À Gaza, des milliers de Palestiniens sont portés disparus
Clothilde Mraffko
Médiapart du 02 mai 2024
Depuis le 7 octobre, plus de 7 000 disparitions ont été signalées à la Croix-Rouge. Un chiffre minimum. Certains disparus sont sous les décombres ou dans les charniers. D’autres sont détenus dans des prisons ou des camps militaires israéliens, dont rien ne filtre.
Hicham Abdelwahed a vu son frère Haitham pour la dernière fois le soir du 6 octobre 2023. « Le 7, il y a eu l’attaque. Il est journaliste, il est parti faire son travail », raconte le Palestinien de 34 ans, joint par téléphone depuis Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. En fin de matinée ce jour-là, se rendant compte de l’ampleur de l’attaque, Hicham appelle son cadet. Le téléphone est éteint. Reste un dernier cliché, pris vers 10 h 20 par le journaliste Ibrahim Lafi, qui travaillait avec Haitham pour la société de production Ein Media, et envoyé à leurs responsables, qui ignoraient qu’ils étaient déjà sur le terrain.
Un confrère les accompagne, Nidal al-Waheidi. « Ils portaient un gilet pare-balle estampillé “Presse” et un casque, ils étaient dans la voiture, rapporte Shrouq Aila, qui dirige Ein Media depuis que son mari et cofondateur de l’agence, Rushdi Saraj, a été tué dans un bombardement le 22 octobre. Ils étaient alors côté palestinien, au checkpoint d’Erez », le point de passage entre Gaza et Israël dans le nord de l’enclave, pris d’assaut par le Hamas pendant l’attaque. Ibrahim Lafi a été tué à cet endroit. Haitham Abdelwahed et Nidal al-Waheidi sont depuis portés disparus.
« On ne sait pas si Haitham est vivant, mort, blessé. On ne sait pas où il est, explique son frère. Il faisait un métier de civil, il était sur le terrain, à filmer. » En janvier, des Palestiniens tout juste sortis de détention ont assuré aux proches de Haitham qu’ils avaient vu le jeune journaliste de 25 ans dans une prison du Néguev, dans le sud d’Israël. Son frère aimerait en être sûr.
L’ONG israélienne des droits humains HaMoked a porté l’affaire devant la Cour suprême israélienne, la pétition a été rejetée. Amnesty International dénonce une disparition forcée. Depuis, les vies de ses proches, dans l’horreur de la guerre, sont en suspens. « On a été déplacés à Khan Younès, puis à Rafah. On pense tenter de traverser pour se réfugier en Égypte. Mais on aimerait que Haitham puisse nous localiser », au cas où il réapparaîtrait, soupire-t-il.
Depuis le 7 octobre, plus de 7 000 disparitions ont été signalées à Gaza au Comité international de la Croix-Rouge (CICR). À ce chiffre s’ajoutent toutes les familles qui ne se sont pas manifestées – notamment parce que les communications sont extrêmement difficiles dans l’enclave assiégée, privée d’électricité depuis des mois. N'importe où dans le monde, « la chose la plus douloureuse, quel que soit le type de conflit, ce n’est pas de perdre sa maison, d’avoir constamment faim ou de ne pas savoir comment subvenir aux besoins de sa famille, c’est d’être séparé de ses proches et de ne pas savoir ce qui s’est passé », rappelle Sarah Davies, porte-parole du CICR en Israël et dans les territoires palestiniens.
Des morts non identifiés
Parmi ces disparus, certains ont été tués, ont disparu sous les gravats, d’autres ont été arrêtés ou blessés et se trouvent seuls, parfois inconscients, dans les hôpitaux. Certaines familles ont été séparées lors des évacuations ; or, sous les tentes, personne n’a d’adresse. En mars, le ministère de la santé à Gaza a publié un formulaire en ligne, afin de permettre aux Palestinien·nes de signaler une disparition ou un décès. Au plus de 34 000 morts annoncés dans l’enclave par les autorités de santé, le Hamas estime que s’ajoutent 7 000 personnes dont les corps seraient toujours sous les décombres des immeubles bombardés.
Dans la cour de l’hôpital Nasser, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, une mère attend, le corps tendu vers une dépouille qu’on ne voit pas, ordonnant à des hommes hors-champ de lui montrer un détail d’une veste. La scène a été filmée le 25 avril dernier par le journaliste palestinien Amr Tabash, alors que les familles erraient parmi les équipes de la défense civile palestinienne qui ont exhumé trois fosses communes dans la zone dévastée de l’hôpital.
