« Benyamin Nétanyahou met en place un narratif de victoire pour sommer les Occidentaux de choisir leur camp et enterrer la question palestinienne »

Publié le par FSC

Propos recueillis par Hélène Sallon
Le Monde du 08 mars 2025

 

«Gaza 2024 », de David Reeb, acrylique sur coton, 133 × 22 cm.

L’artiste David Reeb est né à Rehovot, en Israël, en 1952, il vit et travaille à Tel-Aviv. Ses œuvres sont en partie des peintures figuratives d’après des photographies et des images vidéo. Dans les années 1980 et 1990 notamment, il a organisé des expositions communes d’artistes palestiniens et israéliens. Il a exposé son travail en Israël et à l’étranger.

Pour illustrer « la situation catastrophique d’aujourd’hui en Cisjordanie et surtout à Gaza », il mêle dans ses peintures des images prises sur place à des passages bibliques du Livre de Josué, du Livre des Nombres et du Deutéronome. Il explique que « ces textes sont utilisés par les autorités israéliennes pour justifier le nettoyage ethnique dans le conflit actuel ».

Dans un entretien au « Monde », Laure Foucher, maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste notamment de la politique étrangère d’Israël, décrypte la vision d’un « nouveau Moyen-Orient » du premier ministre israélien.
Laure Foucher

est maîtresse de recherche sur le Moyen-Orient à la Fondation pour la recherche stratégique. Ses travaux portent notamment sur la politique étrangère d’Israël, où elle a récemment mené des entretiens avec des responsables du Conseil de sécurité nationale, des milieux sécuritaires et du ministère des affaires étrangères, et avec des conseillers proches du premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou.

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Quelle est la vision du « nouveau Moyen-Orient » que promeut Benyamin Nétanyahou ?

Laure Foucher


Dans la configuration actuelle, marquée par l’affaiblissement de l’Iran, l’incapacité de la communauté internationale à peser de manière décisive sur le sort de Gaza et l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, Benyamin Nétanyahou voit une conjoncture où tout est possible. Y compris la réalisation de ses deux grandes priorités de toujours, qui redessineraient de facto un nouveau Moyen-Orient : l’annihilation du projet national palestinien et la mise à genoux de l’Iran, en détruisant une partie de son programme nucléaire et en provoquant l’effondrement du régime.


Quels arguments sous-tendent cette vision ?

Laure Foucher


Cette vision, qui s’adresse d’abord à un public externe, s’appuie sur un narratif de victoire : Israël est parvenu à modifier le rapport de force dans la région en sa faveur – et supposément en faveur des Occidentaux et des Etats du Golfe –, tout en évitant un embrasement régional. L’affaiblissement militaire et politique du Hezbollah au Liban a joué un rôle fondamental dans la promotion de ce propos.
Ce discours a un double objectif. Le premier est de sommer les Occidentaux et les Etats du Golfe de choisir leur camp, en les plaçant face à un choix binaire qui pourrait se résumer ainsi : « Soit vous êtes avec nous [Israël] et vous ressortirez victorieux de la recomposition régionale en cours ; soit vous êtes contre nous et vous risquez de perdre toute influence au Moyen-Orient. » Le second vise à enterrer définitivement la question palestinienne, en faisant de sa
liquidation une nécessité pour parvenir au remodelage souhaité du Moyen-Orient – un remodelage soi-disant favorable aux intérêts occidentaux, puisque la région se trouverait débarrassée de la menace nucléaire iranienne.


Cette vision est-elle partagée au sein de l’administration israélienne ?

