Après le cessez-le-feu, l’espoir « de pouvoir vivre en paix » dans la bande de Gaza
Par Samuel Forey
Le Monde du 20 janvier 2025
L’enclave palestinienne retrouve un calme inconnu depuis 471 jours de guerre. L’aide humanitaire entre en masse pour une population qui manque de tout, tandis que le mouvement islamiste a multiplié les démonstrations de force.
Ce fut l’une de ces nuits où l’on n’arrive pas à trouver le sommeil. Dans le froid, la promiscuité, mais surtout la tension des derniers instants : « On espérait ne pas être tué au dernier moment. C’est à chaque fois pareil juste avant les cessez-le-feu, c’est toujours plus violent parce que l’armée israélienne essaie de faire pression sur le Hamas », explique Areej Herzallah, une mère de famille âgée de 40 ans, jointe par téléphone, dimanche 19 janvier.
Près de la tente d’Areej Herzallah, à Al-Qarara, non loin de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, où la famille a trouvé refuge depuis plus d’un an, les tirs ont résonné toute la nuit, jusqu’au matin : « Coups de feu, bombardements, roquettes… On était tous ensemble, à se tenir les uns les autres… Et quand 8 h 30 est arrivé, le début officiel du cessez-le-feu, on s’est réjouis, en pensant que c’était fini ! Mais non. Les combats se sont poursuivis, encore. » Avançant des « raisons techniques », le Hamas n’a pas fourni à temps les noms des trois otages qui devaient être livrés dans la journée. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a alors déclaré que le cessez-le-feu ne commencerait qu’à la réception de la liste.
Puis à 10 h 15, la longue souffrance, à peine atténuée par une trêve d’une semaine en novembre 2023, prend fin : les trois noms sont transmis aux Israéliens. Une heure plus tard, après 471 jours de guerre à Gaza, déclenchée le 7 octobre 2023 par l’attaque meurtrière du Hamas en Israël, le cessez-le-feu entre en vigueur. Pas moins de dix-neuf personnes ont été tuées dans ces heures de latence, selon le ministère de la santé local. Un retard à l’image d’une guerre qui aurait pu trouver une issue en mai 2024, quand le président américain, Joe Biden, a soumis un accord de cessez-le-feu, qui a finalement achoppé sur la volonté de Benyamin Nétanyahou de maintenir les troupes israéliennes dans des zones de l’enclave, d’où elles sont aujourd’hui appelées à se retirer.
630 camions d’aide humanitaire
A peine la trêve entrée en vigueur, le soulagement et la joie se répandent à travers tout le territoire martyrisé. Les journalistes palestiniens ôtent en direct leurs casques et leurs gilets, passent des keffiehs autour du cou, et reprennent, sourire aux lèvres, leurs interventions. Selon Reporters sans frontières, 145 journalistes ont été tués par l’armée israélienne à Gaza, entre octobre 2023 et décembre 2024. Les journalistes étrangers sont toujours interdits d’accès par les autorités israéliennes. Les secouristes, le Croissant-Rouge palestinien et la défense civile, défilent à bord de leurs véhicules, acclamés par la foule qui sort peu à peu dans les rues. Eux aussi ont, inlassablement, effectué leur travail dans les pires conditions, collectant morts et blessés, alors que leur territoire se décomposait sous leurs yeux.
Dès 11 h 30, des dizaines de camions pénètrent dans Gaza, par le checkpoint de Kerem Shalom. La trêve prévoit l’arrivée massive d’une aide humanitaire rationnée tout au long de cette guerre : l’équivalent de 600 camions par jour, de quoi venir en aide à une population en malnutrition chronique. Près de 4 000 camions de l’UNRWA, l’agence d’aide aux réfugiés palestiniens, sont prêts à entrer, la moitié contenant de la farine et de la nourriture. En tout, dimanche, l’équivalent de plus de 630 camions d’aide humanitaire est entré, dont 300 sont parvenus dans le nord de la bande, selon l’OCHA, une agence onusienne.
La trêve confirmée, les membres du Hamas apparaissent aussi, par groupes de dizaines, partout dans Gaza. La plupart arborent les bandeaux verts des brigades Al-Qassam, la branche armée du Hamas. Certains portent leurs treillis estampillés « unité Noukhba », fer de lance du massacre du 7-Octobre. Il s’agit d’une mise en scène soignée, et attendue. Le mouvement islamiste palestinien veut montrer qu’après l’une des guerres les plus meurtrières du XXIe siècle, malgré ses quelque 18 000 combattants tués, selon l’armée israélienne, il est toujours debout.
« Dieu nous a créés pour vivre »
Pourtant, militairement, le mouvement n’est plus que l’ombre de la menace qu’il représentait à la veille de l’attaque. Mais il reste la principale force de la bande de Gaza. Considérablement affaibli, il n’est pas encore abattu, et a pu recruter au moins autant de combattants qu’il n’en a perdus, a affirmé le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, le 15 janvier. Reste que la démonstration a ses limites : aucun leader du Hamas n’apparaît au grand jour. Ni le frère de Yahya Sinouar, Mohammed, qui a pris le contrôle du mouvement après la mort de son frère, en octobre 2024, ni même de chef local.
Khaled Khaddoura, infirmier à l’hôpital Al-Shifa, le plus grand de la bande de Gaza avant la guerre, à présent largement détruit par l’armée israélienne, espère un avenir sans le Hamas : « On n’en veut plus. Il faut que la faction arrête cette résistance qui ne nous apporte que des ravages. A présent, nous pourrons enfin enterrer nos proches, reconstruire, enseigner, reprendre notre chemin. Dieu nous a créés pour vivre. Pas seulement pour mourir », dit le soignant, qui s’est abrité dans le Sud de l’enclave avec sa famille.