« C’est lui, mon fils, Nabil ! », hurle soudain la mère, en abaissant son masque chirurgical. D’autres n’ont pas trouvé les proches qu’ils cherchaient parmi les corps largement décomposés. En tout, 392 cadavres ont été découverts dans cette cour, dont des dépouilles d’enfants et d’autres revêtues de blouses chirurgicales. Seuls 165 d’entre eux ont pu être identifiés à ce stade, a annoncé l’un des porte-parole de la défense civile lors d’une conférence de presse à Rafah le 25 avril.
L’armée israélienne réfute les accusations selon lesquelles elle a enterré ces cadavres. Elle a reconnu en avoir déterrés dans l’enceinte de l’hôpital dans l’espoir de retrouver des dépouilles des otages israéliens retenus par le Hamas à Gaza et, « une fois examinés », avoir « remis les corps à leur place ». Il semble qu’au moins une centaine de dépouilles avaient déjà été enterrées par des Palestiniens dans la cour avant l’attaque des soldats israéliens fin mars.
« Le droit international contient des procédures et des lois très spécifiques concernant la gestion des morts et le fait que leurs corps doivent être traités avec respect et dignité, remarque Sarah Davies. Une partie de ces obligations implique que les restes des individus soient recouverts et pris en charge correctement mais aussi identifiés de manière à ce que leurs familles puissent être apaisées. »
Détenus au secret
Aux morts dont on a perdu la trace, s’ajoutent les milliers de Gazaoui·es qui ont disparu au passage d’un checkpoint, lors de l’invasion de leur quartier par l’armée israélienne, dans les écoles où s’entassent les déplacé·es ou dans le siège d’un hôpital. Le mode opératoire se répète : les soldats israéliens réunissent les hommes, les somment de se déshabiller ; après identification, parfois via des techniques de reconnaissance faciale, une partie est embarquée vers une destination inconnue. Les soldats assurent arrêter uniquement des « suspects d’activités terroristes ».
Depuis le 7 octobre, 36 employés palestiniens du Croissant-Rouge ont ainsi été arrêtés. Six sont toujours portés disparus. « Il y a deux jeunes parmi eux qui ont été arrêtés depuis le 21 décembre 2023, au moment du raid sur le centre de secours de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza. Jusqu’à présent, on n’a aucune information à leur sujet », souligne Nebal Farsakh, porte-parole de l’organisation. Certains ont été arrêtés lors de missions humanitaires préalablement coordonnées avec l’armée israélienne – avec le nom et le détail des membres de l’équipe médicale –, comme le dénonçait l’Organisation mondiale de la santé lors d’une évacuation de patients de l’hôpital Al-Amal, fin février.
Une fois arrêtés, les prisonniers disparaissent et leurs familles ne sont pas prévenues. « Les forces israéliennes refusent de dévoiler non seulement le lieu où se trouvent les détenus, mais aussi leurs noms et combien ils sont », souligne Budour Hassan, chercheuse à Amnesty International sur Israël et les territoires palestiniens occupés. La justice israélienne a « directement rejeté pour des raisons sécuritaires » les quatre requêtes déposées par des organisations de défense des droits humains afin de connaître le sort de dizaines de Gazaouis détenus au secret et de demander qu’ils aient accès à un avocat, ajoute-t-elle.
Les seuls chiffres publics sont ceux révélés par l’administration israélienne des prisons – ils ne concernent que les Gazaouis en prison et non pas ceux détenus par l’armée. En avril, sur 9 312 prisonniers palestiniens en Israël figuraient 849 « combattants illégaux » dont les noms ne sont pas révélés. Seuls les Gazaouis sont détenus sous ce régime qui permet au chef d’état-major israélien de décider d’emprisonner des personnes lorsqu’il y a des « motifs raisonnables » de penser qu’elles pourraient « nuire à la sécurité nationale ». Ce statut n’existe pas en droit international, qui ne reconnaît que les civils ou les prisonniers de guerre ; il est calqué sur celui instauré par les États-Unis lors de leur guerre contre le terrorisme pour les détenus de Guantánamo.
Camp de torture
En décembre 2023, le Parlement israélien a voté une série d’amendements temporaires qui modifient les conditions qui entourent les détentions de « combattants illégaux ». Le délai pour publier l’ordre de détention est ainsi passé de quatre-vingt-seize heures à quarante-cinq jours. Si les juges le décident, les détenus sous ce régime peuvent attendre jusqu’à près de six mois avant de pouvoir avoir accès à un avocat. Les magistrats ont désormais jusqu’à soixante-quinze jours pour passer en revue la légalité de la détention.
