L’amer exil de Wael Al-Dahdouh, le journaliste qui incarne la tragédie de Gaza
Propos recueillis par Lucas Minisini et Clothilde Mraffko
Le Monde du 23 janvier 2025
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Wael Al-Dahdouh, le 10 octobre 2024, à Berlin, où il a suivi sa rééducation. STEFFEN ROTH / GUARDIAN / EYEVINE |
Il y a un an, grièvement blessé et ayant perdu une grande partie de sa famille, le chef du bureau d’Al-Jazira à Gaza se réfugiait au Qatar. Depuis, il dénonce le drame vécu par son peuple. Le cessez-le-feu entré en vigueur le 19 janvier lui ouvre un espoir de retour.
C’est en spectateur, depuis Doha, au Qatar, où il s’est installé depuis son départ de Gaza début 2024, que le plus célèbre des journalistes palestiniens, Wael Al-Dahdouh, commente, le 19 janvier au matin, l’entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas. Sur la chaîne qatarie Al-Jazira, pour laquelle il travaille depuis vingt ans, il soupire : « Ce n’est pas facile pour moi d’observer ces moments de loin, de voir mes collègues au milieu de ces ruines. Mais on doit être capable de vivre pleinement ce moment, dans sa douceur et son amertume. » Douceur d’une trêve qui pourrait apporter un peu de répit aux habitants de l’enclave palestinienne après 471 jours de guerre, amertume d’avoir tant enduré.
Un mois plus tôt, le 14 décembre, dans une des très rares interviews qu’il a accepté de donner, via Zoom, Wael Al-Dahdouh, l’avant-bras droit toujours immobilisé par une attelle depuis que des tirs israéliens l’ont réduit en charpie en décembre 2023, confiait son attachement indéfectible à sa terre natale – « ce territoire fait partie de moi, expliquait-il, il me reflète et je le reflète. » Réfugié depuis un an au Qatar, ses cinq enfants inscrits à l’école ou à l’université, le père de famille de 54 ans tente de reprendre un semblant de vie normale. Mais toutes ses pensées restent tournées vers Gaza, où ses proches, frères et sœurs, voisins et amis, vivent toujours.
Loin de chez lui, le reporter a endossé ces derniers mois un autre rôle, « complémentaire » de ses années de reportage. Il est devenu le porte-voix de la tragédie de son peuple, l’incarnation de l’« humanité » de la cause palestinienne. Distingué par de multiples récompenses, comme le prix de la liberté de la presse du National Press Club, basé à Washington, décerné en novembre, et le prix du courage de Reporters sans frontières, début décembre, le quinquagénaire profite de chaque occasion pour éveiller les consciences sur l’« oppression inique », dit-il, que subissent les Palestiniens.
« En tant que journalistes travaillant à Gaza, le silence du monde nous tue tout autant que les bombes, les missiles et les balles des drones », témoigne-t-il. Depuis le 7-Octobre, 145 journalistes sont morts dans la couverture du conflit, selon le dernier rapport établi par Reporters sans frontières.
La mort de ses proches, en direct
Wael Al-Dahdouh est devenu l’un des Gazaouis les plus célèbres de cette guerre. Dessiné par des street-artistes, son portrait, vêtu d’un casque et d’un gilet pare-balles siglés « press », orne jusqu’aux murs de plusieurs capitales européennes. Car, dès les premières heures du conflit, le journaliste est apparu nuit et jour en direct sur les écrans du monde arabe, majoritairement branchés sur la chaîne qatarie. Calme, didactique, le chef de bureau d’Al-Jazira y a décrit avec précision l’intervention israélienne, fort de sa connaissance de la géographie complexe de cette enclave dont il connaît les moindres détails et où il dispose d’un précieux réseau. Jusqu’à aujourd’hui, aucun journaliste étranger n’a été autorisé à travailler dans la bande de Gaza.
Il était en direct, le soir du 25 octobre 2023, lorsqu’il a appris qu’un missile avait explosé sur la maison de Nousseirat, dans le centre du territoire palestinien, où sa famille avait trouvé refuge. Moment de flottement à l’antenne. Sa femme, Amina, 44 ans, l’un de ses fils, Mahmoud, 15 ans, sa fille de 7 ans, Sham, et son petit-fils, Adam, 18 mois, ainsi que huit autres de ses proches ont été tués. Wael Al-Dahdouh est filmé en direct quand il découvre les corps sans vie des siens. « Vous vous vengez de nous à travers nos enfants », sont les premiers mots qu’il prononce, la voix brisée.