Durant ces longs mois, la famille d’Areej Herzalla a tenu bon. Ils étaient huit, quand ils ont dû quitter la ville de Gaza, sous les frappes israéliennes, en novembre 2023, après l’attaque du 7-Octobre, qui a causé la mort de 1 200 personnes – le pire massacre de l’histoire d’Israël, émaillé de nombreuses atrocités. Huit, ils le sont encore aujourd’hui. Les deux enfants d’Areej, ses trois sœurs, son frère, son père. Ils ont dû fuir à quatre reprises. En tout, 90 % des 2,3 millions d’habitants de Gaza ont été déplacés, pour qui cette guerre a ressemblé à une longue errance, marquée par un bilan effrayant : près de 47 000 Gazaouis ont été tués par l’armée de l’État hébreu, 110 000 ont été blessés – et des centaines de corps pourraient encore être découverts sous les décombres.
« Des petites injections d’espoir »
Et le calvaire n’est pas terminé, selon Amjad Shawa, le directeur du réseau des ONG palestiniennes à Gaza : « Tout manque. Les Israéliens vont empêcher l’entrée de nombreux produits, sous prétexte qu’ils peuvent être aussi utilisés par le Hamas. Cela ne nous empêchera pas de tout remettre en ordre, peu à peu : l’électricité, l’eau.
Nettoyer les dizaines de millions de tonnes de débris. Remettre en route l’éducation. Faire entrer des tentes, puis des caravanes, puis des matériaux de construction. Tout cela, ce sont des petites injections d’espoir, qui vont nous redonner le moral, peu à peu. Et surtout, il faudra remettre en marche les commerces et les services. Gaza dépend totalement de l’aide humanitaire. Il faut que les gens reprennent le travail. »
La famille d’Areej est sortie de sa tente, à Al-Qarara. La quadragénaire est submergée par un flot d’émotions : « Je suis heureuse d’avoir survécu, triste pour ceux qui sont morts, soulagée de pouvoir vivre en paix, inquiète de penser que le cessez-le-feu soit rompu… Mais là, je n’ai qu’un seul désir : notre immeuble a été épargné par les combats. Ceux qui sont restés ont empêché les pillards de rentrer dans notre appartement. Dès qu’on pourra, on rentrera, et je retrouverai mon lit ! »
L’armée israélienne avait ordonné l’évacuation du nord de la bande de Gaza dans les jours qui ont suivi le 7-Octobre. Seules restaient quelques dizaines de milliers de personnes, sur le 1,3 million qui y vivait avant la guerre. Ils ont subi le plus dur du conflit : les zones réputées être des bastions du Hamas et le camp de réfugiés de Jabaliya semblent avoir été méthodiquement rasés.
« Nous avons toujours tenu »
Des images en parviennent. On voit des files d’habitants s’avancer le long de ruines qu’on dirait ravagées par un tremblement de terre. Certains s’installent déjà sur les débris de leur maison. Parmi tous les hôpitaux de cette zone, un seul a survécu : le petit établissement Al-Awda.
Son directeur, Mohamed Salha, a tenu durant quinze mois de guerre et trois opérations terrestres de l’armée israélienne censées en finir avec le Hamas dans cette zone, dont la dernière a commencé en octobre 2024 et vient de s’achever. « Ce siège-ci a duré 106 jours. C’était le plus dur. Je suis fier, parce que nous avons toujours tenu. Nous n’avons pas fermé un seul jour, une seule heure, même si nous avons été visés une quinzaine de fois, et que nous n’avons plus de fenêtres ou de portes intactes ! A présent, nous nous préparons à recevoir les blessés qui n’ont pas osé venir jusqu’à nous ces dernières semaines, et essayer d’augmenter nos capacités d’accueil : 70 % des blessés ont besoin de chirurgie orthopédique », confie le directeur.
Là encore, tout manque, et pour quelque temps : nombre d’équipements médicaux, comme les tables d’opération, les fours autoclaves pour stériliser les instruments, les scalpels, les ciseaux et même les béquilles sont considérés comme des produits à « double usage » pour les Israéliens, et ne peuvent entrer dans la bande de Gaza. « En attendant, on fabrique des béquilles en bois. On va devoir poser des prothèses, proposer de la rééducation pour les 110 000 blessés de Gaza », explique Amande Bazerolle, sur place pour Médecins sans frontières.
Première nuit de calme
Dans la journée, l’échange entre les trois otages israéliennes, premières sur la liste des 33 noms donnés par le Hamas, et les 90 Palestiniens détenus en Israël se met en place. L’occasion pour le mouvement islamiste de s’offrir une nouvelle démonstration de force. Les trois jeunes femmes sont escortées à vive allure dans les rues de la ville de Gaza, à l’intérieur d’un véhicule qui arrive sur une place remplie d’une foule nombreuse et hostile, encadrée par des militants du Hamas en treillis et armes à la main, clamant avec la foule « Allah Akbar » (« Dieu est grand »). Les otages sont transbordées dans les voitures de la Croix-Rouge alors qu’on hurle tout autour.
En fin de journée, les prisonniers palestiniens sortent à leur tour de la prison d’Ofer, située en Cisjordanie occupée, pour être pris en charge par la Croix-Rouge. Certains seront envoyés à Jérusalem. Il s’agit en grande majorité de femmes et d’enfants, selon les informations publiées par le service des prisons israélien avant leur élargissement. Des centaines de personnes ont accueilli le passage des bus, qui se sont dirigés vers Ramallah, en brandissant des drapeaux palestiniens et de divers mouvements politiques, principalement celui du Hamas, sur fond de feux d’artifice.
Alors que les Israéliens fêtent le retour des leurs, les Gazaouis s’apprêtent à passer leur première nuit de calme depuis quinze mois. Espérant une trêve durable.