Pourquoi Israël tarde à lever le blocus médiatique sur Gaza

Publié le par FSC

Stéphanie Le Bars
Le Monde du 31 octobre 2025

 

Dans un cimetière de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, le 29 octobre 2025. MAHMOUD ISSA / REUTERS

 

Après deux ans de guerre, l’ouverture possible de l’enclave palestinienne à la presse internationale va permettre de documenter l’ampleur des destructions et les possibles crimes commis lors des opérations de l’armée israélienne.

Les journalistes internationaux n’ont pas pu couvrir sur le terrain la guerre qui, en deux ans, a détruit la bande de Gaza. Pourront-ils couvrir le très fragile cessez-le-feu entré en vigueur le 10 octobre ? Trois semaines plus tard, la réponse est non. Les autorités israéliennes, qui contrôlent tous les accès à l’enclave palestinienne, maintiennent l’interdiction à la presse internationale d’y entrer, décrétée au lendemain des attaques du Hamas du 7 octobre 2023. La Cour suprême de l’Etat hébreu, qui devait examiner, le 23 octobre, une nouvelle demande d’accès à l’enclave, déposée il y a un an par l’Association de la presse étrangère, a accordé un délai de trente jours au gouvernement pour revoir sa position dans le contexte du cessez-le-feu.

Au cours des deux années écoulées, les frappes et les opérations militaires israéliennes menées dans l’enclave n’ont été interrompues qu’à deux reprises. Une trêve de moins d’une semaine en novembre 2023 et une seconde, de janvier à mars 2025, ont donné un peu de répit aux Gazaouis et permis la libération de plusieurs dizaines d’otages israéliens. Dans les deux cas, Israël a maintenu le blocus médiatique.

En dépit de demandes provenant de la profession, d’organisations internationales ou de gouvernements rappelant qu’il revenait aux rédactions de décider de la dangerosité des zones de guerre, Israël a justifié cette interdiction en estimant qu’un tel accès mettrait en danger « les soldats » et les reporters. En janvier 2024, dans un premier avis, la Cour suprême avait suivi le gouvernement. Cette décision a laissé aux seuls journalistes palestiniens encore sur place la tâche d’être les yeux et les oreilles du monde. Une mission que plus de 220 d’entre eux ont payée de leur vie, pris sous les bombes comme leurs concitoyens ou visés par l’armée en tant que témoins gênants des opérations de destructions et des massacres de civils.

« Armée la plus morale »


Dans la foulée de l’accord entre Israël et le Hamas, alors que le président américain, Donald Trump, promet une paix « éternelle », justifier la poursuite de ce black-out médiatique inédit pourrait devenir intenable de la part d’un Etat qui se targue d’être la « seule démocratie » de la région. Selon la presse israélienne, des discussions sont en cours au sein des autorités sur l’opportunité et les conditions de la levée de cette interdiction. L’enjeu pour l’Etat hébreu est immense.

Pour une grande partie de l’opinion publique mondiale, Israël a perdu dans cette guerre, au minimum, la bataille de la communication. Autoriser la diffusion à flots continus d’images et de témoignages par la presse internationale pourrait porter un coup à la perception, partagée dans le pays, « d’armée la plus morale du monde ». Et alimenter, au moins dans certaines franges de la population israélienne, un début d’introspection.

Dès lors que plusieurs centaines de journalistes du monde entier pénétreront dans l’enclave, l’ampleur des destructions et les témoignages documentant de potentiels crimes de guerre vont affluer, dessillant les yeux de ceux qui, durant deux ans, n’ont pas voulu voir l’anéantissement méthodique de l’enclave pour la rendre invivable au plus grand nombre. Israël aura beau défendre le bien-fondé de sa campagne militaire en arguant de la menace persistante du Hamas, de ses tunnels et de ses caches d’armes, les opinions publiques risquent de ne voir dans ces ruines qu’un acharnement que même des militaires israéliens ont interrogé. En juin, dans une lettre ouverte, plusieurs dizaines d’entre eux dénonçaient une « guerre éternelle et injustifiée ».

S’il autorise les journalistes à effectuer leur travail dans la bande de Gaza, l’Etat hébreu prend aussi le risque de laisser apparaître une situation sécuritaire dans laquelle le Hamas, après deux ans de pilonnage, prend encore toute sa part et où les clans, pour certains aidés par l’armée pour contrer le mouvement islamiste, participent au chaos. Enfin, l’arrivée de correspondants de la presse étrangère, parallèlement à la présence renouvelée de milliers d’acteurs humanitaires, acterait symboliquement la « fin de la guerre », ce que pour l’heure seul le président américain a affirmé haut et fort.

Stratégie contre-productive


Israël pourrait donc être tenté de poursuivre ses efforts pour maîtriser le récit de cette guerre, qualifiée de « génocide » par une commission d’enquête du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Durant deux ans, les autorités israéliennes ont régulièrement organisé des opérations de propagande orchestrées par l’armée, qui, sous son contrôle strict, a emmené dans l’enclave des journalistes israéliens et internationaux, interdits de se déplacer seuls ou d’interagir avec des Palestiniens.

Cette stratégie de communication poursuivie jusqu’aux derniers jours ayant précédé le cessez-le-feu s’est révélée à plusieurs reprises contre-productive. Ainsi des visites organisées de l’hôpital Al-Shifa au début de la guerre, où les Israéliens affirmaient avoir découvert un « poste de commandement » du Hamas. La reconstitution en 3D de ce bunker supposé se révèle alors éloignée de la réalité montrée par les images fournies par l’armée, ce qui amène plusieurs médias dont la BBC, The Guardian ou Le Monde à s’interroger sur la réalité de l’importance de la cache découverte.

Dans une enquête sur l’utilisation des vidéos de propagande réalisées par l’armée, le magazine israélien + 972 a révélé, le 8 octobre, que l’animation en 3D censée représenter ce centre du Hamas et justifier l’opération militaire dans l’hôpital avait été utilisée un an plus tôt pour documenter l’existence d’un quartier général sous une école de l’UNRWA, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens.

Selon un article du correspondant du Monde, embarqué le 3 octobre par l’armée dans les ruines de Gaza, on peut aussi s’interroger sur l’objectif poursuivi par les autorités israéliennes. Qui a pu penser que la traversée d’une ville ravagée par les bombes et les bulldozers, vidée de ses habitants déplacés de force, marquerait moins les esprits que l’image, déjà vue, d’une entrée de tunnel du Hamas au milieu des ruines ? Cette séquence témoigne d’un d’aveuglement tout autant que d’une forme d’hubris. Qu’elles autorisent ou non l’accès des journalistes à Gaza, les autorités israéliennes ont une vingtaine de jours pour se mettre en ordre de bataille médiatique.

 

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