quelque « 900 suspects » ont été arrêtés, selon l’armée. Plus de 500 militants auraient été identifiés par Israël comme membres du Hamas pour les deux tiers et du Jihad islamique pour un tiers. Des cadres ont été éliminés, dont Fadi Dewik et Zakaria Najib, qui avaient été libérés en 2011 dans le cadre de l’échange de 1 027 détenus palestiniens contre le soldat israélien Gilad Shalit, retenu otage pendant cinq ans dans la bande de Gaza. Du matériel, des armes et de l’argent – 12 millions de shekels, soit 3 millions d’euros – ont été saisis, selon Daniel Hagari, de même que des documents, y compris informatiques, qui vont être disséqués par les services de renseignement israéliens.

Vingt et un patients morts


Le porte-parole de l’armée insiste sur l’évacuation des civils pendant l’attaque, afin de limiter les pertes lors de l’opération : « Il y avait 6 200 personnes dans l’enceinte au début de l’opération. La plupart étaient des civils. Nous les avons évacués en leur donnant de la nourriture et de l’eau. Il y avait entre 300 et 350 patients et membres du personnel médical, à qui nous avons fourni du matériel, médicaments, bandages, fauteuils roulants. Il reste 140 patients que nous avons mis à l’abri dans l’établissement. Et 200 ont été évacués vers d’autres hôpitaux. » Cette procédure est de fait un impératif fondamental du droit international humanitaire, qui impose que « les opérations militaires doivent être conduites en veillant constamment à épargner la population civile, les personnes civiles et les biens à caractère civil », selon l’article 57 du protocole additionnel aux conventions de Genève.

Mais la version de l’armée israélienne est contestée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une agence de l’ONU. Le directeur de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a déclaré sur le réseau social X que 21 patients sont morts durant le siège de l’hôpital et que 107 patients sont logés dans un bâtiment inapproprié, privés du matériel nécessaire, et ne disposant que d’une bouteille d’eau pour 15 personnes. Ces informations n’ont pu être vérifiées par Le Monde, Israël interdisant un accès libre à la bande de Gaza par des observateurs indépendants.

L’armée affirme que l’établissement a été réinvesti par les militants palestiniens après le raid de novembre 2023, qui n’avait donné que de maigres résultats, malgré la destruction de tunnels situés sous l’hôpital. « Les services de renseignement nous ont indiqué que les cadres du Hamas venaient en civil, en dissimulant leurs armes. L’ordre était de se rassembler là-bas. Al-Shifa était leur base opérationnelle principale dans le Nord. Mais nous n’avions pas compris l’échelle du phénomène », explique Daniel Hagari, citant le nombre élevé de militants. L’opération a été préparée pendant deux semaines, et le raid du 18 mars, mené par des commandos de la marine israélienne et par la 401e brigade, a été foudroyant.

« Les militants se sont piégés eux-mêmes. Comme l’armée dispose d’une totale liberté de manœuvre dans le nord de l’enclave, elle a assiégé Al-Shifa en une demi-heure », relate Yossi Kuperwasser, brigadier-général à la retraite et membre de l’institut israélien Misgav. Les combattants palestiniens, privés d’issue de secours après la destruction des tunnels, se sont rendus en masse. D’autres se sont barricadés. « Ils ne comptaient pas évacuer et allaient se battre jusqu’au bout. On a dû utiliser plus de force pour sécuriser nos troupes », précise M. Hagari.

Bâtiments pulvérisés de l’intérieur


L’armée a entamé ces dernières semaines une phase d’opérations ciblées, censées préserver davantage vies civiles et bâtiments. Mais, à Al-Shifa, l’opération a tourné à la destruction méthodique d’une installation que les Israéliens considéraient avant tout comme une base militaire. Les trois ailes principales de l’hôpital, où les militants se sont retranchés, ont particulièrement souffert, entre autres les urgences et la maternité. Les bâtiments n’ont pas été aplatis par des frappes aériennes massives, mais pulvérisés de l’intérieur par les combats, et rongés à l’extérieur par les tirs de mortier du Hamas et par les bombardements de l’armée israélienne. La zone aux alentours a elle aussi été touchée par les affrontements.

Herzi Halevi, le chef d’état-major de l’armée israélienne, a reconnu dans une déclaration dans l’hôpital même, samedi 30 mars, la dimension symbolique de cette destruction : « Il y a un message très important ici [pour les terroristes] : un hôpital n’est pas une zone sûre. » Deux soldats israéliens ont été tués dans l’opération.

Michael Milshtein, responsable du forum des études palestiniennes au Centre Moshe Dayan et ancien officier des services de renseignement, affirme que cette attaque peut devenir un modèle : « Al-Shifa représente le mélange complet entre les sphères civile et militaire : un hôpital transformé en quartier général. Il ne faut pas être naïf, il y a plusieurs lieux de ce type à Gaza, et l’armée répétera ce genre d’assaut autant de fois que nécessaire. » Yossi Kuperwasser abonde : « Ces opérations se nourrissent les unes les autres, car on récolte beaucoup d’informations, par les prisonniers, les ordinateurs, les documents. La règle : prendre le contrôle, tenir, nettoyer. Et ne jamais cesser de chercher les infrastructures souterraines. » L’idée est d’arriver à une lente érosion du Hamas, mois après mois, pour une guerre dont le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, dit qu’elle pourrait durer dix ans.

Mais le succès tactique cache mal l’impasse stratégique. Benyamin Nétanyahou refuse pour l’instant toute alternative au mouvement islamiste palestinien, qui semble soutenu par la majorité des Gazaouis – selon un récent sondage, 52 % des sondés souhaitent le maintien au pouvoir du Hamas dans l’enclave. Parallèlement, les autorités israéliennes limitent la coopération avec les organisations humanitaires, en premier lieu celles des Nations unies. « Quand l’armée se retire, le Hamas comble le vide. Il n’y a pas d’autre voie que de prendre le contrôle entier de la bande de Gaza et, malheureusement, il semble que cela entraînera de larges destructions », reprend Michael Milshtein.

Que ce soit par des raids ciblés ou des campagnes de bombardement, il semble que, pour le gouvernement israélien, il faille détruire l’enclave pour détruire le Hamas. Pour les civils, la vie, entre malnutrition, ruines et chaos sécuritaire, y devient peu à peu impossible.

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