Un Guantanamo israélien
Rosa Moussaoui
L'Humanité du 04 juin 2024
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Le 8 décembre 2023, des prisonniers palestiniens sont dénudés et ont les yeux bandés dans la bande de Gaza. © REUTERS/Yossi Zeliger |
La Cour suprême israélienne examine mercredi 5 juin la requête présentée par des ONG qui mettent en cause la détention de prisonniers palestiniens dans des camps militaires où l’armée pratique la torture.
Des détenus amputés en raison de l’infection de blessures causées par des menottes portées pendant des semaines, des mois. Un homme de 34 ans arrêté à Gaza en fauteuil roulant, dévoré jusqu’à la mort par des escarres purulentes. Des prisonniers aux yeux bandés, nus, déféquant dans des couches.
Dans les camps où elle détient des prisonniers de guerre palestiniens capturés à Gaza, rebaptisés « combattants illégaux » pour leur dénier tout droit, l’armée israélienne fait régner l’humiliation, la violence et l’arbitraire. Elle s’adonne à des actes de torture ; elle inflige aux détenus des traitements inhumains, humiliants, dégradants.
Une sorte de Guantanamo ou d’Abou Ghraib à l’israélienne
Ces dernières semaines, le camp de Sde Teiman, dans le désert du Néguev, créé dès le déclenchement des opérations militaires israéliennes à Gaza, est devenu le symbole de ces pratiques tortionnaires. Une sorte de Guantanamo ou d’Abou Ghraib à l’israélienne. Dès le mois de décembre 2023, le quotidien Haaretz faisait état des décès de plusieurs Palestiniens dans ce camp militaire, en évoquant des « centaines de Gazaouis », hommes et femmes de tous âges, des mineurs aux personnes âgées, « emprisonnés les yeux bandés et menottés la majeure partie de la journée ».
Mais c’est surtout la lettre, en mars, d’un médecin israélien ayant exercé dans l’hôpital de campagne de ce camp, qui a attiré l’attention sur le sort des Palestiniens détenus dans cette obscure prison militaire en dehors de tout cadre judiciaire.
Adressée aux ministres israéliens de la Défense et de la Santé, ainsi qu’au procureur général, cette missive décrivait des captifs parqués dans des enclos en plein air, nourris avec des pailles, quotidiennement soumis à des violences entraînant des cas de fractures et d’hémorragies internes. Parmi eux, des personnes blessées, d’autres souffrant de maladies chroniques, privées de traitements et de soins.
« Nous devenons tous complices d’infractions à la loi », écrivait ce médecin anonyme. Réponse, alors, du porte-parole de l’armée israélienne : « Chaque procédure est contrôlée avec un soin extrême pour la dignité humaine des détenus, conformément aux principes du droit israélien et international. »
Ce n’est pas du tout l’avis des organisations israéliennes, qui ont saisi la Cour suprême d’une requête exigeant la fermeture de Sde Teiman, examinée ce mercredi 5 juin. Nadji Abbas, de l’ONG Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits humains), joint par l’Humanité, se dit pessimiste quant à l’issue de cette procédure : «
Le système judiciaire, en Israël, ne protège pas les Palestiniens en détention. Moins encore depuis le 7 octobre. Nous sommes déjà allés deux fois devant la Cour suprême depuis le début de cette guerre. Nos requêtes ont été rejetées. »
Une quarantaine de prisonniers morts sous les verrous depuis le 7 octobre
Quant à l’enquête ouverte par l’armée israélienne, il n’en attend rien : « Dans le cas du docteur Adnan Al Bursh (ce chirurgien de Gaza arrêté en décembre 2023, décédé quatre mois plus tard à la prison d’Ofer – NDLR), une enquête a été ouverte sur notre insistance. Nous en ignorons tout. Ils ne nous donnent même pas de chiffre officiel des morts en détention. »
En off, l’armée israélienne distille pourtant dans la presse des chiffres contradictoires, évoquant jusqu’à une quarantaine de prisonniers morts sous les verrous depuis le 7 octobre. « Pire qu’à Guantanamo, où 9 prisonniers sont morts en vingt ans », souffle Nadji Abbas.
