Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés : « Le sacrifice de la Palestine nous révèle le monde de fous dans lequel nous vivons »

Publié le par FSC

Pierre Barbancey et Eléonore Houée
L'Humanité du 18 septembre 2025

 

       « Israël pratique un camouflage humanitaire et perpétue un génocide en le présentant au monde comme une entreprise militaire »© Magali Bragard

 

À l’Agora de la Fête de l’Humanité, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 a dénoncé la complicité des États et des entreprises dans le génocide perpétré par Israël à Gaza.
Francesca Albanese fait vivre par sa voix et ses rapports le droit international et essaie de le faire respecter. Par ses activités, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les droits humains dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 gêne beaucoup de monde.
La juriste spécialisée en droit international a publié un rapport, « Anatomie d’un génocide », en mars 2024. Depuis, ce terme de génocide est sur toutes les lèvres, même si des personnes essaient de la faire taire. Israël est intervenu pour empêcher la chercheuse d’entrer en fonction à l’ONU, mais elle continue le combat. Elle était présente le week-end dernier à la Fête de l’Humanité, à l’Agora, pour une carte blanche.

Israël vous empêche de vous rendre dans les territoires palestiniens. Comment votre rapport sur l’anatomie d’un génocide a-t-il vu le jour ? Quelles preuves ont été amenées pour le bâtir ?

Francesca Albanese


Tout d’abord, je tiens à affirmer que je ne demande que la justice et le respect du droit international et je me retrouve sous les feux croisés. Ce premier rapport sur l’anatomie d’un génocide a été suivi, six mois plus tard, par un autre rapport sur le génocide comme effacement colonial.
À vrai dire, je n’étais pas convaincue au début par le terme de génocide. Comme la plupart des Occidentaux, j’avais du mal à poser ce mot sur les actes d’Israël. D’autres de mes collègues l’utilisaient bien avant moi. Je me suis soignée de mon ignorance.
Les Palestiniens ont déjà vécu des guerres en 2008, en 2012, en 2014 ou encore en 2021. Après le 7 octobre, ils ont su que ce n’était pas une guerre comme les autres, à cause de la mise en place de mesures féroces et illégales, comme le fait de couper l’accès à l’eau et à la nourriture. Le dire est dangereux.
Ce génocide n’est pas difficile à prouver. Il a été annoncé par le gouvernement israélien le 8 octobre 2023. Il s’agit de la destruction intentionnelle d’un groupe en tant que tel, partiellement ou totalement. Mais on ne peut pas se limiter à nommer le génocide. Il faut aussi regarder la capacité à l’infliger.
Les premiers morts dus au manque de nourriture ont été rapportés en décembre 2023. C’est à ce moment que j’ai commencé à documenter ce qu’Israël commet. Or, je n’ai pas pu me rendre sur place comme tous les autres investigateurs.
Israël pratique un camouflage humanitaire et perpétue un génocide en le présentant au monde comme une entreprise militaire. Sauf que l’intention de détruire le Hamas n’est même pas un objectif militaire. C’est invoqué pour détruire les civils.
Preuve en est : plus de 85 % des morts sont des civils. Ce ne sont pas des juges internationaux qui le confirment, mais l’armée israélienne. Avant mon rapport, la Cour internationale de justice avait alerté sur le risque de génocide, le 24 janvier 2024.
Cela oblige tous les États à prévenir le génocide. Cela signifie d’arrêter de vendre des armes et les relations économiques avec Israël. Je ne dis pas que la reconnaissance de l’État de Palestine n’est pas importante, mais on n’a pas besoin d’organiser des conférences dans trois mois pour le faire.
Il faut mesurer la responsabilité de tous les gouvernements, y compris le mien, non pas sur ce qu’ils n’ont pas fait, mais sur la façon dont ils ont donné les moyens économiques, militaires, diplomatiques et politiques pour continuer le massacre du peuple palestinien.


À quoi peut servir ce rapport et qui peut l’utiliser aujourd’hui ?

