À Rafah, la vie quotidienne est un exploit
SOURCE : Gwenaëlle Lenoir
Médiapart du 25 février 2024
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| Camp de réfugiés palestiniens à Rafah, 24 février 2024. © Abed Zagout / Anadolu via AFP |
Les discussions diplomatiques se succèdent pour un cessez-le-feu, Washington affirmant dimanche 25 février qu'un « terrain d'entente » a été trouvé à Paris. Pendant ce temps, la population prise au piège dans la bande de Gaza déploie une énergie folle pour survivre. Témoignages depuis Rafah.
Ce 26 février, Israël doit présenter à la Cour internationale de justice un rapport « sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter » l’ordonnance du tribunal onusien rendue un mois plus tôt, le 26 janvier. Parmi ces mesures provisoires contraignantes figurent celles permettant « la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza ».
Israël devait donc faciliter le passage des convois humanitaires, l’accès aux soins, à la nourriture, à des abris, à l’eau, à l’électricité, bref à ce qui relève de la vie la plus basique.
Les ONG et les agences onusiennes présentes dans la bande de Gaza n’ont pas noté d’amélioration. Au contraire, ces dernières ont publié le 21 février un communiqué commun intitulé « Les civils de Gaza sont en grand danger tandis que le monde regarde : dix conditions pour éviter une catastrophe encore plus grave ». Les mots claquent : « Les maladies sévissent. La famine menace. L’eau arrive au compte-gouttes. Les infrastructures de base ont été décimées. La production alimentaire s’est arrêtée. »
Sur les réseaux sociaux se multiplient les appels à financement collaboratif en provenance de la bande de Gaza. Ici un musicien demande des milliers de dollars pour faire sortir sa femme et ses enfants de l’enclave. Comme l’a documenté une enquête du regroupement de journalistes d’investigation OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et du média égyptien Saheeh Masr, des courtiers ou des agences de voyage égyptiennes fournissent un « ticket de sortie » pour lequel il faut débourser entre 4 500 et 10 000 euros par tête. Là, des personnes se mobilisent pour une famille, indiquant juste qu’elle a tout perdu et n’a plus de quoi vivre.
Un même sentiment d’urgence ressort des déclarations des acteurs humanitaires internationaux, exaspérés de leur impuissance et de la surdité volontaire d’Israël et de ses alliés, et des Gazaoui·es, qui ne savent plus vers qui se tourner.
À quoi ressemble la vie à Rafah ? De quoi sont faits les jours et les nuits dans ces quelques dizaines de kilomètres carrés où s’entassent, depuis déjà des mois, 1,4 million de personnes, souvent déplacées plusieurs fois ?
Des abris bricolés, des boîtes de conserve
« J’ai construit un abri avec des morceaux de bois, des bâches de plastique et du tissu, explique Adam, un jeune infirmier. C’est si dérisoire. » Il y vit avec ses parents, sa femme et ses deux petits garçons depuis qu’il a dû fuir Nousseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Avant cela, lui qui travaillait dans le département d’oncologie de l’hôpital Al-Shifa, avait déjà été déplacé de Gaza City.
Sur une courte vidéo envoyée le 24 février, il fait « visiter [sa] maison ». Au sol, posés directement sur le sable, des sacs en plastique pour l’isolation. Des matelas en mousse, des couvertures sont roulés dans un coin, les deux gamins assis dessus. Le plus petit, à peine plus de 1 an, ressemble à un bonhomme Michelin, tant il est engoncé sous des couches superposées de pulls. À côté, la tente de ses parents, de même facture. Et puis la « cuisine », un âtre creusé dans le sol, et la « salle de bains », qu’il s’excuse de montrer, un trou dans le sol derrière une bâche, et un jerricane pour se laver.
Il a presque de la chance, Adam. Il a un semblant de toilettes à côté de sa tente.
« Ma femme, mes filles, mes belles-filles, elles attendent la nuit tombée pour aller se soulager, parce qu’elles doivent se rendre jusqu’à la mosquée qui est à presque un kilomètre du camp. Dans la journée, il faut faire la queue longtemps », raconte Ismaïl. Dans cette société conservatrice où la pudeur est une valeur cardinale, se rendre aux toilettes et y attendre au vu et au su de tous est pour les femmes une humiliation. Même si les conditions de vie plus que précaires ont bouleversé les coutumes.
L’intimité est un luxe. Ismaïl, 73 ans, fonctionnaire de l’Autorité palestinienne à la retraite, a été déplacé deux fois, comme Adam, de Gaza City à Nousseirat, puis de Nousseirat à Rafah. Lui aussi a construit une tente, avec du bois, des bâches, des morceaux de tissu. Elle lui a coûté 1 700 shekels (433 euros). Elle abrite toute la famille, 25 personnes. Il pleut à l’intérieur.
Son nouveau chez-lui, lui et ses nouveaux voisins l’appellent le « camp de Siyam », du nom de la famille à laquelle appartient le terrain. Car partout à Rafah ont poussé des tentes, souvent bricolées. Une parcelle libre, un terrain vague avant la guerre, et voilà un camp. Il y a quelques semaines, de jeunes hommes sont allés récupérer des barbelés le long du mur frontalier avec l’Égypte. Ils voulaient ainsi protéger leur « camp ».
« On leur donne des noms, comme en 1948. À l’époque, on a appelé le rassemblement de tentes “camp de Shati”, parce qu’il était à côté du quartier Shati, “camp de Jabaliya” à côté du quartier de Jabaliya. Aujourd’hui, c’est pareil », soupire Rami Abou Jamous, un journaliste gazaoui lui aussi déplacé à Rafah. C’est en 1948 que la bande de Gaza, jusque-là provinciale et champêtre, a vu affluer des dizaines de milliers de personnes chassées de leurs villes et villages par les milices juives qui deviendront l’armée du jeune État d’Israël. Les abris bricolés d’aujourd’hui sont, dans l’esprit des Gazaoui·es, une terrible réminiscence.
