Menacée de sanctions par Washington, la Cour pénale internationale s’inquiète pour son avenir
Par Stéphanie Maupas
Le Monde du 03 février 2025
Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale, lors du Conseil de sécurité des Nations unies, à New York, le 27 janvier 2025. MICHAEL M. SANTIAGO / AFP |
La CPI tente de se préparer aux sanctions promises par l’administration en réponse au mandat d’arrêt émis contre Benyamin Nétanyahou. Le premier ministre israélien doit être reçu à la Maison Blanche, mardi 4 février.
La question plane depuis des semaines au-dessus de la tête des juges de la Cour pénale internationale (CPI) et de son procureur, Karim Khan. « Il ne s’agit plus de savoir si les sanctions tomberont, mais quelle en sera l’ampleur ? », soupire une source judiciaire, qui parle d’« une incertitude usante ». Depuis l’émission de mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et son ex-ministre de la défense Yoav Gallant, le 21 novembre 2024, La Haye bruisse d’inquiétudes. Les sanctions promises par l’administration Trump toucheront-elles l’un ou l’autre des responsables de la Cour ? Viseront-elles aussi l’institution, voire tous ceux qui, de près ou de loin, coopèrent avec elle ? L’héritière du tribunal de Nuremberg y survivra-t-elle ?
La CPI a obtenu un sursis. Le 28 janvier, contre toute attente, le Sénat américain n’a pas adopté le projet de loi sur « la lutte contre les tribunaux illégitimes », voté par la chambre des représentants le 9 janvier. Le texte prévoit d’infliger des sanctions massives contre tout individu ou entité – entreprise, organisations non gouvernemenetales, cabinet d’avocats, etc. – qui assisterait la CPI dans les affaires visant des citoyens américains ou israéliens. Ces sanctions pourraient donc inclure les alliés de Washington qui, à l’instar de la France, ont, en tant que membres de la Cour, l’obligation de coopérer avec elle.
Dans cet esprit, le sénateur républicain Lindsey Graham, proche de Benyamin Nétanyahou, avait menacé dans Newsweek, en novembre 2024 : « A n’importe quel allié – le Canada, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France –, si vous essayez d’aider le CPI, on va vous sanctionner. » Mardi, contrairement aux ambitions de cet élu de Caroline du Sud, des sénateurs démocrates ont proposé d’amender le texte pour « protéger les filiales d’entreprises américaines », ainsi que les alliés de Washington, a écrit The Washington Post.
Les pires hypothèses envisagées
Les mises en garde diplomatiques ont-elles payé ? Dans une lettre datée du 15 janvier, publiée par The Washington Post, vingt ambassadeurs européens en poste aux Etats-Unis ont prévenu. De telles sanctions nuiraient à « l’Etat de droit international, crucial pour promouvoir l’ordre mondial et la sécurité ». Elles pourraient « paralyser » la Cour qui faute de pouvoir fonctionner, devrait libérer les personnes actuellement détenues dans sa prison de Scheveningen (Pays-Bas), près de La Haye.
A La Haye, les pires hypothèses sont envisagées car les sociétés – banques, assurances, télécommunications, informatiques – liées aux Etats-Unis devront se conformer aux sanctions sous peine de poursuites. « Le risque de sanctions pesant sur la Cour met au jour la grande dépendance de celle-ci – qui est pourtant chargée de poursuivre l’intérêt général – vis-à-vis de prestataires privés, notamment dans le secteur du numérique et des banques et assurances », avait déclaré Olivier Belle, ambassadeur de Belgique aux Pays-Bas, lors de l’Assemblée annuelle des Etats membres de la CPI (125 aujourd’hui), début décembre 2024. La multinationale américaine Microsoft a été choisie par le procureur pour le laboratoire d’analyse et de stockage des preuves.
Tout en essayant de convaincre les Etats-Unis de ne pas sanctionner la CPI, plusieurs pays occidentaux, dont la France, s’opposent à l’exécution du mandat d’arrêt contre le premier ministre israélien. Le 31 janvier, neuf pays – Afrique du Sud, Palestine, Namibie, Cuba, Sénégal, Honduras, Bolivie, Bélize et Malaisie – ont lancé « The Hague Group », visant notamment à faire respecter les décisions rendues par la CPI. « Nous voyons les sanctions contre la CPI comme une attaque non pas contre la Cour ou ses fonctionnaires mais contre les nations souveraines qui ont décidé d’être parties au statut de Rome », s’est indigné Alvin Botes, vice-ministre des relations internationales d’Afrique du Sud.
