« Les soldats israéliens ont brûlé tous les titres fonciers » : Reportage exclusif sur la ligne Bravo en Syrie occupée

Publié le par FSC

Pierre Barbancey
L'Humanité du 03 avril 2025

Le village de Hammadieh est occupé par l’armée israélienne qui impose à la population un contrôle strict sur ses mouvements et ses activités. Un char israélien contrôle la rue principale du village.© Nicolas Cleuet / Le Pictorium

 

L’Humanité est parvenue à entrer dans la zone tampon où se trouve l’armée israélienne, occupant, en plus du plateau du Golan, de nouvelles terres syriennes. Les bergers ne peuvent plus faire paître leurs moutons et les enfants vivent dans la terreur. Près de la ville de Nawa, dix personnes ont été tuées ces derniers jours
La moto pétaradante tente de se frayer un chemin tant bien que mal entre les plaques de bitume. La route a été arrachée par les griffes d’une pelleteuse estampillée « armée israélienne ». Jussen, 24 ans, et son cousin, dont nous ne saurons pas le nom, keffieh rouge enveloppant leurs têtes, sont tellement surpris de nous voir qu’ils ont manqué finir par terre.


Il en faut plus pour doucher la bonne humeur de ces deux jeunes compères, même pas effrayés par la détonation assourdissante qui fait vibrer l’air au même moment. Le bruit est d’autant plus surprenant qu’on ne sait pas d’où il vient et s’il s’agit d’une grenade ou d’un tir de char.


Les mains accrochées au guidon de son deux-roues, d’abord réticent à parler, Jussen se laisse aller. Ils sont redescendus plus vite que prévu d’un de ces tell (collines) qui poussent en Syrie comme des champignons archéologiques. « Chaque jour c’est la même chose. On monte avec le troupeau et les Israéliens tirent devant nous pour nous empêcher d’avancer. Mais, chaque fois, c’est plus dangereux. Avant, c’était avec des fusils ; maintenant, c’est plus lourd. »
Il en faut plus, cependant, pour décourager nos deux pâtres. « Chaque fois, les Israéliens crient dans leur micro : ”Ne circulez pas ici, c’est une terre israélienne” », témoigne Jussen. « Mais qu’est-ce que je peux faire ? Moi, mes moutons doivent manger, c’est tout. »

 

 




« On entend dire que les Israéliens vont nous occuper »


Sur le sommet du tell, on aperçoit les baraquements construits par l’armée israélienne avec leurs petites lumières allumées en permanence, comme pour signaler aux habitants de la zone qu’ils sont sous surveillance constante. Étrangement, ils ressemblent aux mobile-homes installés par les colons sur les collines de la Cisjordanie palestinienne. « Tout le monde a peur parce qu’on entend dire que la terre va être prise et que les Israéliens vont nous occuper », explique un berger, plus âgé celui-là, la peau tannée et un visage ridé qui ne sourit plus depuis longtemps.
Sur ce plateau du Golan, la terre est si volcanique qu’elle en devient lunaire. Les roches basaltiques, dans une nuance allant du gris sombre au noir, sont utilisées pour monter des murs délimitant les champs et les prés ou protégeant les maisons. Glacé l’hiver, torride l’été, il est balayé par un vent qui le rend plus sauvage encore, entraînant avec lui tous ceux qui vivent là.


L’invasion israélienne du sud de la Syrie, commencée quelques heures après le renversement du régime de Bachar Al Assad par les forces d’opposition le 8 décembre 2024, ne semble pas près de prendre fin. Les forces de Tel-Aviv ont non seulement pris le contrôle de la zone frontalière démilitarisée le long du plateau du Golan occupé depuis 1967 – violant ainsi un accord d’armistice de 1974 –, mais ont également progressé au-delà, pénétrant dans les provinces de Deraa et de Quneitra, ainsi que sur le mont Hermon, à la frontière syro-libanaise.
Les troupes de Netanyahou sont là et bien là. Elles ont franchi les lignes de l’ONU, celle baptisée Alpha, sont entrées dans la zone tampon et, à certains endroits, ont dépassé la ligne « Bêta ».