Dans le « camp de Siyam », les habitant·es ont mis en place un comité. Il s’occupe de relever leurs besoins et d’organiser la collecte des biens de première nécessité, notamment la nourriture, auprès des ONG et surtout de l’UNRWA, l’agence onusienne d’assistance aux réfugiés palestiniens, principale pourvoyeuse d’aide dans la bande de Gaza aujourd’hui.
Ismaïl, comme ses voisins, a enregistré toute sa famille auprès de l’UNRWA, même s’ils ne sont pas réfugiés de 1948 ou de 1967, ni descendants de réfugiés. L’organisation a accepté tout le monde, sur simple présentation d’un document d’identité. C’est la seule façon, quand on n’a plus d’argent, d’obtenir de quoi se vêtir et de quoi manger.
La population se nourrit quasiment exclusivement de boîtes de conserve. Les fermes, les serres, les poulaillers, les champs, les bateaux de pêche, tout a été détruit par les bombardements et les chars israéliens. Plus rien n’est produit dans la bande de Gaza.
« Les conserves viennent d’Égypte. Ce sont des fèves, des pois chiches, des petits pois, des boulettes de ce qui est censé être de la viande. Elles sont incroyablement mauvaises. Avant la guerre, jamais je n’aurais mangé ça », déplore Rami Abou Jamous. Lui n’est pas inscrit auprès de l’UNRWA car il a encore quelques moyens. Il a réussi à trouver une pièce à louer au rez-de-chaussée d’un immeuble et achète sa nourriture dans les rares épiceries encore ouvertes. Il y trouve parfois des pépites, du riz, par exemple. Parfois, bizarrement, des chips, des friandises au chocolat ou du soda. Mais, la plupart du temps, ce sont des boîtes de conserve.
Rentrer chez soi, même sur des décombres
« Les gens font la queue dans les écoles de l’UNRWA, aux points de distribution de l’aide. Parfois, il y en a, parfois non. Parfois, il y a des sacs de farine, on peut faire du pain. Tu as le droit à un certain nombre de sacs de 25 kg de farine, en fonction du nombre de personnes dans la famille », explique-t-il.
Sur le « marché du secteur privé », les prix des denrées ont explosé. Le kilo de sucre coûte, selon les jours et les arrivées, 8, 20 ou 25 euros. Celui de poulet était vendu 75 centimes d’euros avant la guerre, il faut débourser aujourd’hui 12 euros pour de la volaille congelée de la plus basse qualité. « Il est sûr que certains se font beaucoup d’argent, avec l’appui des Israéliens, car ce sont les Israéliens qui autorisent, ou non, le passage des camions depuis l’Égypte, affirme Rami. Tout est très, très cher à Gaza, sauf la vie humaine, qui ne vaut plus rien. »
Tout est difficile, à Gaza. Quand on a de quoi manger, de quoi faire le thé, il faut le combustible pour le brasero ou pour la cuisinière à gaz. Remplir la bouteille de gaz tient du miracle et vide les portefeuilles déjà plats. Alors, il y a le bois. Celui des palettes de l’aide humanitaire, qui se vend. Celui du peu d’arbustes qui restent encore. Celui, même, des racines de ces arbustes. Faute de bois, il y a tout ce qui brûle. Le plastique, les morceaux de pneus.
Ce vendredi 23 février, il y a eu un petit miracle dans le pâté de maisons où Rami Abou Jamous habite avec sa femme et ses enfants : l’eau s’est mise à couler du robinet. L’eau municipale, comme on dit. Alors tout le monde s’est précipité, avec des seaux et des jerricanes pour remplir les citernes. Car cette eau-là est gratuite.
À défaut d’être potable. De toute façon, de l’eau potable, il n’y en a plus. Sauf les bouteilles, tellement chères – 1 euro la pièce – qu’elles sont réservées aux enfants qui, pour beaucoup, souffrent déjà de diarrhées chroniques.
Une des premières activités de la journée consiste à aller chercher de l’eau. Dans les écoles de l’UNRWA, dans les mosquées. Il faut faire la queue pour cette eau que l’on boira, à défaut d’autre chose, et qui rendra malade.
Pour se laver, Saad, chef pâtissier, déplacé comme Ismaïl dans le « camp de Siyam », doit aller à la mosquée trouver du bois pour faire chauffer un peu l’eau. Évidemment, il n’est pas le seul. Là aussi il faut faire la queue. Les déplacé·es se lavent rarement entièrement. Saad, du coup, est obsédé par les maladies, favorisées par une hygiène précaire, par la promiscuité, la faiblesse des corps dénutris. Il les craint pour ses trois enfants, surtout la plus jeune, âgée de 11 mois.
Il veut que la guerre s’arrête. « Qu’on respire », dit-il. Même une trêve provisoire est bonne à prendre, juge-t-il. Son voisin de misère et de camp, Ismaïl, n’est pas de cet avis : « Après tant de mois de souffrances, ce n’est pas imaginable de ne rien obtenir. » Sans être vraiment capable de définir quoi. Mais au moins retourner chez lui, même si sa maison est détruite. « Le jour où ça s’arrête, je prends la tente et je vais la planter sur les décombres de ma maison. Au moins, ce sont mes décombres, et je serai chez moi », lâche-t-il.
Pour protéger certains de nos interlocuteurs, nous n’avons gardé que leurs prénoms.
Deux des entretiens ont été réalisés grâce à Rami Abou Jamous.