Francesca Albanese


Je me suis mise au service de l’ONU pour être l’experte de ce qu’il se passe en Palestine selon le droit international. Pour le dire métaphoriquement, même les pierres aux Nations unies, à Genève ou à New York connaissent la tragédie que les Palestiniens vivent jour après jour.
Cette souffrance a existé avant même que l’État d’Israël ne soit créé. Je respecte mon engagement avec les États, mais je savais dès le début de l’écriture de ce rapport que je devais l’adresser à des journalistes. Je me suis davantage exprimée dans les médias et je me suis inscrite sur les réseaux sociaux.
Je l’ai fait car je voulais communiquer sur l’analyse légale de ce qu’il se passe sur le terrain. Les gens doivent comprendre ce qu’est la Palestine. On a oublié que c’est un territoire marqué par une injustice vieille d’un siècle, après que la colonisation britannique a commencé.
Mais les Britanniques avaient des obligations et des limites imposées par le droit international. Ils ont été les premiers à violer l’autodétermination des Palestiniens.
En 1967, cela fait déjà plusieurs années qu’ils vivent dans des camps de réfugiés, sous occupation militaire. J’ai décidé d’essayer d’amener cette connaissance historique dans les limites de mon mandat. Mon travail est de donner un cadre de référence pour faire comprendre ce système.
Il est plus que nécessaire de le reconnaître qu’auparavant, parce que le sacrifice de la Palestine nous révèle le monde de fous dans lequel nous vivons. Alors, pour répondre à votre question, j’ai créé ce rapport pour les États, mais surtout pour nous toutes et tous.
Nous sommes dans un moment de transition pour faire valoir les droits humains et pour sauvegarder le peu d’humanité qu’il nous reste. On doit s’assurer qu’il s’agit du dernier génocide de l’histoire et du dernier crime qu’Israël soit en mesure d’infliger aux Palestiniens.



Tous les regards sont braqués sur Gaza. On parle officiellement de 65 000 morts, mais on sait qu’il y en a nettement plus, notamment sous les décombres. Dans le même temps, on assiste à des opérations militaires quotidiennes en Cisjordanie et aux attaques régulières des colons sur des villages palestiniens. Existe-t-il un plan d’ensemble et un but à atteindre de la part d’Israël ?

Francesca Albanese


Il n’y a jamais rien à célébrer quand des vies humaines se perdent, mais je rappelle souvent que tout n’a pas commencé le 7 octobre. Durant les seize mois où j’ai été rédactrice spéciale aux Nations unies, c’est-à-dire jusqu’au 6 octobre 2023, 460 Palestiniens ont été tués, la plupart en Cisjordanie.
Le gouvernement israélien encore au pouvoir aujourd’hui a signé un accord au mois de février 2023 pour garantir l’annexion – ce qui constitue un crime d’agression. Même si l’État de Palestine n’est pas reconnu, le peuple palestinien a le droit à l’autodétermination.
On a laissé les colons avancer. On me demande souvent si j’ai encore de la confiance vis-à-vis du processus de paix. Mais quel processus et quelle paix ? On parle d’une solution à deux États, mais les Palestiniens ont renoncé à la résistance armée en acceptant d’avoir un territoire égal à 22 % de la Palestine historique.
Lorsque le processus de paix a commencé, il y avait entre 80 et 90 colonies en Cisjordanie, à Gaza et à Jérusalem-Est. Il y en a désormais plus de 300.
La communauté internationale s’est limitée à donner de l’argent à l’Autorité palestinienne afin que les accords d’Oslo soient préservés pour garantir l’espoir d’un minimum d’autonomie pour le peuple palestinien, jamais l’indépendance, pour ne pas mettre en péril la sécurité des colonies israéliennes.
Ce processus de paix a favorisé le laisser-faire d’Israël. Aujourd’hui, la réalité est la suivante : la Cisjordanie souffre du même destin que Gaza, avec des niveaux de crime différents.
En tout, 800 000 colons israéliens vivent en Cisjordanie, mais l’armée ne peut pas bombarder. Il y a donc un projet unique dans le grand dessein d’Israël, à savoir le nettoyage ethnique des Palestiniens, pas seulement parce que c’est la terre biblique, mais parce que les Palestiniens sont le seul peuple qui résiste.


Le chercheur franco-libanais Gilbert Achcar parle de cette guerre comme de la première menée conjointement par Israël et les États-Unis. Dans le même temps, les États occidentaux ne font rien pour arrêter le génocide ; ils y contribuent en distribuant des armes. Peut-on en dire de même pour les entreprises ?