Le 15 décembre, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, le journaliste, visé par des tirs de drones, échappe de peu à la mort. Son collègue caméraman Samer Abu Daqqa meurt après une longue agonie, les secours n’ayant pas eu le feu vert des Israéliens pour intervenir. Trois semaines plus tard, le 7 janvier, c’est au tour de son fils aîné, Hamza, qui travaillait lui aussi pour Al-Jazira, et de son collègue Mustafa Thuraya d’être tués. L’armée israélienne les accusera d’appartenir au Djihad islamique et au Hamas, sans preuve crédible. « Quand ma famille a été visée, quand ma maison a été visée, quand le bureau [d’Al-Jazira] l’a été, et même quand j’ai été blessé, je suis toujours revenu travailler, insiste le journaliste. Et je suis revenu avec encore plus de professionnalisme. C’est ce qui a dérangé Israël », ajoute-t-il, insistant sur le fait qu’à Gaza les journalistes sont tous une cible.
En avril, l’Etat israélien a suspendu la diffusion de la chaîne sur son territoire par le biais d’une « loi Al-Jazira » permettant d’interrompre la diffusion d’un média audiovisuel si le gouvernement le considère comme une « menace à la sécurité nationale ». Le 1ᵉʳ janvier, l’Autorité palestinienne a interdit à son tour à Al-Jazira de poursuivre ses activités en Cisjordanie, furieuse de sa couverture des affrontements à Jénine entre les services de sécurité et des groupes armés locaux, qualifiée par le régime de Ramallah d’« incitation à la sédition ».
Une voix équilibrée et respectée
Né dans une famille d’agriculteurs du nord de la bande de Gaza, qui compte huit autres enfants, Wael Al-Dahdouh est le premier à obtenir son baccalauréat. La première Intifada, fin 1987, le détourne des études de médecine qu’il envisageait : l’adolescent est arrêté, inculpé pour des jets de pierres et condamné à quinze ans de prison. Des sept années finalement passées derrière les barreaux, il dit avoir appris « la patience et la détermination ». Wael Al-Dahdouh y a aussi développé des contacts de premier plan au sein des factions armées palestiniennes.
A sa libération, il n’a plus le droit de quitter l’enclave. A 24 ans, il choisit de suivre le premier cursus de journalisme en Palestine, ouvert à l’université islamique de Gaza. Avec d’autres figures de la presse gazaouie, comme Adel Zaanoun et Rushdi Abualouf, respectivement futurs correspondants de l’AFP et de la BBC, ils forment une génération de « pionniers » qui souhaitent raconter « leur » Gaza, là où ils sont nés et ont été élevés.
Leur apprentissage se déroule sur fond de démocratisation (relative) de l’accès aux chaînes de télévision par satellite. Après un passage par le quotidien palestinien Al-Quds, Wael Al-Dahdouh s’essaie aux reportages « face caméra » sur la chaîne saoudienne Al-Arabiya, avant d’être recruté par sa concurrente, Al-Jazira. Sa connaissance intime de la bande de Gaza le rend vite indispensable : en 2004, pour Al-Arabiya, il est le premier à annoncer la mort du fondateur du Hamas, Ahmed Yassine, tué par un tir d’hélicoptère israélien dans la ville de Gaza.
Malgré les restrictions apportées à la liberté de la presse après l’arrivée au pouvoir du Hamas dans l’enclave, en 2007, le journaliste s’efforce de rester fidèle au slogan d’Al-Jazira : « L’opinion et son contraire ». Chef de bureau, il est constamment sur le terrain. « Les gens le respectent pour sa voix équilibrée », décrit son complice de toujours, Adel Zaanoun, de l’AFP, qui travaille aujourd’hui depuis Chypre.
Une partie de sa famille décimée, grièvement blessé lui-même, Wael Al-Dahdouh a dû prendre la décision « particulièrement amère », dit-il, de quitter Gaza. Mais la trêve annoncée le 15 janvier ouvre un espoir de retour. Il décrit sa « grande maison » à Gaza, où il profitait d’un jardin luxuriant. Aujourd’hui, tout est détruit. Un sourire triste se dessine sur son visage « Je n’ai pas assez profité de ce petit éden, avec ceux qui sont le vrai paradis : ma famille. »