Soutien de Londres
Devant le Conseil de sécurité des Nations unies à New York, pour y défendre son dernier rapport sur le Darfour, le 27 janvier, Karim Khan a affirmé que des sanctions auraient « un impact sur notre capacité collective à soutenir les victimes au Darfour et dans le monde ». Le procureur a pu fouler le sol américain pour se rendre à l’ONU, mais jusqu’à quand le pourra-t-il ?
Parmi les décrets signés le 20 janvier, Donald Trump a rétabli celui de 2020 visant la procureure de la CPI d’alors, Fatou Bensouda, pour des projets d’enquêtes sur les crimes commis par les forces américaines en Afghanistan et par des responsables israéliens sur le territoire palestinien. Donald Trump activera-t-il ce décret, cette fois à l’encontre de Karim Khan, à l’occasion de la visite de Benyamin Nétanyahou, le 4 février, à la Maison Blanche ? Sans approuver le mandat d’arrêt visant le premier ministre israélien, Londres a décidé de soutenir le procureur de la CPI. La nationalité du procureur britannique, que certains voyaient comme une faiblesse, serait, dans cet épisode-là, peut être une force, veut-on croire.
« Les lois de la physique nous enseignent que là où il y a force, il y a résistance », a déclaré la diplomate finlandaise Päivi Kaukoranta, présidente de l’Assemblée de la CPI, en clôturant la session annuelle de ses Etats membres, le 7 décembre 2024. Les diplomates y ont notamment évoqué la possibilité que la Commission européenne active la « loi de blocage », qui permet de contrer les effets de sanctions extérieures. Le 14 janvier, le Parlement européen a demandé à la Commission d’agir « afin de protéger les acteurs économiques de l’Union européenne qui coopèrent avec la CPI ».
La juridiction n’est pas totalement démunie, estime Kenneth Roth, ancien directeur de Human Rights Watch et professeur à l’université de Princeton (New Jersey). Son article 70 punit de cinq ans de prison et d’une amende toute tentative d’entrave, d’intimidation, d’influence ou de corruption de l’un de ses fonctionnaires. Si elle décidait d’inculper Donald Trump pour de tels faits, « même s’il n’était pas forcément menotté à son atterrissage à Bruxelles, Sao Paulo, Johannesburg ou Tokyo, il y a de fortes chances qu’on lui dise discrètement de ne pas venir », écrit le professeur dans la revue Foreign Policy.
« Collection d’ennemis »
Donald Trump deviendrait alors un « paria global », à l’instar de Vladimir Poutine. Mais la Cour aura-t-elle le courage d’utiliser ses armes juridiques ? L’Assemblée des Etats parties en a pris l’engagement, dans une résolution de décembre 2024. Et Karim Khan avait prévenu ceux qui entraveraient son travail, après un courrier de menaces signé par plusieurs sénateurs américains, fin avril 2024, parmi lesquels Marc Rubio, aujourd’hui secrétaire d’Etat.
Quelques jours après le vote de la loi anti-CPI à la chambre des représentants, début janvier, le gouvernement israélien a soumis à la Knesset un projet de loi autorisant à utiliser « tous les moyens pour extraire les ressortissants israéliens [qui pourraient être] appréhendés » à la demande de la CPI. Si elle est adoptée, cette loi interdira et punira de cinq ans de prison tout contact, direct ou indirect, « avec des institutions internationales hostiles en lien avec des procédures contre l’Etat d’Israël ».
La Russie avait adopté une loi similaire après l’émission d’un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine, en mars 2023. Au fil de ses enquêtes, la CPI a étoffé « sa collection d’ennemis », ironise un observateur aguerri proche de la Cour. Fin novembre 2024, le procureur a requis un mandat d’arrêt contre le chef de la junte birmane, le général Aung Min Hlaing. Mais l’initiative pourrait déplaire à la Chine. Dans cette bataille feutrée contre la Cour, tout nécessite désormais la plus grande prudence. Chargé de l’intendance, le greffe de la CPI avait commandé, en 2024, un nouveau système de téléphonie, « censé être plus sécurisé », raconte cette même source. « Mais ils ont dû faire machine arrière quand ils se sont aperçus que les appareils commandés étaient “made in Israël” ! »