Laure Foucher


Dans les milieux militaire et diplomatique israéliens, l’analyse des événements en cours est souvent beaucoup plus prudente. On y souligne que, si l’usage de la force militaire a sans conteste entraîné une reconfiguration régionale en faveur d’Israël, il ne faut pas être trop confiant. De nombreuses inconnues demeurent, notamment sur la politique de Trump. En outre, le rétablissement de la dissuasion israélienne n’a pas fait disparaître les menaces sécuritaires – notamment les capacités nucléaires iraniennes, que les Israéliens ne peuvent pas éliminer significativement sans un soutien militaire américain. D’autres insistent sur le fait que cette reconfiguration régionale ne saurait être pérenne sans succès diplomatiques.
Mais, même dans cette approche, que l’on pourrait qualifier de plus réaliste, la question d’un Etat palestinien ne fait pas partie de l’équation, alors que sa non-résolution a été le principal déclencheur du bouleversement régional actuel. Enfin, il ne faut pas oublier que ce sont M. Nétanyahou et son conseiller le plus influent, le ministre des affaires stratégiques, Ron Dermer, qui ont aujourd’hui la mainmise sur les dossiers qui dessineront la région de demain : l’avenir de Gaza et donc du projet national palestinien, la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite, et l’Iran.


Quelle place accorde Israël à la diplomatie dans l’élaboration de sa politique régionale ?

Laure Foucher


Depuis le 7-Octobre, les cercles décisionnaires considèrent les arrangements diplomatiques comme une source de vulnérabilité sécuritaire, dans la mesure où ceux-ci n’ont pas eu vocation à résoudre mais plutôt à endiguer les crises. L’analyse est faite que la volonté de préservation du statu quo a trop souvent pris le pas sur la prise en compte des menaces sécuritaires. Le seuil de tolérance face au risque s’en est retrouvé très abaissé, notamment aux frontières. Cela a entraîné l’émergence de nouvelles règles d’engagement guidant la politique israélienne vis-à-vis de son environnement proche.


L’accord de cessez-le-feu à Gaza est-il voué à l’échec ?

Laure Foucher


Benyamin Nétanyahou n’a jamais eu l’intention de passer à la seconde phase de cessez-le-feu. En Israël, on a toujours évoqué une prolongation de la première phase, qui permettrait la libération de la quasi-totalité des otages en échange de concessions sur le plan humanitaire ou autre. L’objectif étant d’éviter de s’atteler à la question de la gouvernance à Gaza, dont la résolution est nécessaire pour débuter la phase 2 et qui pose inévitablement la question de la place du Hamas.

L’enjeu pour le premier ministre israélien était de convaincre l’équipe Trump de s’aligner sur ses exigences d’ordre sécuritaire et de politique interne. Cela paraît être le cas aujourd’hui. D’abord avec la proposition de Steve Witkoff [l’envoyé spécial des Etats-Unis au Moyen-Orient] pour un cessez-le-feu temporaire jusqu’au 20 avril, qui permettrait à M. Nétanyahou d’éviter l’effritement de sa coalition avant l’échéance cruciale de l’adoption du budget fin mars – puisqu’en cas de non-adoption la Knesset serait automatiquement dissoute.

Et bien sûr avec le plan Trump, prévoyant le déplacement forcé de la population hors de l’enclave, qui a pour effet d’inverser la logique de responsabilité pour une sortie de crise, en rejetant la charge de résoudre le « problème Hamas » sur des acteurs externes, sans pour autant obliger Israël à faire des concessions sur la dimension politique du conflit. De fait, il revient au groupe de contact arabe [Arabie saoudite, Egypte, Emirats arabes unis, Jordanie, Qatar] d’élaborer une contre-proposition. En inscrivant celle-ci dans un calendrier plus large, menant à la création d’un Etat palestinien, le groupe arabe n’est cependant pas tombé dans le piège d’une dépolitisation du conflit. A ce stade, il est difficile de savoir si ce plan arabe peut sauver ce qu’il reste de la trêve.



Donald Trump peut-il convaincre M. Nétanyahou de s’engager en faveur d’une solution à deux Etats – une exigence de Riyad –, en échange de la normalisation des relations avec l’Arabie saoudite ?

Laure Foucher


La normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, clé de voûte du projet trumpien dans la région, n’est en aucun cas la priorité du gouvernement israélien aujourd’hui. Selon une source proche des cercles décisionnaires, la manière dont Benyamin Nétanyahou et Ron Dermer réfléchissent aux concessions à offrir à Riyad sur la question palestinienne ne consiste à rien d’autre qu’à « s’efforcer de trouver une formulation, et non une solution, qui pourrait convenir aux Saoudiens ». Il est fort probable qu’Israël estime aujourd’hui que la normalisation avec Riyad n’est plus nécessaire pour enterrer définitivement la question palestinienne.