À Sde Teiman, comme dans les prisons militaires d’Ofer ou d’Anatot, les prisonniers palestiniens sont détenus au secret, sans accès aux avocats, ni visites du Comité international de la Croix-Rouge. Leurs proches ignorent tout de leur sort comme de leur localisation, ce qui s’apparente à des pratiques de disparition forcée.
Après le 7 octobre, la Knesset a durci la « loi sur l’emprisonnement des combattants illégaux » : une personne peut ainsi être détenue sans mandat pendant 45 jours, sans contrôle judiciaire pendant 75 jours, et se voir refuser une entrevue avec un avocat pendant 90 jours, un délai renouvelable, soit 6 mois au total. Selon les chiffres fournis par l’administration pénitentiaire israélienne à Hamoked, une organisation qui fournit une aide juridique aux prisonniers, 9 112 Palestiniens étaient détenus à la date du 2 juin. Parmi eux, 899 prisonniers tenus pour des « combattants illégaux ».
« L’aboutissement logique de la déshumanisation des Palestiniens »
Dans les prisons classiques, les conditions de détention se sont considérablement détériorées depuis le 7 octobre. Et les pratiques tortionnaires ne sont pas limitées aux centres de détention militaires. « Nos médecins ont participé à cinq autopsies et, dans au moins deux cas, ils ont constaté des signes très clairs de coups, de violences ayant entraîné la mort. Un détenu relâché nous a assurés avoir été torturé à l’électricité », rapporte Nadji Abbas. Ces violences, qui existaient déjà auparavant, se sont amplifiées jusqu’à revêtir un caractère systémique depuis le 7 octobre.
Dans une communication adressée en 2022 au bureau du procureur de la CPI, le Comité israélien contre la torture (Pcati) et la Fédération internationale des droits de l’homme incriminaient les services de sécurité et d’autres agents de l’État pour avoir « systématiquement soumis des Palestiniens, soupçonnés d’être impliqués dans des crimes contre la sécurité nationale, à la torture » et « à des déportations illégales des territoires palestiniens vers Israël ».
Parmi les sévices recensés : contention dans des positions de stress, passage à tabac, privation de sommeil, abus sexuels. De tels « interrogatoires » laissent de graves séquelles physiques et psychologiques ; les plaintes contre les tortionnaires sont, elles, systématiquement classées sans suite.
« La situation présente est l’aboutissement logique de la deshumanisation des Palestiniens, à l’œuvre depuis des décennies », analyse Ori Givati, de Breaking the silence, une organisation de vétérans qui collecte des témoignages de soldats sur les crimes commis par l’armée israélienne. « Quand vous occupez par la force militaire un territoire où vivent des millions d’habitants, cela finit par éroder tout sens de l’humanité.
Les atrocités du 7 octobre ont déchaîné une haine, un sentiment de vengeance tels que le recours à la torture est désormais légitimé. Ce n’est plus un soldat par-ci, un autre par- là. La maltraitance et l’humiliation sont devenues systématiques », résume cet ancien commandant de char.
Dans leur requête, Physicians for Human Rights, Hamoked, le Comité contre la torture en Israël et l’Association pour les droits civils en Israël estiment que la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou a permis l’installation à Sde Teiman d’un « trou noir » sans loi ni justice.
Dans le même élan de protestation, le Forum des professeurs de droit pour la démocratie prévient que les actes qui sont perpétrés à Sde Teiman « peuvent constituer des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ». Pour ces juristes, « le traitement cruel et inhumain infligé par le Hamas à nos personnes enlevées ne justifie pas une violation des obligations juridiques applicables à Israël à l’égard des détenus qu’il détient ».