En Cisjordanie, des Palestiniens contraints à fuir leur maison : « Pour moi, c’est une seconde Nakba »
Par Lucas Minisini
Le monde du 12 févier 2025
Un adolescent marche au milieu de la boue à l’entrée du camp de réfugiés de Jénine, le 9 février 2024 en Cisjordanie. LUCAS BARIOULET POUR « LE MONDE » |
Depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu à Gaza, l’armée israélienne multiplie les raids et les destructions dans plusieurs villes et camps de réfugiés en Cisjordanie occupée, forçant des milliers d’habitants à quitter leur quartier. Une situation inédite par son ampleur et sa violence, depuis la seconde Intifada au début des années 2000.
Le cauchemar de Lina Nabil Safaa et Yasmine Nawwas a débuté par le bourdonnement lancinant d’un drone de l’armée israélienne.
Dimanche 9 février, l’engin militaire s’est posté devant les fenêtres des deux voisines de 26 et 28 ans, dans le camp de réfugiés de Nour Shams, à la lisère de Tulkarem, en Cisjordanie occupée. « Par le biais d’un haut-parleur fixé sur le drone, les soldats nous ont ordonné de quitter notre maison dans la demi-heure », raconte d’une même voix les deux mères de famille, rencontrées le lendemain, dans un centre d’accueil d’urgence géré par le Croissant-Rouge palestinien, à Anabta, à 8 kilomètres de chez elles.
Pour quitter les lieux sous la pluie et les tirs d’armes automatiques, et dans le froid, les habitantes de Nour Shams ont dû marcher pendant plusieurs heures, avec leurs neuf enfants et deux autres amies, sur un chemin caillouteux accidenté et pentu. C’est ce que montre une vidéo filmée par les jeunes femmes et consultée par Le Monde. Cette « route très difficile », sur laquelle elles traînaient quelques valises de vêtements remplies à la va-vite, était la seule voie autorisée par l’unité israélienne opérant dans la zone, raconte Lina Nabil Safaa, le poignet bandé après une chute survenue lors de son départ forcé. A cause des rues détruites au bulldozer blindé, qui emporte au passage canalisations et infrastructures, aucune ambulance du Croissant-Rouge n’a pu leur venir en aide.
Dans son appartement, où elle est brièvement retournée le jour même pour récupérer sa carte d’identité oubliée, la jeune Palestinienne a trouvé une dizaine de soldats. « Certains se lançaient des verres dans notre cuisine, en rigolant », affirme-t-elle. Tous les hommes de l’immeuble, dont leurs maris, ont été retenus dans le camp. Selon elles, les soldats israéliens les ont interrogés, puis placés dans un autre bâtiment, d’où ils peuvent donner des nouvelles régulières à leurs proches, par téléphone. « Mes enfants n’arrêtent pas de demander comment va leur père, dit Yasmine Nawwas. Nous sommes très inquiets pour lui. » Au dernier checkpoint de l’armée israélienne, près du village de Bala, les militaires ont indiqué au groupe de femmes et d’enfants qu’il serait impossible de revenir sur place avant « au moins deux semaines ».
Série d’explosions
Depuis le début de l’opération « Mur de fer », lancée le 21 janvier, deux jours après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu entre Israël et le Hamas, contre les groupes armés palestiniens de Cisjordanie occupée, l’armée de l’Etat hébreu a violemment contraint des dizaines de milliers de civils à quitter leur domicile. Selon l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, l’UNRWA, 40 000 personnes ont été forcées de quitter les camps de réfugiés de Jénine, Al-Faara, à Tubas, et, plus récemment, Nour Shams, à Tulkarem, où les incursions militaires se poursuivent. Rien que dans le camp de Jénine, plus de deux cents habitations ont été détruites par les soldats israéliens, dont une vingtaine au cours d’une large série d’explosions simultanées, dimanche 2 février.
Pour les unités sur le terrain, les règles d’engagement autorisant les soldats à tirer auraient été assouplies, selon la presse israélienne. Toute personne soupçonnée de « placer un engin explosif sur une route » ou de « se déplacer en direction d’un checkpoint dans une zone militaire » peut être visée sans sommation, rapporte le quotidien Haaretz. Contactée à ce sujet, l’armée israélienne assure que ses règles d’engagement demeurent inchangées. Dimanche, l’armée israélienne a tué par balle une femme enceinte de huit mois et son mari, dans leur voiture, alors qu’ils tentaient de quitter le camp de Nour Shams. L’armée assure qu’une enquête a été ouverte. « Les méthodes de l’Etat hébreu à Gaza sont désormais appliquées en Cisjordanie », selon Juliette Touma, porte-parole de l’UNRWA.
« Les Palestiniens ont déjà trop souvent vécu comme ça »
Lundi, au cours d’une conférence de presse, le suprémaciste juif d’extrême droite et ministre des finances, Bezalel Smotrich, a promis que Jénine et Tulkarem « ressembleront » bientôt au camp de réfugiés de Jabaliya et de Chadjaya, entièrement détruits par l’armée israélienne pendant les seize mois de conflits dans la bande de Gaza.
Une bonne partie des 8 000 habitants du village d’Anabta, à la sortie de Nour Shams, s’est organisée pour accueillir en urgence les centaines de familles arrivées du camp ces deux derniers jours. En plus de deux centres d’hébergement, la municipalité a aussi prévu d’ouvrir la mosquée de la commune, plutôt que de laisser des déplacés dormir dans des tentes de fortune, en plein hiver. « Toute la bande de Gaza vit dans des tentes et, depuis 1948, les Palestiniens ont déjà trop souvent vécu comme ça », déplore Maher Kana, un adjoint d’Amar Thabet, le maire du village, dont le téléphone sonne en continu. Certains habitants ont proposé leurs appartements vacants, des couvertures et des vêtements chauds.
