Israël transfère des centaines de Gazaouis hors d’un camp de détention où l’armée est accusée de tortures
Par Clothilde Mraffko
Le Monde du 06 juin 2024
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Le 8 décembre 2023, des prisonniers palestiniens sont dénudés et ont les yeux bandés dans la bande de Gaza. © REUTERS/Yossi Zeliger |
L’armée enquête sur 48 cas de décès de Gazaouis détenus par les Israéliens, dont la plupart dans le camp de Sde Teiman, dans le Néguev. Un médecin israélien qui y est intervenu rapporte au « Monde » les « violations des droits humains » qu’il y a observées.
Des baraquements à l’intérieur d’une large base militaire au milieu du désert du Néguev, dans le sud d’Israël : Sde Teiman est, depuis des mois, le principal centre de détention des prisonniers de Gaza. Ceux qui ont été relâchés racontent tortures, violences sexuelles et humiliations. Des centaines de détenus y sont forcés de se tenir agenouillés pendant des heures, entravés et les yeux bandés.
Aucun observateur extérieur n’a pu entrer pour contrôler ce qui se passe dans le centre de détention ; depuis le 7 octobre 2023, le Comité international de la Croix-Rouge n’a pas accès aux prisons israéliennes. L’armée a indiqué au journal israélien Haaretz conduire des enquêtes criminelles concernant la mort de 48 Gazaouis, dont 36 à Sde Teiman. Le 3 juin, le quotidien rapportait qu’aucune arrestation n’avait été menée.
Une source militaire confirme au Monde la mort de 36 détenus, « dont des personnes souffrant de maladies ou de blessures liées aux hostilités en cours », sans préciser dans quel centre de détention ils sont décédés. Les militaires ont assuré avoir ouvert quelque 70 investigations sur des actes commis en lien avec ses actions à Gaza. Selon l’armée, « la plupart des enquêtes sont toujours en cours ; certaines affaires se sont soldées par des sanctions allant jusqu’à des peines de prison. »
Plusieurs ONG israéliennes ont déposé un recours auprès de la Cour suprême, demandant la fermeture immédiate de Sde Teiman. Le lendemain de l’audience, le 28 mai, le chef d’état-major de l’armée israélienne, Herzi Halevi, annonçait la nomination d’un « comité consultatif » pour examiner les conditions de détentions dans le camp. Mercredi 5 juin, l’Etat hébreu a annoncé qu’il avait commencé le transfert de détenus gazaouis vers la prison militaire d’Ofer, en Cisjordanie occupée et de Ktzi’ot, dans le Néguev. Sur 700 prisonniers, seuls 200 devraient rester à Sde Teiman, que les autorités veulent transformer en centre de détention provisoire – essentiellement pour trier les détenus et mener des interrogatoires préliminaires, son « usage initial ».
L’Etat semble ainsi reconnaître que Sde Teiman ne respectait pas, jusqu’alors, les garanties du droit israélien et international. L’armée réfute ces accusations, affirmant que les détenus reçoivent à manger trois fois par jour et bénéficient d’un suivi médical. Les juges ont donné aux autorités jusqu’au 10 juin pour prouver qu’elles améliorent les conditions de détention. Les ONG pétitionnaires demandent toujours la fermeture du centre. « Sde Teiman est un établissement où les conditions sont inhumaines et la poursuite de son activité pourrait conduire les responsables israéliens à être accusés de crimes de guerre », a réagi l’Association for Civil Rights in Israel dans un communiqué mercredi.
« Menottés aux bras et aux jambes »
Israël dit avoir détenu quelque 4 000 Palestiniens de Gaza depuis le 7 octobre 2023 – 1 500 d’entre eux ont été libérés. Beaucoup sont interrogés à l’intérieur de l’enclave palestinienne ; ceux qui ne sont pas relâchés sont envoyés à Sde Teiman pour d’autres interrogatoires. Là, ils sont détenus au secret : depuis décembre 2023, le commandant militaire a jusqu’à un mois et demi pour émettre un ordre de détention. Ceux qui ne sont pas libérés sont envoyés dans les prisons israéliennes, enregistrés en tant que combattants illégaux – un statut hors du droit international qui ne reconnaît que prisonniers de guerre ou civils. Début juin, le service des prisons israélien en a déclaré 899.
Saluant la volonté d’évacuer progressivement Sde Teiman, Tal Steiner, la directrice exécutive du Comité public contre la torture en Israël, l’une des ONG qui ont saisi la Cour suprême, rappelle au Monde que « deux autres camps militaires de ce type [Ofer et Anatot] sont toujours opérationnels ; que les conditions de détention dans les prisons ordinaires pour les Palestiniens sont également humiliantes et dangereuses. Il y a eu des centres de détention secrets avant, mais jamais à cette échelle et jamais avec une telle gravité dans les abus et tortures rapportés. »
Adjacent au centre de détention, l’hôpital de campagne ne sera lui pas fermé mais agrandi. Tous les prisonniers qui y sont détenus sont « à première vue, menottés aux bras et aux jambes aux côtés du lit, dans une position qui fait penser à une étoile de mer. Tous avaient les yeux bandés. Ceux que j’ai traités étaient nus, ils portaient seulement une couche », a expliqué au Monde un soignant israélien qui a visité cet hiver l’hôpital de campagne et connaît directement les conditions de détention qui y sont pratiquées. « Cela dure des jours. Je ne trouve pas d’autre mot que torture », dit le lanceur d’alerte qui veut rester anonyme.
« Des gens ont perdu des membres »
La salle à laquelle il a eu accès était composée de deux rangées de lits, où étaient allongés une quinzaine de détenus. Les soignants portent des masques pour rester anonymes, les prisonniers qu’ils traitent sont uniquement identifiés par des numéros à cinq chiffres. Le personnel de santé sur place ne lui semblait pas avoir l’expertise pour traiter correctement les détenus – souvent blessés par balle. Le soignant n’a pas vu de blessures résultant de tortures, mais il a eu accès à des photos qui documentent, sur plusieurs cas, un manque d’irrigation sanguine aux mains du fait des menottes ou des blessures aux pieds qu’il attribue au fait que les prisonniers doivent se tenir agenouillés sur de longues périodes, faisant peser le poids du corps sur leurs pieds.
« Le traitement arrive très en retard, poursuit-il. Des gens ont perdu des membres parce qu’ils n’ont pas été soignés à temps. » Selon lui, le personnel médical sur place prend part à des « violations des droits humains » . « Le consentement des patients est un droit fondamental, le fait que, dans une certaine mesure, nous pouvons nous en passer est très inquiétant. Et si vous enlevez les analgésiques, anesthésies, médicaments contre la douleur, vous transformez les procédures en agressions. Cela est fait de manière intentionnelle », affirme-t-il. Le problème ne se limite pas à Sde Teiman : des hôpitaux publics refusent de soigner des Gazaouis et le ministère de la santé lui-même s’est prononcé dans ce sens.