 

 

Dans le village de Al Bariqa, en zone d’exclusion sous contrôle des Nation Unies, Souria et son fils, victime d’une perquisition de sa maison en pleine nuit de l’armée Israélienne à la recherche d’armes.© Magali Bragard


Les mêmes méthodes qu’en Palestine


« Lorsque les soldats sont arrivés, ils ont installé un barrage sur la route, raconte Ado, dans le village de Bariqa. Ils ont contrôlé nos papiers à plusieurs reprises. » Un harcèlement régulier avec fouilles des maisons. « Je veux qu’ils nous laissent tranquilles et respectent le cessez-le-feu de 1974 », implore l’homme, entre peur et colère. Surya, 37 ans, dont le mari est menuisier, suit la scène, appuyée sur un rocher.
Son peignoir bleu, ses gants de caoutchouc bleu et jaune, son semblant de voile rouge, tenue par une visière rose, tranchent avec la morosité du lieu. Elle raconte l’arrivée des soldats à 1 heure du matin, en criant pour réveiller en sursaut la maisonnée, les enfants compris. « Ils cherchaient des armes, précise-t-elle. Ils ont tout renversé dans la maison et parfois tiraient sans raison dans les meubles. »


Un modus operandi habituel, en Palestine, au Liban ou en Syrie. « Trois jours après la chute de Bachar, les Israéliens sont rentrés chez moi. Ils ont tout cassé soi-disant parce que j’avais des armes, se souvient Abou Ahmad, qui habite là. Ils font ça au hasard, pour semer la terreur. »
Un autre villageois, qui préfère rester anonyme, évoque la période d’avant, lorsque les Assad étaient encore au pouvoir. « Au moins sept personnes ont été tuées près de la frontière. C’étaient des bergers. Ils ont été abattus par des snipers israéliens, d’autres ont été blessés. Pourtant, ce n’est pas Israël ici. Même le plateau du Golan est syrien. »
Le but israélien apparaît clairement lorsqu’on se rend dans la ville de Madinat al-Baath, du nom du parti des Assad. Une ville qui, avec la « débaassification » en cours ne porte plus officiellement de nom, mais qui est pourtant bien là. En réalité il s’agit à l’origine d’un quartier de Quneitra, chef-lieu de gouvernorat et principale ville du Golan. Le 10 juin 1967, dernier jour de la guerre, l’armée israélienne s’en empare.
En 1973, lors de la guerre d’Octobre (de Kippour pour les Israéliens), l’armée syrienne la reprend brièvement avant qu’elle ne retombe dans le giron des soldats israéliens. Ceux-ci, en vertu de l’armistice de mai 1974, doivent s’en retirer. Ce qu’ils font non sans avoir auparavant détruit la cité. Elle devient une ville fantôme.
Depuis cette date, toute l’administration du gouvernorat, tous les dossiers civils se trouvent à Madinat al-Baath. Pour s’y rendre, il faut faire d’innombrables détours, les Israéliens empêchant l’accès par la route directe. On passe devant des postes de l’ONU désertés. Les barbelés sont toujours là et, derrière ces rouleaux métalliques acérés, on distingue un panneau sur lequel est écrit en arabe et en anglais : « Bienvenue. Pos-68 ». La rouille s’est déjà installée pour dire l’inexistence de l’endroit désormais.
L’armée israélienne s’est installée durant quarante jours à Madinat al-Baath, pénétrant en territoire syrien sur une bonne dizaine de kilomètres. Maintenant, disposée alentour, elle n’est pas loin, le vent porte les ordres aboyés et répercutés par des haut-parleurs.
« Visiblement, ils savaient ce qu’ils faisaient, nous prévient Abou Hamza, représentant de la sécurité pour la partie nord de Quneitra. La première chose que l’occupant a faite a été de rentrer dans le tribunal où se trouvaient tous les documents recensant les titres de propriété et les titres fonciers des habitants. Ils ont tout brûlé et, pour être certains que rien ne serait plus jamais utilisable, ils ont tout inondé. »


À l’extérieur, des morceaux de papiers noircis restent plaqués aux arbustes. On distingue l’encre bleue des tampons, des en-têtes administratifs. Mais plus rien ne pourra attester l’identité des propriétaires de toutes ces terres.

