Gaza : « Seul un cessez-le-feu durable permettra de déployer l’aide humanitaire »
Axel Nodinot
L'Humanité du 25 mars 2024
Léo Cans
Chef de mission en Palestine pour Médecins sans frontières
, il revient sur « l’horreur » vécue dans la bande de Gaza, où de nombreux enfants meurent sous les bombes israéliennes, sans possibilité d’accès aux soins, ni à l’aide humanitaire, bloquée à la frontière.
Voilà plusieurs mois que la bande de Gaza est sous les bombes. Les hôpitaux, notamment, continuent d’être visés par l’armée israélienne. Quelle est la situation sur place, pour les habitants et les membres de vos équipes ?
Léo Cans
La situation n’a fait qu’empirer, aussi bien du point de vue sécuritaire qu’humanitaire. Chez Médecins sans frontières, on décompte sept personnes tuées, dans des maisons ou des véhicules de l’association, mais dans tous les cas par l’armée israélienne. Cela montre l’ampleur des problèmes de sécurité que l’on rencontre à Gaza. Quant à l’accès aux hôpitaux, c’est l’un de nos problèmes majeurs.
Nous avions prévu deux mouvements dans les hôpitaux d’Al-Shifa, à Gaza City, et de Nasser, à Khan Younès, qui sont les deux plus grands établissements de santé du territoire, annulés pour cause de sécurité. Nous savons qu’Al-Shifa est à l’arrêt et ciblé par les forces armées israéliennes, et que des patients sont morts du fait de l’invasion de l’hôpital. Nous sommes extrêmement inquiets car beaucoup de personnels soignants ont été arrêtés. Le site est désormais inaccessible pour les ONG, les Nations unies et l’Organisation mondiale de la santé.
Nous avons pu nous rendre à Nasser, il y a quelques jours, il était complètement à l’arrêt, avec des dommages structurels importants. Il n’y avait aucun patient, pas d’eau, ni d’évacuation des eaux usées. Les attaques systématiques de l’armée israélienne contre les hôpitaux se sont aggravées : on en compte au moins trois sur Al-Shifa et trois ou quatre sur Al-Amal, au nord de Nasser. Alors qu’on aurait besoin de plus d’hôpitaux, l’inverse se produit, c’est ce qui rend notre travail impossible. Être personnel soignant à Gaza, c’est risquer sa vie tous les jours.
On estime que plus de 12 000 enfants ont été tués depuis le 7 octobre 2023, sans parler de la malnutrition, des maladies et du traumatisme. Qu’observez-vous auprès de ces jeunes Gazaouis ?
Léo Cans
Malheureusement, les enfants sont les victimes majoritaires. Ils sont aussi très nombreux à être blessés, brûlés ou démembrés. Un jeune homme, Ahmed, m’a raconté le périple de sa famille, dont la maison de Gaza City a été bombardée en novembre. Tous ont été gravement brûlés, au second degré, même son petit frère d’un an et demi. Ils se sont retrouvés à la rue, à minuit, et ont été dans une clinique de l’Unrwa.
Cette dernière a été attaquée le lendemain matin par l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés dans la maison d’une connaissance, puis à Al-Shifa, qui était débordé, ils n’ont pas pu avoir de soins. Après l’attaque de Gaza City, son petit frère et son oncle sont morts de l’infection des brûlures. Ils sont descendus à Rafah ce mois-ci. Quand ils sont arrivés, la moitié des gens se sont mis à pleurer devant leur état. On a réussi à soigner Ahmed en lui faisant une greffe de peau sur les mains. Sur le visage, ce n’était pas possible. Et tous les patients ont des histoires plus horribles les unes que les autres.
Les enfants sont dans un état extrême de traumatisme, et nous n’avons aucun moyen pour l’aide psychologique. Notre propre personnel est durablement traumatisé, tous ont perdu des membres de leur famille, leur maison, ils vivent dans des tentes et dans la terreur. Nous avons aussi des enfants orphelins, comme ce petit de 2 ou 3 ans qui est arrivé il y a trois semaines, seul survivant de sa famille. C’est une horreur, un carnage sans fin. On en perd nos mots.
Les acteurs humanitaires sont soumis au blocage des check-points par Israël. L’accès au Nord est aussi compromis, avec la récente interdiction faite à l’Unrwa de s’y rendre. Que pensez-vous de cette situation ?
Léo Cans
C’est comme un siège dans le siège. Nous voudrions aller dans le Nord, bloqué par l’armée israélienne qui laisse entrer les gens au compte-gouttes. Mais il faudrait ouvrir complètement, nous avons besoin de faire entrer les camions, de créer des bases, de rouvrir les communications.
Israël semble avoir pour stratégie d’affamer la population. La malnutrition explose, l’aide et les médicaments n’entrent pas, et c’est très limité sur le reste du territoire. D’après ce que nous observons, tout porte à croire que de nombreux crimes de guerre sont en train d’être perpétrés à Gaza, même s’il faudra le prouver.
Une résolution de cessez-le-feu vient d’être adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies. Que cela va-t-il changer sur le terrain ?
Léo Cans
Si cessez-le-feu il y a, on veut qu’il soit durable. C’est le seul moyen d’empêcher la tuerie de continuer, je n’ai pas d’autre mot. Cent cinquante femmes et enfants sont tués chaque jour, et c’est l’estimation basse. Il faut arrêter ça, avec un cessez-le-feu effectif.
C’est aussi le seul moyen pour les acteurs humanitaires de déployer de l’aide. On ne peut pas travailler avec des check-points et sous un déluge de bombes. Il y a quelques prises de parole mais aucune action concrète des pays étrangers. Pour nous, c’est cauchemardesque, on a l’impression d’alerter dans le vide.
La colonisation continue en Cisjordanie, avec des affrontements parfois meurtriers. Y intervenez-vous également ?
Léo Cans
Oui, nous avons plusieurs projets à Jénine, Hébron et Naplouse. On observe en Cisjordanie une explosion des violences de la part de l’armée israélienne ou des colons, qui ont un sentiment d’impunité. Beaucoup de civils palestiniens non armés ont été tués, environ 400 depuis le 7 octobre, dont deux devant un hôpital de Jénine. Les frappes aériennes, par missiles ou par drones, ont drastiquement augmenté, et la situation ne cesse de se dégrader.