Lundi, un petit groupe a cuisiné plus de deux cents repas, distribués d’immeuble en immeuble, accompagné par une représentante de l’Autorité palestinienne filmant l’opération avec son smartphone. Le conseiller municipal se dit « effrayé » par cet assaut militaire, le plus long et le plus intense, en Cisjordanie occupée, depuis la seconde Intifada (2000-2005). « La situation change d’heure en heure, regrette M. Kana. Mais nous devons résister et aider tant qu’on le peut encore. »
Multiples raids
Pointant la belle voiture bleue garée devant le centre de l’Association de charité de Jénine, Houda Ghoya précise que ce n’est pas la sienne : son véhicule a été détruit en même temps que son logement, trois semaines plus tôt, pendant le premier assaut de l’armée israélienne à l’intérieur du camp de Jénine. Délogée sur ordre d’un drone de l’Etat hébreu, elle aussi, la mère célibataire a trouvé refuge dans cette dépendance exiguë, détenue par cette ONG palestinienne, avec ses six enfants et sa tante Sabha, qui a « environ 80 ans » et se déplace en fauteuil roulant.
« Je pensais que tout serait réglé en deux heures, ou en quelques jours maximum, donc je n’ai rien pris avec moi, décrit-elle. Ni médicaments, ni papiers d’identité, ni argent. » Même si l’espace pour dormir convenablement manque, la quinquagénaire a tenu à installer des machines à coudre à l’entrée de la pièce. Au chômage forcé, cette employée d’une école maternelle du camp de Jénine reprise les vêtements d’habitants du quartier pour récolter quelques shekels qui lui permettront de nourrir ses proches. Issue d’une famille de réfugiés vivant dans le camp de Jénine depuis quatre générations, elle espère pouvoir louer un appartement dans la ville, silencieuse et presque déserte, seulement traversée par les Jeep blindées de l’armée israélienne, qui patrouillent à vive allure.
Même loin de leur domicile et de ce que les autorités israéliennes décrivent comme des « infrastructures terroristes », les dizaines de milliers de Palestiniens dans le nord de la Cisjordanie subissent encore les violents assauts de l’armée. A Burqin, l’un des villages accolés à Jénine, qui a accueilli entre 4 000 et 6 000 habitants ces trois dernières semaines, pas une semaine ne passe sans de multiples raids de soldats. Le 23 janvier, l’armée a rasé une maison, aujourd’hui en ruine, sur les hauteurs de cette commune vallonnée, où se trouvaient deux hommes « recherchés », selon l’armée, dans le cadre d’une enquête sur un attentat contre un bus à Al-Funduq, début janvier, au cours duquel trois colons israéliens ont été tués. Le 8 février, deux jeunes hommes déplacés du camp de Jénine, eux aussi « recherchés » par l’armée, ont été arrêtés par des soldats, en pleine nuit.
« Un sniper m’a tiré dans la jambe »
Comme dans le camp de réfugiés, tous les accès vers Burqin ont récemment été détruits au bulldozer blindé. Réfugiée dans un centre d’accueil ouvert par la mairie, Mariam Naharti n’arrive pas à se sentir en sécurité, angoissée à l’idée que l’un de ses six enfants – Hacinet, Falestine, Yassin, Yasmine, Ryan et Mohammed – soit interpellé ou, pire, tué au cours de l’un de ces raids. « Pour moi, c’est une seconde Nakba », déclare-t-elle, en référence au départ forcé de centaines de milliers de Palestiniens lors de la création de l’Etat d’Israël, en 1948. Aujourd’hui, ceux qui voudraient tenter de revenir dans le camp de réfugiés s’exposent à une réaction violente de l’armée israélienne.
Au quatrième étage de l’hôpital public de Jénine, à l’entrée du camp, Mohammed Abou Ali ne peut plus se lever de son lit. Après avoir été déplacé de force au début du raid israélien, le jeune homme de 32 ans, dont la famille travaille pour l’Autorité palestinienne, a décidé de se faufiler jusque chez lui, à travers les rues détruites de ce quartier qu’il connaît par cœur. « Un sniper m’a tiré dans la jambe », raconte le trentenaire, près de Massar et Muhammad, sa mère et son frère restés à son chevet.
Avant d’être secourus par le Croissant-Rouge palestinien, Amir et May Fayiz, 35 ans, leurs deux enfants et la mère d’Amir, 75 ans, déjà déplacée de force dans les années 1950, ont dû marcher pendant deux heures sur une route éventrée, le long du camp de Nour Shams.
« Des soldats nous indiquaient le seul chemin à suivre », précise le père de famille, les chaussures boueuses et l’air exténué. Arrivée à l’entrée du centre d’accueil sur les hauteurs d’Anabta, May éclate en sanglots. « Déjà, l’année dernière, au cours d’un raid, l’armée israélienne avait détruit notre maison et nous l’avions reconstruite, confie la jeune maman qui tente de sourire, à côté de son fils portant un sac à dos orné de dessins de super-héros. Mais je dois tenir le coup. » Peu importe les dégâts, le temps nécessaire et les risques, la famille Fayiz se l’est promis : ils retourneront vivre chez eux, dans le camp de Nour Shams de Tulkarem.