Sur le plan sécuritaire, le bénéfice pour Israël de sceller un tel accord avec l’Arabie saoudite doit aussi être largement relativisé. Son discours sur l’opportunité d’un front commun de défense avec les Etats du Golfe n’est qu’un leurre. Les Israéliens savent parfaitement que les Golfiens ne les rejoindront pas en cas de confrontation avec l’Iran. Ils n’ont, de toute manière, pas besoin d’eux pour mener des frappes. Leur rattachement [en 2021] au commandement militaire américain au Moyen-Orient [Centcom] leur fournit déjà ce qu’ils auraient pu espérer de mieux en matière de coopération militaire avec ces pays.

La seule question qui compte actuellement vis-à-vis de l’Arabie saoudite est celle de l’influence qu’aura le prince héritier Mohammed Ben Salman sur l’équipe Trump au sujet de l’Iran. Car si Israël pousse pour une opération militaire d’envergure visant à détruire le programme nucléaire iranien et inciter à un changement de régime à Téhéran, Riyad, à l’instar des autres capitales du Golfe, s’oppose fermement à ce scénario, perçu comme une menace sécuritaire quasi existentielle. Par ailleurs, les Israéliens feront tout pour que la question iranienne soit mise sur la table des négociations entre [Vladimir] Poutine et Trump sur l’Ukraine, ce qui est bien sûr contraire aux intérêts européens.

 



Au Liban, l’accord de cessez-le-feu peut-il déboucher sur un règlement diplomatique ?

Laure Foucher

Au Liban, le problème est considéré comme réglé, du moins à moyen terme, par les décideurs israéliens – tous milieux confondus. Cette appréciation est basée sur différents éléments, parmi lesquels le plus important est celui de la liberté d’action dont Israël a le sentiment de bénéficier aujourd’hui sur l’ensemble du territoire libanais, avec le feu vert des Etats-Unis.

A présent que le rapport de force a évolué, le débat s’est progressivement déplacé sur le terrain diplomatique. L’Etat hébreu pourrait envisager de revenir au plus vite à la table des négociations dans l’espoir qu’un accord sape à terme la légitimité des armes du Hezbollah. Mais la flexibilité apparente de Washington sur le maintien de troupes israéliennes sur cinq points au Liban sud pourrait mener les décideurs israéliens à adopter des positions maximalistes.

 

Depuis la chute du régime Al-Assad en Syrie, Israël a bombardé les capacités militaires du pays et occupe des positions stratégiques dans le Golan syrien. Quels sont ses objectifs ?

Laure Foucher

Les milieux diplomatiques et militaires israéliens se réjouissent du coup porté à l’axe iranien que représente la chute de Bachar Al-Assad. C’est aussi un nouveau jeu qui s’instaure, et les autorités israéliennes ont aussitôt imposé un rapport de force avec le nouveau pouvoir en place. Depuis les déclarations de M. Nétanyahou, le 23 février, exigeant la « démilitarisation totale » du sud de la Syrie, une ligne politique se définit progressivement : Israël veut saisir l’opportunité de la reconfiguration actuelle en Syrie pour « approfondir sa profondeur stratégique » – selon les termes d’un diplomate israélien. Reste à savoir comment les autorités israéliennes comptent s’y prendre.

 

Conserver la liberté de survol du territoire syrien apparaît crucial pour Israël, que ce soit dans le nouveau rapport de force souhaité avec son voisin, mais aussi dans un scénario de confrontation avec l’Iran. La présence russe en Syrie, auprès du régime Al-Assad, leur garantissait une quasi totale liberté d’action sur le territoire syrien. Si la Turquie venait à étendre son influence sur l’appareil politique et militaire du nouveau pouvoir syrien, il est peu probable qu’elle envisage d’accepter de perpétuer un tel mécanisme. C’est là l’enjeu principal de la politique israélienne en Syrie : savoir comment gérer au mieux les relations avec la puissance régionale turque.

 

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