« La seule façon d’amener une négociation, c’est de faire pression sur Israël », estime le journaliste Alain Gresh
Pierre Barbancey
L'Humanité du 05 juin 2024
Le journaliste Alain Gresh suit et analyse les questions des Proche- et Moyen-Orient depuis des décennies. Il décrypte l’attitude de la France depuis les attaques du 7 octobre.
La Slovénie a reconnu, mardi, l’État de Palestine. Près de 60 % des Slovènes soutiennent cette mesure, tandis que 20 % d’entre eux s’y opposent, selon un sondage réalisé en avril. L’État de Palestine est aujourd’hui reconnu, en attendant la prise en compte du vote du Parlement slovène, par 146 des 193 membres de l’ONU, selon des chiffres livrés par l’Autorité palestinienne.
C’est maintenant une donnée politique majeure qui traverse l’Union européenne. Alain Gresh, directeur des sites d’information Orient XXI et Afrique XXI, vient de publier Palestine, un peuple qui ne veut pas mourir. Pour l’Humanité, il revient sur cette question de l’État de Palestine et analyse la situation créée par les attaques du 7 octobre.
En quoi la reconnaissance par la France d’un État de Palestine serait importante ?
Alain Gresh
C’est symboliquement important parce que plus la Palestine s’intègre au système diplomatique international, au système des relations internationales, plus elle a de moyens d’action. Par exemple, le fait que la Cour pénale internationale (CPI) ait pu prendre position sur ce qui s’est passé à Gaza alors qu’Israël n’est pas signataire du statut de Rome, c’était dû au fait que la Palestine a pu adhérer à la CPI.
Mais la seule façon d’amener une négociation pour une solution à deux États que les Occidentaux prétendent vouloir, c’est de faire pression sur Israël, c’est-à-dire des sanctions. Il faut sanctionner Israël pour la violation permanente depuis 1967 de dizaines de résolutions des Nations unies. Si Israël ne paye pas le prix de l’occupation, il ne se retirera jamais.
Plus généralement, comment jugez-vous l’attitude de la France sur ce dossier ?
Alain Gresh
On peut constater qu’aujourd’hui la France est à l’arrière-garde sur la question palestinienne, par rapport à l’Espagne ou d’autres pays, alors que dans les années 1980-1990, au moment de la déclaration de Venise (la reconnaissance par les États européens des droits des Palestiniens à l’autonomie gouvernementale – NDLR) notamment, elle était à l’avant-garde. C’est un vrai tournant de la politique française. C’est un alignement de plus en plus clair et affirmé aux côtés d’Israël, au nom d’ailleurs de la solidarité occidentale.
On vous connaît par vos analyses sur le Proche- et Moyen-Orient. Cette fois, vous avez écrit un ouvrage dans l’urgence, comme sous le coup de l’émotion. Pour quelles raisons ?
Alain Gresh
D’abord, c’est le massacre des Palestiniens qui se déroule sous nos yeux et contre lequel la communauté internationale, en tous les cas les pays européens et les États-Unis, ne fait pas grand-chose. L’urgence est de sauver les Palestiniens à Gaza. De toute ma vie de journaliste, je n’avais jamais vu une telle campagne de désinformation en faveur d’Israël dans les médias français et d’appui à Israël par les politiques français.
Ce qui se joue à Gaza, c’est bien plus que la survie des Palestiniens à Gaza, c’est bien plus que la question palestinienne, c’est en partie l’avenir de l’ordre international. Gaza peut signer la fin de toute idée de droit international, simplement remplacée par le droit de la force. Le fait que la Cour pénale internationale et la Cour internationale soient saisies représente une toute petite lueur d’espoir : il peut y avoir une autre voie que celle de la force.
Vous dites aussi que le conflit a mis au jour et accentué la fracture entre l’Occident et le reste du monde. De quelle manière ?
Alain Gresh
Au moment de l’entrée de l’armée russe en Ukraine, l’ensemble des pays, à peu d’exceptions, ont condamné cette invasion. Mais, quand les Occidentaux ont essayé de les entraîner dans leur politique de sanctions à l’égard de la Russie, personne n’a suivi en dehors du monde occidental.
