« Le système médical israélien bafoue les principes éthiques les plus fondamentaux »
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Les chercheurs Neve Gordon, Guy Shalev et Osama Tamous ont publié dans The New York Review (1) une longue enquête sur la faillite morale de la médecine israélienne. Dans ce texte écrit pour La Croix, ils dénoncent la complicité de l’establishment médical israélien avec des atrocités infligées à de nombreux Palestiniens.
En 1989, en Afrique du Sud, les médecins William Kalk et Yosuf Veriava ont soigné 20 prisonniers politiques en grève de la faim hospitalisés à Johannesburg. Lorsque les autorités leur ont demandé de renvoyer leurs patients en détention, ils ont refusé, craignant que ces hommes soient torturés. Connue sous le nom de « refus de Kalk » dans la littérature éthique médicale, cette action est devenue une boussole morale pour les médecins refusant de violer leurs obligations envers leurs patients.
Cependant, au cours des vingt derniers mois, un tout autre type de refus a caractérisé les institutions médicales israéliennes. Certains hôpitaux ont refusé de soigner des détenus palestiniens blessés. De nombreux médecins ayant accepté de les soigner ne se sont pas opposés au maintien de leurs yeux bandés et membres entravés. Lorsque des médecins palestiniens travaillant dans les hôpitaux israéliens ont été persécutés, l’establishment médical a refusé de les soutenir.
La grande majorité des médecins – sans parler des hôpitaux israéliens et de l’Association médicale israélienne (IMA) – a refusé de condamner la destruction du système de santé à Gaza ; certains l’ont même louée publiquement, allant jusqu’à appeler à la démolition des hôpitaux gazaouis. Face à l’accumulation de ces offenses, les principales institutions de bioéthique du pays sont restées silencieuses.
De graves négligences médicales
Dès les premiers jours de l’attaque israélienne sur Gaza, les cas de négligence médicale et de complicité ont augmenté de manière dramatique. Le 11 octobre 2023, le ministre de la santé de l’époque a demandé aux directeurs d’hôpital de refuser tout traitement aux « terroristes » et de les renvoyer dans les structures médicales pénitentiaires. Ce même jour, l’hôpital Ichilov et le centre médical Sheba ont refusé de soigner des détenus palestiniens. Moins d’une semaine plus tard, craignant apparemment une nouvelle attaque de foule, l’hôpital Hadassah de Jérusalem a refusé d’admettre un Palestinien blessé par balles que l’armée avait amené aux urgences. Des sources hospitalières ont déclaré à Haaretz que le soigner aurait « blessé les sentiments nationaux ».
Quand des détenus étaient admis, ils étaient souvent entravés par les bras et les jambes au lit, une pratique qualifiée par les gardiens de « contention en quatre points ». Un médecin a confié que des collègues refusaient d’administrer des antalgiques après des procédures invasives, affirmant que « les analgésiques sont un privilège que les détenus palestiniens ne méritent pas ». Ce n’est qu’après des mois de plaintes déposées par Physicians For Human Rights-Israel (PHRI) que l’IMA a publié une lettre condamnant ces pratiques.
Des soignants palestiniens soupçonnés
En parallèle, les soignants palestiniens – qui représentent un quart des médecins en Israël – se sont retrouvés sous soupçon généralisé. D’après leurs témoignages, l’atmosphère dans les hôpitaux est devenue militarisée et répressive. Même leurs publications personnelles sur les réseaux sociaux sont surveillées. « Aujourd’hui, pour continuer à travailler, vous devez devenir inhumain, confie un médecin. Il est interdit d’exprimer de la compassion, même pour un enfant mourant de l’autre côté. »
Leurs collègues israéliens, eux, ne subissent aucune contrainte comparable. Des médecins palestiniens ont rapporté à PHRI avoir entendu des collègues déclarer qu’Israël devait « nettoyer ethniquement Gaza » ou encore « la transformer en poussière » et « l’aplanir complètement ».
Des hôpitaux ont aussi utilisé leurs réseaux sociaux pour soutenir la guerre contre Gaza. Par exemple, une story Instagram du centre médical Sheba en juin 2024 faisait le portrait d’un médecin qui partage son temps entre le bloc opératoire et le cockpit d’un avion de chasse F16. Le pilote expliquait que la chirurgie et le pilotage avaient ceci en commun : « Il n’existe pas de “presque bon tir” – soit vous touchez, soit vous vous écrasez. Un millimètre d’écart sur un vaisseau sanguin peut être catastrophique. »
Ces publications apparaissaient au moment où les attaques israéliennes tuaient des centaines de civils et créaient un environnement mortel pour les soignants à Gaza. Selon l’ONU, le nombre de professionnels de santé et de l’aide humanitaire tués est sans précédent dans l’histoire récente.
Des détenus palestiniens maltraités
Dans les prisons israéliennes, les violations sont également nombreuses. En avril 2024, Haaretz a rapporté qu’un médecin israélien avait écrit aux ministres de la défense et de la santé pour dénoncer les conditions inhumaines à Sde Teiman, où sont détenus des Palestiniens. « Cette semaine seulement, écrit-il, deux patients ont subi une amputation de jambe à cause des blessures causées par leurs chaînes. C’est malheureusement devenu routinier. » Il décrit des détenus nourris à la paille, obligés de porter des couches, et entravés et aveuglés en permanence.
Des témoignages recueillis par PHRI auprès de professionnels de santé palestiniens détenus renforcent ces constats. L’un des abus les plus cités est l’usage de chiens pour humilier et attaquer les détenus. M. T., chef de chirurgie de l’hôpital indonésien du nord de Gaza, décrit des soldats lâchant des chiens dans sa cellule trois jours de suite, les laissant uriner et déféquer sur les prisonniers. Autre motif fréquent : la négligence médicale systémique. Alors qu’à Guantanamo neuf détenus sont morts en vingt ans, quatre-vingt-dix Palestiniens sont morts dans les prisons israéliennes en seulement vingt mois.
Défendre l’éthique médicale
Il est difficile de ne pas conclure que l’IMA a gravement failli à son devoir de défendre l’éthique médicale. Elle n’a pas seulement fermé les yeux : elle a adopté la ligne gouvernementale israélienne, en accusant le Hamas des crimes israéliens à Gaza – crimes qui incluent la famine, les meurtres, les déplacements forcés, largement reconnus comme des actes de génocide, ainsi que la destruction du système de santé gazaoui, le meurtre de plus de 1 400 soignants et la détention illégale de près de 400 autres.
À notre connaissance, aucun responsable médical israélien n’a pris la parole après les révélations du 23 mars selon lesquelles 15 secouristes palestiniens avaient été massacrés par l’armée israélienne dans le sud de Gaza, leurs corps enterrés dans une fosse commune avec leurs ambulances et un camion de pompiers. Pas un mot non plus après qu’il fut prouvé qu’un porte-parole militaire avait menti, prétendant que les ambulances n’avaient pas activé leurs feux de détresse. Pas un mot après que des témoins de l’ONU ont affirmé qu’un des cadavres avait les mains liées, ni après que le médecin légiste a révélé que plusieurs avaient été tués par des balles dans la tête et le torse. Le silence de l’establishment médical israélien est sa honte. Elle nous hantera pendant des années.