Une guerre « douce », mais mortelle


Abou Hamza avoue son impuissance. « Ici, nous sommes dans la zone tampon, alors nous n’avons pas fait entrer de soldats syriens. Nous avons juste quelques hommes pour la sécurité et nous sommes en contact avec les représentants du Mossad (les services de renseignements extérieurs israéliens – NDLR). Nous avons dit que nous voulions protéger la paix, mais ça n’a servi à rien. C’est une guerre douce. »


Douce, peut-être, mais mortelle, comme toutes les guerres. Près de la ville de Nawa, au nord-ouest de Deraa, dans la nuit du 2 au 3 avril, l’armée israélienne a progressé avec plusieurs véhicules militaires. Les groupes de sécurité syriens, les armes à la main, les ont empêchés d’avancer. Néanmoins, les tirs d’artillerie ont fait dix morts parmi les habitants. À Nawa, le docteur Okla al-Hanafi, directeur de l’hôpital, nous expliquait peu auparavant que « ceux qui nous inquiètent le plus ce sont les Israéliens ».
Dans la bourgade d’al-Hara, l’association al-Farouk pour le développement culturel, éducatif et sanitaire tente de reconstruire des services après quatorze ans de guerre, en attendant que « l’État reprenne sa place ». Comme le souligne l’un des responsables, là encore dans l’anonymat, « en plus de tous les défis auxquels nous devons faire face, nous affrontons la menace israélienne ». Le gros hameau a été bombardé. « On veut être protégés du danger israélien. Nos enfants ne dorment pas la nuit, car ils ont peur de voir débarquer les Israéliens. C’est notre terreur quotidienne. »
Le petit village de Hamadiyeh, collé à la ligne alpha, dans la zone tampon, vit maintenant sous occupation. Nous avons réussi à nous y rendre malgré les contrôles israéliens à l’entrée principale. Lorsque nous pénétrons, les bruits de pelleteuse indiquent des travaux de remblaiement. Un char Merkava traverse en rugissant la rue centrale. « La moitié du village est entre leurs mains », nous certifie le moukhtar (le maire).


Il parle des tentatives de séduction israéliennes avec la remise de paniers-repas et les propositions faites aux jeunes de partir travailler sur la partie occupée du Golan. « Ils distribuent des rations lyophilisées, celle de l’armée, et ils croient qu’on va manger ça ? » s’étrangle l’édile. Un Docteur Jekyll israélien est secondé par un Mister Hyde nettement moins avenant, empêchant les Syriens de cultiver leurs terres.
« On ne peut plus bouger. À tel point que les bergers commencent à vendre leurs moutons. Et, pour cela, les Israéliens laissent entrer les gros commerçants syriens. » Autour de nous, plusieurs habitants s’enhardissent et prennent la parole. Aucun ne veut donner son nom, tous dénoncent la situation.
« On ne partira pas de notre pays, il faut une pression internationale », prévient l’un. « Quand les Iraniens, les chiites, le Hezbollah et les forces de Bachar étaient là, les Israéliens n’ont jamais bougé », se risque un autre.


Des actes qui, évidemment, n’ont rien à voir avec le discours israélien officiel. « Chaque matin, lorsque Jolani (Ahmad Al-Charaa) ouvre les yeux dans le palais présidentiel à Damas, il voit l’armée israélienne qui le surveille depuis le sommet du mont Hermon et se rappelle que nous sommes ici, comme dans toute la zone de sécurité du sud de la Syrie, pour protéger les habitants du Golan et de la Galilée contre ses menaces et celles de ses amis djihadistes », affirme le ministre israélien de la Défense, Israël Katz.


Il a la mémoire courte. Pas les habitants de la région. Ici, tout le monde connaît le passage sécurisé par Israël, dans la petite ville syrienne de Saida sur la ligne alpha. Il était utilisé par les djihadistes blessés, soignés ensuite dans des hôpitaux israéliens sur le plateau du Golan.
 

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