Francesca Albanese


Je suis en train d’écrire un rapport sur la complicité des États. Je ne pense pas que ce génocide a été simplement ignoré du monde. Il s’agit d’un manque de courage à l’égard de la Palestine.
Les 450 millions d’Européens, à cause de la politique désastreuse des États membres de l’Union européenne, peuvent se rendre moralement complices de ce qu’il se passe.
De toute évidence, il y a un manque de respect du droit international, parce que les États annoncent des mesures, mais ne les mettent pas en place.
Par exemple, certains ne vendent plus d’armes, mais continuent de faire du commerce avec Israël, et inversement. Un ouvrage révolutionnaire a été publié l’année dernière, intitulé Laboratoire Palestine (The Palestine Laboratory, Antony Loewenstein).
Il porte sur l’implication des États-Unis dans l’exécution du génocide perpétré par Israël. L’administration américaine souhaite une émigration forcée de la population palestinienne. À cause d’un rapport (« De l’économie de l’occupation à l’économie du génocide »), j’ai été censurée par les États-Unis.
Cette enquête m’a permis de collecter des données sur presque 1000 entreprises ou entités privées. Cela concerne évidemment les entreprises dans l’industrie de l’armement et les services de surveillance, mais aussi celles spécialisées dans la construction civile et le tourisme, sans compter les universités, les banques et les fonds de pension.
Sans le secteur privé, Israël n’aurait pu jamais soutenir l’économie de l’occupation, constituée par deux piliers essentiels, le premier étant le dépeuplement.
Une fois que les Palestiniens sont déplacés, il s’agit pour les entreprises de bâtir et d’exploiter les ressources dans les colonies. Le pillage des terres palestiniennes et la ségrégation raciale sont des crimes commis par l’État israélien.
Pour vous donner un chiffre, 10 % des Israéliens habitent dans les colonies. Tout un circuit leur permet de normaliser l’illégalité de l’occupation. Les partenariats entre les universités européennes et israéliennes nécessitent d’être coupés.
Pas uniquement parce que ces dernières ont été des éléments de légitimation de l’apartheid, mais parce qu’elles ont donné les moyens de raconter une autre histoire.


Pour les sciences humaines, elles font croire qu’Israël est un État démocratique. Quant aux sciences dures, elles sont liées à l’industrie militaire.
Les laboratoires expérimentent des modèles de surveillance les plus répressifs possibles. Ces entreprises savent bien qu’elles s’impliquent dans la continuité des crimes. Il faut s’assurer que leurs activités commerciales ne causent pas un impact négatif sur les droits humains.
Mais les standards sont très bas. La Cour internationale de justice a reconnu structurellement illégale l’occupation. La seule chose légale qu’Israël peut faire dans les territoires palestiniens, c’est de partir.
Les colonies doivent être démantelées, les troupes doivent se retirer et l’exploitation des ressources doit s’arrêter. Les Palestiniens qui ont été déplacés doivent pouvoir rentrer chez eux. Et enfin, Israël doit prévoir des réparations pour toutes les violations qu’il a commises.


Comment peut-on agir concrètement ?

Francesca Albanese


Tous les gouvernements doivent se conformer à l’avis de la Cour internationale de justice. Je dis aux gens qu’ils ont le pouvoir de ne pas soutenir les entreprises se rendant complices des crimes d’Israël.
Nous avons la possibilité de voyager sans Airbnb et Booking. C’est la réalité de la citoyenneté mondiale de nos jours : le vote à travers la consommation. Mais ça reste d’abord une obligation des États. Le fait qu’ils n’aient rien fait ne signifie pas qu’on leur pardonne.
Ils doivent agir pour que ce massacre s’arrête et prendre des contre-mesures : pas d’armes, pas de commerce et pas de soutien politique avec un État responsable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide.
Autre chose : il y a des problèmes inhérents à chaque État, mais c’est le moment de reconnaître le sacrifice des Palestiniens de la manière la plus pacifique et la moins violente possible, car Israël a besoin d’un faux pas pour décrédibiliser le mouvement.
Le dernier message, je l’adresse aux communautés juives. On a besoin d’elles pour soutenir la lutte pour la légalité. Il n’y a aucun danger à demander la fin d’un massacre.

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