Et un des arguments des pays du Sud était de dire : « On comprend que, pour vous, l’Ukraine représente une question de géopolitique. Mais ce n’est sûrement pas une question de principe. Ce n’est sûrement pas une question de droit international parce qu’ailleurs vous le violez. » Avec Gaza, la même réaction est à l’œuvre.
Selon moi, tout a commencé par les attentats du 11 septembre 2001. Ils ont marqué un tournant dans le fait que les pays occidentaux, petit à petit, au nom de la guerre contre le terrorisme, ont jeté à bas les velléités de se réclamer du droit international. Cela risque de s’accentuer si seul l’écrasement des Palestiniens ne sort de cette guerre à Gaza.
On entend beaucoup que tout aurait commencé le 7 octobre, ce qui est une vision biaisée. De quoi le 7 octobre est-il le nom ?
Alain Gresh
Le plus étonnant est que le 7 octobre n’a étonné que les gens qui voulaient bien l’être, c’est-à-dire les dirigeants occidentaux, convaincus que la question palestinienne, que les Palestiniens étaient morts. Dans une interview qu’il avait donnée à Orient XXI, le secrétaire national du PCF Fabien Roussel a rappelé que lors d’une réunion des partis politiques convoquée par Macron l’été dernier, il avait posé la question de la Palestine et le président de la République lui avait répondu qu’il s’agissait d’un conflit secondaire. Toute l’idée était de faire la paix entre Israël et les pays arabes et de laisser de côté les Palestiniens. C’était une idée qui montre une méconnaissance de la situation au Proche-Orient.
Tout le monde a été surpris par l’attaque du 7 octobre, moi y compris. Mais tout le monde savait que si l’occupation continuait, il se passerait quelque chose : des actions terroristes ou une intifada… On ne peut pas maintenir 7 millions de gens sous occupation, les contrôler en permanence et penser que tout va bien se passer. Donc le 7 octobre est le nom de cette question palestinienne, centrale pour le Proche-Orient. L’ignorer, c’est se préparer à des lendemains qui déchantent.
Dans le livre, vous revenez aussi sur le Hamas lui-même.
Alain Gresh
Je le présente de manière un peu provocatrice. Le Fatah a fait le pari, en 1993, d’une solution politique et diplomatique avec les accords d’Oslo. Le Hamas l’a critiqué, il était dans l’opposition. Mais la stratégie du Fatah a échoué, et l’opposition a gagné les élections en 2007, qui étaient des élections démocratiques. Dans leur majorité, les gens ne soutenaient pas le Hamas pour des raisons idéologiques, mais parce qu’il avait l’air d’offrir une autre voie à la déliquescence de l’Autorité palestinienne, à l’impasse des négociations.
Le Hamas a été capable de capitaliser là-dessus. Aujourd’hui, il n’a jamais été aussi populaire, non seulement parmi les Palestiniens, mais dans l’ensemble de la région. Et pas parce qu’il y a une sympathie pour les Frères musulmans ou les islamistes, mais parce que les gens ont l’impression qu’ils offrent une voie pour la libération. On peut penser que c’est illusoire, qu’à la fin ils vont être écrasés. Mais je comprends que les gens à Gaza, enfermés depuis vingt ans, préfèrent une explosion que mourir à petit feu.
Que cela peut-il signifier pour le mouvement national palestinien ?
Alain Gresh
C’est vraiment difficile parce que le Hamas et le Fatah sont très divisés. L’un des problèmes réside dans la coexistence de deux pouvoirs, avec tous ses attributs : le Hamas à Gaza et l’Autorité palestinienne à Ramallah. Aucun des deux ne veut lâcher. Ces deux pouvoirs ont tout fait pour empêcher l’émergence de nouvelles élites palestiniennes, qu’on voit beaucoup à l’étranger, dans la diaspora. Il y a aujourd’hui des cadres politiques, des intellectuels brillants, qui jouent un rôle très important, d’ailleurs, dans les mobilisations.
Mais, à l’intérieur, c’est très difficile. En Cisjordanie, les nouvelles élites, celles qui veulent faire entendre une voix différente, sont réprimées par l’Autorité et par les Israéliens. À Gaza, ils sont réprimés par le Hamas. Il est extrêmement difficile, dans ces conditions, de voir émerger des perspectives. Il est encore vraiment très tôt pour dire quelles vont être les conséquences, à moyen terme même, de ce qui s’est passé le 7 octobre, pour le mouvement national palestinien.