La guerre financière de Benyamin Nétanyahou contre l’Autorité palestinienne
Jean-Pierre Filiu
Professeur des universités à Sciences Po
Le Monde du 14 juillet 2024
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Le ministre des finances israélien, Bezalel Smotrich, donne un discours lors d’un rassemblement dans l’avant-poste israélien d’Eviatar, en Cisjordanie, le 10 avril 2023. GIL COHEN-MAGEN / AFP |
Le gouvernement israélien étrangle financièrement l’Autorité palestinienne en refusant de lui reverser des revenus dont le transfert devrait pourtant être automatique.
Benyamin Nétanyahou n’a toujours pas de plan clair pour le « jour d’après » à Gaza. Il est vrai qu’il a tout intérêt à ce que les hostilités se prolongent le plus longtemps possible, dans la perspective d’une réélection, en novembre, de Donald Trump, qui l’a soutenu inconditionnellement durant ses quatre années à la Maison Blanche. Mais le premier ministre israélien sait aussi que la prolongation du conflit le protège à la fois contre la triple procédure judiciaire qui le vise (pour corruption, fraude et abus de confiance) et contre la commission d’enquête qui s’imposera sur l’effondrement, le 7 octobre 2023, de la sécurité d’Israël.
En outre, Benyamin Nétanyahou, tout en assignant à Israël l’objectif illusoire d’une « victoire totale » contre le Hamas, s’oppose au retour à Gaza de l’Autorité palestinienne (AP) de Mahmoud Abbas. Le chef du gouvernement israélien refuse en effet que les ponts soient rouverts entre la Cisjordanie et Gaza, de crainte de favoriser l’émergence, même à terme, d’un Etat palestinien. Et tant pis si l’AP maintient une « coopération sécuritaire » dont Israël tire le plus grand profit dans sa lutte contre les islamistes palestiniens.
La campagne militaire d’Israël contre le Hamas à Gaza, qui a déjà causé la mort, en neuf mois, de plus de 38 000 personnes, s’accompagne d’une intensification de la répression en Cisjordanie occupée, où près de six cents Palestiniens ont été tués durant la même période. Mais l’intensité de cette violence, où les colons jouent un rôle déterminant, avec la complicité active ou passive de l’armée israélienne, s’aggrave d’une intense pression financière sur l’AP.
Cette pression de Benyamin Nétanyahou lui-même est accentuée par sa décision de confier le portefeuille des finances au suprémaciste Bezalel Smotrich, qui ne cache pas sa volonté de coloniser intégralement la Cisjordanie comme la bande de Gaza. Et c’est paradoxalement dans les accords de paix, signés entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1993-1995, que Benyamin Nétanyahou et Bezalel Smotrich ont trouvé l’arme pour mettre l’AP financièrement à genoux.
Le « protocole de Paris »
Ces « accords d’Oslo », ainsi qu’ils sont communément désignés, instituent une « Autorité palestinienne », fruit donc d’un pacte entre Israël et l’OLP, à laquelle elle a fini par être identifiée. Les règles de financement de cette AP sont définies par le « protocole de Paris » conclu en 1994 entre le ministre israélien des finances et le responsable du développement au sein de l’OLP.
Ces règles prévoient, dans la perspective d’une union douanière israélo-palestinienne, le transfert automatique d’Israël à l’AP de toutes les taxes qui lui reviennent de droit, même si elles sont prélevées en Israël (TVA sur les importations palestiniennes, taxes sur les carburants ou impôts sur les travailleurs palestiniens en Israël). Ce dispositif souligne, s’il en était besoin, l’absence de souveraineté de l’AP sur les territoires qu’elle se borne à administrer, avec des pouvoirs et des ressources délégués par Israël.
Dès 1997, Benyamin Nétanyahou, lors de son premier passage à la tête du gouvernement, suspend durant plusieurs mois les transferts à l’AP, d’autant plus affaiblie que les revenus ainsi bloqués par Israël représentent les deux tiers de ses rentrées budgétaires.
Les successeurs de Benyamin Nétanyahou comme premiers ministres ont également eu recours à cette arme budgétaire : Ariel Sharon suspend les transferts durant les deux premières années (2000-2002) de la seconde Intifada et Ehoud Olmert les suspend durant un peu plus d’un an, entre la victoire, en 2006, du Hamas aux législatives palestiniennes et la rupture, en 2007, entre la bande de Gaza contrôlée par le Hamas et la Cisjordanie administrée par l’AP. A chaque fois, ce sont les bailleurs de fonds internationaux, au premier rang desquels l’Union européenne, qui compensent les pertes de revenus de l’AP pour éviter son effondrement.
Quant à Benyamin Nétanyahou, de nouveau au pouvoir de 2009 à 2021, il bloque arbitrairement les transferts à l’AP dès que s’ébauche un rapprochement entre l’OLP et le Hamas. Ce qui était un engagement pris par Israël en 1994, dans le cadre du processus de paix, devient une arme au service d’Israël pour perpétuer la division inter-palestinienne.
La pression suprémaciste
Un nouveau palier dans une telle guerre d’usure est franchi depuis le retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou en décembre 2022, cette fois avec des ministres suprémacistes, dont Bezalel Smotrich aux finances. Un mois plus tard, Israël décide de retenir un cinquième des transferts programmés vers l’AP pour sanctionner la saisine par la Palestine de la Cour internationale de justice, saisine portant sur la légalité d’une occupation longue de plus d’un demi-siècle.
Après le bain de sang du 7 octobre 2023 (1 195 tués, dont 738 civils israéliens), Bezalel Smotrich décide de suspendre l’intégralité des transferts à l’AP. Benyamin Nétanyahou tranche en faveur d’une suspension des seuls transferts voués à payer des salaires à Gaza, ce qui a pour effet d’affaiblir encore plus l’AP face au Hamas dans l’enclave palestinienne.
Le président américain, Joe Biden, est contraint de s’impliquer lui-même pour que, grâce au truchement de la Norvège, les transferts puissent reprendre. Mais c’est compter sans l’obstination de Bezalel Smotrich, qui bloque de nouveau en mai tous les versements à l’AP, cette fois pour dissuader la Cour pénale internationale d’émettre des mandats d’arrêt visant Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense, Yoav Gallant. Bezalel Smotrich ne vient de lever son obstruction qu’en contrepartie de la légalisation par le gouvernement israélien de cinq implantations sauvages en Cisjordanie.
Les Etats-Unis ont eu beau se mobiliser sur ce dossier, ils n’ont pas été plus efficaces que sur l’acheminement de l’aide humanitaire ou sur le cessez-le-feu à Gaza. Une solution à deux États ne pourra en tout cas émerger qu’avec la garantie d’une assise financière à la fois solide et autonome au futur État palestinien.