Une Palestinienne de 82 ans malade d’Alzheimer a ainsi été incarcérée deux mois dans une prison du nord d’Israël sous le statut de « combattante illégale », avant d’être finalement libérée. Le CICR n’a toujours pas accès aux prisons israéliennes depuis le 7 octobre et les détenus remis en liberté ces derniers mois font état de violences et de tortures. « Tous les prisonniers sont détenus selon la loi. Tous les droits fondamentaux requis sont entièrement appliqués », assure l’autorité israélienne des prisons.
Avant d’atterrir dans les prisons israéliennes, les Gazaouis arrêtés sont aux mains de l’armée. Certains sont interrogés à l’intérieur de Gaza et rapidement relâchés. Amnesty International soupçonne les Israéliens d’utiliser les bases militaires d’Ofakim et d’Ashkelon, autour de Gaza, pour des détentions de courte durée. Les femmes sont transférées à Anatot, vers Jérusalem ; les hommes à Sde Teiman, non loin de Beersheva, dans le désert du Néguev, dans le sud d’Israël. « Les centres de détention militaires sont des lieux réglementés où sont menés les premiers interrogatoires » pour décider si les détenus sont transférés en prison ou relâchés, indique l’armée.
Ceux qui y sont détenus ne sont comptabilisés nulle part, certains y restent pourtant des semaines. Les actions des militaires « ne sont absolument pas contrôlées, par aucun mécanisme judiciaire, dénonce Budour Hassan, d’Amnesty International. Les autorités israéliennes n’ont aucune obligation de produire les preuves utilisées pour détenir cette personne. Nous sommes face à une situation où des milliers de personnes ont été emportées vers des lieux inconnus, coupées de leurs familles, détenues pendant des durées différentes sans accusation ni procès, et même ceux qui ont été relâchés, jusqu’à aujourd’hui, ne savent toujours pas pourquoi ils ont été arrêtés ! »
Un rapport de l’UNRWA publié début avril, basé sur les témoignages de prisonniers libérés, fait état de violences et de tortures à différents stades de leur incarcération. « Les détenus ont décrit avoir été contraints de rester à genou douze à seize heures par jour dans les baraquements, les yeux bandés, avec leurs mains liées », peut-on lire dans le document qui évoque aussi des violences sexuelles – des fouilles lors desquelles ils sont photographiés entièrement nus, des détenus frappés sur les organes génitaux et un homme affirmant avoir dû s’asseoir sur une sonde électrique.
Une quarantaine de Palestiniens morts en détention
Dans une réponse à Mediapart, l’armée nie fermement les accusations de violences, notamment sexuelles, affirmant que tout abus serait sanctionné. « Chaque procédure est documentée et supervisée, menée avec le respect le plus rigoureux de la dignité humaine des détenus, conformément aux principes de droit israéliens et internationaux », indiquent les militaires. Selon eux, les prisonniers ont le droit des traitements médicaux et « sont menottés en fonction des politiques de l’armée de défense israélienne », ajoutent-il, une affirmation qui contredit nombre de témoignages.
Selon nos informations, depuis le 7 octobre, une quarantaine de Palestiniens sont morts alors qu’ils étaient détenus aux mains de l’armée israélienne. Cette dernière a admis « des décès » mais n’a officiellement publié aucun chiffre. Les soldats disent avoir ouvert une enquête pour chaque cas.
De son côté, Amnesty International a examiné un garçon de 14 ans deux jours après sa libération et retrouvé des cicatrices de brûlures de cigarette sur ses jambes et près de ses oreilles. L’enfant, qui avait passé vingt-quatre jours en prison, affirme avoir été torturé avec des simulacres de noyade, amené à confesser qu’il faisait partie de la Nukhba, unité d’élite du Hamas. « Il a été renvoyé dans le sud de la bande de Gaza, donc a été séparé de sa famille restée dans le nord de Gaza [où il avait été arrêté – ndlr] », explique Budour Hassan.
À ces tortures physiques, documentées, que subissent les détenus gazaouis, s’ajoute l’angoisse qu’ils partagent avec leurs familles : eux non plus, au fond de leurs geôles, n’ont aucune nouvelle de ce qu’il est advenu de leurs proches, coincés sous les bombes et les attaques israéliennes à Gaza.